This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's books discoverable online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that' s often difficult to discover.
Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the
publisher to a library and finally to y ou.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.
We also ask that y ou:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web
atjhttp : //books . qooqle . corn/
600035142L
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. $31
point admissible, et on iloit justifier de cette cruauté un
père dont les rigueurs n'avaient pas besoin de ce der-
nier acte pour rassurer ses craintes et sauver ses peuples
«lu règne insensé de son fils. Il faut en soulager aussi la
mémoire d'un tribunal dont la haine pouvait à laide
d'un peu de patience recevoir une dernière et funèbre
satisfaction. II faut donc séparer le nom de Philippe II de
ceux de Brutus condamnant ses enfants, de Pierre le
Grand fanant mourir son fils aîné, de Jean II, mi d'Ara-
gon, ordonnant le procès de don Carlos son fils, roi de
Navarre, prince de Yiarme, issu de son premier lit, ou
fermant les yeux sur son empoisonnement, essajé par la
reine Jeanne, sa seconde femme.
Si les louanges de la postérité et l'honneur que distri-
bue l'histoire ne peuvent pas être accordés à Philippe H,
ce modèle de haine contre la France et de despotisme
envers ses sujets, la vérité du moins ne saurait souffrir
que la calomnie \ienne ajouter des flétrissures à ses justes
improbalions.
En présence des événements accomplis et de ceux qui
se préparaient encore, la reine Elisabeth et la princesse
de Portugal étaient dans les larmes; celle-là avait été
constante dans sa maternelle compassion pour don Cnrlos,
celle-ci n'avait pu se départir de la sollicitude, maternelle
aussi, qu'elle avait vouée au jeune prince, lorsque en-
fant encore il était confié h ses soins, avant d'appartenir
à d'autres maîtres. Don Juan, revenant chaque soir au
palais depuis que l'incarcération de l'infant l'avait mis h
l'abri de son inimitié , avait cru devoir essayer les habits
rie deuil ; mais le roi, qui lui-même accordait des pleurs
à son malheureux (ils, interdit à son frère un témoignage
600035142L
600035142L
REINE D'ESPAGNE
(1545-1568).
HISTOIRE
D'ELISABETH DE VALOIS
REINE D'ESPAGNE
;-. i. -,.:-, r. y
PAR LE MARQUS 1)1 PRAT
I* A R I S
TEGHEXER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
53. Rl'E DE L'ARBRE-SE<
Frt3 "i V'.cnnm tï ".' "■■
1 850
£*/ ^. /.
n PRÉFACE.
guerres et de combats sans doute, mais autant de
noblesse de cœur, d'élévation d'âme, d'habileté
dans les négociations; plus de grâces et de char-
mes, l'esprit, le zèle et le savoir dans une égale
mesure. Si chaque bataille, chaque conquête pré-
sentent à l'admiration de la postérité le nom d'un
héros couronné, chaque réconciliation, chaque
trêve offriraient à l'enthousiasme populaire celui
d'un ange de paix qui, sous les traits d'une fille de
France ou sous ceux d'une jeune reine nouvelle-
ment arrivée, rend à la religion, aux lettres, aux
arts, à la prospérité publique, ce calme et cette
tranquillité si nécessaires à leur développement.
La branche issue de François 1" ne compta que
trois générations sur le trône.
Elle se composa de cinq rois, dont le règne
embrassa soixante-quatorze années seulement, du
ltr janvier 1515 au 2 août 1589.
Louis XII avait laissé sa couronne à son gendre,
François Ier; un autre monarque plus grand encore,
Henri IV, la reçut de son beau-frère Henri III; suc-
cession due chaque fois, non pas aux alliances de
ces princes, mais au droit de leur naissance, qui
les rendait légitimes héritiers de leurs prédécesseurs.
Ainsi noblement devancée et remplacée sur le
trône, cette branche d'Orléans- Valois fut digne en
bien des points de ceux dont elle reçut la couronne
et de ceux auxquels elle la transmit.
Malgré les troubles sérieux dont elle fut victime
et les reproches justes et graves qui lui peuvent être
adressés, elle ne manqua point de la gloire qu'ob-
PRÉFACE. m
tinrent dans une mesure différente chacun de nos
rois. Elle fut riche surtout de celle que nous nous
plaisons à signaler aujourd'hui. Les reines, les ré-
gentes, les princesses qui lui appartiennent méritent
toutes dans l'histoire une place que la vénération,
l'admiration ou la crainte doivent environner de
leurs hommages. La gloire les a presque toutes
couronnées; la durée manqua à cette branche vite
éteinte, bien que la fécondité ne lui ait point fait
défaut.
Auprès de quelques rois, que leur malheur ou
leurs habitudes rendirent inhabiles à perpétuer leur
race, nous trouvons de grands princes, François I"
et Henri II, non moins occupés de la stabilité de
leur trône et de sa transmission que de leurs plaisirs
(plaisirs, hâtons- nous de le dire pour justifier du
moins quelques-uns d'entre eux, attachés bien sou-
vent au culte des lettres et à la passion des arts).
Assises près de ces princes, nous signalons de
grandes et de chastes reines, Claude de France et
Catherine de Médicis, dont les nombreux enfants
attestent l'amour conjugal et la fidélité.
Mais pour ne pas nous borner à ces deux noms,
qui tiennent une place principale dans l'histoire du
seizième siècle, nous indiquerons rapidement les
grandes princesses qui, pendant soixante-quatorze
années de ce même siècle, combattirent par leur
énergie, par leur talent, par leur influence, par
leurs prières, tandis que nos rois portaient au loin
leur épée, leur bravoure, leur noble et légitime
ambition.
iv PRÉFACE.
Avant elles, Louise de Savoie, qui fut leur aïeule
ou leur belle-mère, mérite d'être nommée. Le titre
seul de reine faillit à la grandeur de son rang.
Deux fois régente, elle fit pour tranquilliser la
France des efforts aussi nobles et plus heureux que
ceux que le roi son fils faisait au loin pour reculer
ses frontières.
On sait quelle extension le mariage de Claude
avec François Ier ajouta au royaume : le vaste et
puissant duché qu'elle apportait en dot forma dé-
sormais Tune de ses plus belles provinces, et la
plus fidèle entre toutes; le sang des ducs de Bre-
tagne, issus d'ailleurs du sang des rois de France,
l'égalait en noblesse. L'habileté et le bonheur de ce
mariage complétèrent le royaume, bien mieux que
n'auraient pu le faire de plus riches apanages. Pour
que la France parvînt aux limites que la nature
semblait lui avoir fixées, il ne fallait plus désormais
tourner les yeux vers l'Occident ; il ne restait plus
qu'à rêver aux agrandissements qu'obtinrent les con-
quêtes de Louis XIV, à ceux qu'ajouta le mariage
de Louis XV avec Marie Leczinska, à ceux enfin
qui résultèrent trop passagèrement des victoires
d'une république et d'un empire auxquels la gloire
des armes apporta son éclat.
Après Claude de France vint Éléonore d'Au-
triche, veuve d'Emmanuel, roi de Portugal. 11
serait inexact de prétendre qu'elle consola le veu-
vage de François Itr et fixa son humeur incon-
stante; du moins fut-elle le gage d'une alliance avec
Charles-Quint, son frère; elle rendit à la France les
PRÉFACE. v
héritiers du trône, au roi ses joies paternelles, au
pays l'espoir de son avenir.
Malgré les reproches exagérés dont Catherine de
Médicis fut l'objet, cette grande princesse ne fut
point sans gloire personnelle et sans utilité pour
la France. Héritière des comtés de Boulogne et
d'Auvergne, elle apporta de plus au prince qui
devint Henri II les avantages attachés déjà à la
récente mais illustre et puissante noblesse de ses
pères. Nièce de deux souverains pontifes, Léon X et
Clément VH, celui-là l'un des plus grands, celui-
ci l'un des plus saints papes qui aient gouverné
l'Église, elle joignit à la juste célébrité de son nom
les bénédictions et l'alliance de Rome, bénédictions
chères à la religion dans tous les siècles, ambition-
nées en ce temps par la politique. Trois fois ré-
gente du royaume, durant un voyage de Henri II,
la minorité de Charles IX et l'absence de Henri III,
Catherine de Médicis prouva que du moins son
talent et ses forces égalaient son ambition.
Marie Stuart, Elisabeth d'Autriche, Louise de
Lorraine, belles-sœurs entre elles, femmes des trois
derniers Valois et successivement reines, n'exercè-
rent point sur les destinées du royaume l'influence
des augustes princesses que nous avons nommées;
leurs caractères plus frivoles ou plus timides, en
tout cas leur élévation passagère , celle surtout des
reines femmes de François Ier et de Charles IX, ne
leur permirent point de mêler leur action aux évé-
nements et aux intrigues qui se déroulaient sous
leurs yeux; du moins la beauté et la noblesse cei-
vi PRÉFACE.
gnirent avec elles la couronne , et Louise de Lor-
raine unit à ces précieux avantages la pureté de
l'âme, la ferveur de la religion et la fidélité du
cœur.
La branche des Valois fit asseoir ces sept souve-
raines sur le trône de France. Par une inexactitude
que nous permettent la proximité du sang, la simi-
litude du pouvoir et le titre de régente, nous ran-
geons Louise de Savoie parmi elles. Supérieure à
toutes ses belles-filles et petites-filles par l'autorité
qu'elle exerça et par les services qu'elle rendit à la
France, il est juste, ce semble, de l'égaler à elles
par le rang.
Les princesses non moins illustres qui environ-
naient le trône du roi François Ier et celui du roi
Henri II offriraient à l'histoire des études aussi at-
trayantes. Madeleine, mariée à Jacques Stuart, roi
d'Ecosse; Marguerite, femme d'Emmanuel -Phili-
bert, duc de Savoie; Claude, épouse de Charles II,
duc de Lorraine; une deuxième Marguerite, à la-
quelle le roi Henri IV conserva son titre de reine
de Navarre, et paya le tribut d'une amitié cheva-
leresque en lui retirant sa fidélité et son amour,
telles sont les filles de France qui, chacune, ou par
leur participation aux affaires de l'État, ou par leur
influence sur des princes étrangers devenus leurs
époux, méritent plus de place dans la mémoire et
dans la reconnaissance du pays que ne leur en a
faite l'histoire.
Nous nous contenterons seulement de les avoir
nommées, et de les avoir appelées ainsi en témoi-
PRÉFACE. vu
gnage de cette vérité, que les reines et les princesses
de France ont toujours été pour beaucoup dans
l'éclat de la couronne et dans la grandeur du pays.
Nous la confirmerons aujourd'hui par une autre
vie. Si nous paraissons nous écarter de notre pensée
en suivant au loin notre héroïne, nous lui demeu-
rerons toujours fidèle cependant, puisque les ver-
tus, la constance qu'elle fit éclater sur un trône
étranger, dans les difficultés et les traverses qui ac-
cablèrent ses dernières années, jettent un reflet de
noblesse sur la maison dont elle était issue, sur la
patrie vers laquelle se tournaient ses regards et se
dirigeait son cœur.
Nous choisirons entre tant de grandes princesses,
dignes chacune de louanges et de mémoire, Elisa-
beth de Valois, fille de France, reine d'Espagne.
Elle était sœur de la duchesse de Lorraine et de
la reine de Navarre; elle fut plus grande que l'une
et que l'autre par ses destinées, plus infortunée par
sa mort prématurée, plus intéressante qu'elles peut-
être par les drames qui se déroulèrent sous son
règne et qui accompagnèrent sa trop courte exis-
tence. Le charme du mystère et le culte du malheur
nous ont inspiré cette préférence; puisse la lumière
avoir accompagné nos recherches, autant que la
conscience et l'attrait les ont dirigées!
VIE
D'ELISABETH DE VALOIS
REINE D'ESPAGNE.
CHAPITRE PREMIER.
naissance d'Elisabeth de valois.
Le grand règne du roi François I" approchait de son
terme , et la vie de ce prince arrivait à son déclin ; il était
cependant riche d'années à venir si Ton considère son
âge, mais les plaisirs avaient hâté sa vieillesse; quant aux
travaux et aux combats , ils l'avaient impunément occupé.
Ce n'est pas qu'il se fût ménagé lorsqu'il avait été ques-
tion de puissance et de gloire pour son nom et pour la
France; il avait tout exposé, sa personne et peut-être la
fortune du pays, pour donner à sa couronne et au royaume
une grandeur nouvelle et un éclat de plus. Sa jeunesse,
sa constance, sa bravoure, son étoile, avaient heureuse-
ment triomphé des dangers et des fatigues; elles l'avaient
rendu supérieur à ses échecs eux-mêmes; mais le plaisir
le trouva moins invulnérable; il languissait déjà du mal
auquel il ne devait pas tarder à succomber, lorsque le
4
2 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
\ 3 avril 4 545, entre onze heures du soir et minuit, naquit
au château de Fontainebleau sa petite-fille Elisabeth de
Valois. Elle fut une des dernières joies intimes de sa vie.
Par un rapprochement assez singulier, ce fut Éléonore
d'Autriche, sœur de Charles-Quint, femme de François I",
qui reçut en ce monde cette princesse , sa belle petite-
fille. Quinze ans plus tôt, quittant l'Espagne pour la
France, elle y avait apporté la paix. Cette royale enfant,
chargée par le ciel de la même mission, devait quatorze
ans plus tard s'éloigner de la cour de France pour mon-
ter sur le trône d'Espagne. Épousant le fils de Charles-
Quint , elle renouvela les bienfaits dont Éléonore d'Au-
triche lui avait donné l'exemple et semblait lui jeter le
sort en la prenant dans ses bras.
Cette seconde naissance (François, duc de Bretagne,
était venu au monde deux ans auparavant) justifia l'amour
et l'espérance dont le roi et le Dauphin environnaient la
Dauphine. « Tardive à concevoir, selon le naturel des
femmes de la race de Médicis1, » elle était demeurée
mariée dix années sans donner aucun signe de mater-
nité; nombre de courtisans et de politiques insistèrent
pour qu'elle fût répudiée, mettant en avant « le besoin
d'avoir lignée en France ; mais ni l'un ni l'autre n'y vou-
lurent consentir, tant ils l'aimaient a. »
Destinée à devenir un lien d'amitié entre les deux plus
puissants royaumes de l'Europe , la princesse naquit sous
les auspices de la paix. Celle-ci avait été amenée par la
gloire; la prise de Nice en \ 543 , le gain de la bataille de
Cérisoles en avril 1544, n'étaient point étrangers aux
négociations que le 48 septembre de la même année
1 Brantôme. — 2 Idem.
VIE D'ELISABETH DE YALOIS. 3
consommèrent les traités de Crespy. Pour que la même
influence ne cessât point de se développer autour d'elle,
le 7 juin 1546, la France concluait avec l'Angleterre une
paix non moins féconde en avantages que celle qui deux
ans plus tôt avait mis un terme aux guerres avec l'Empire.
Brantôme recueille et signale ces faits en ces termes :
« Lorsqu'elle naquit à Fontainebleau, le Roy, son grand-
père, et ses père et mère, en firent une très-grande joie,
et vous eussiez dit que c'était un astre heureux envoyé
du ciel pour apporter tout bonheur à la France , car son
baptême y apporta la paix comme son mariage. Voyez
comme les bonnes heurs se rassemblent en une personne,
pour les distribuer par diverses occurrences; car alors la
paix se fit avec le roy Henry d'Angleterre.... Et à la
naissance et au baptême de la princesse se firent aussi
grandes réjouissances qu'à celles du petit roy François
dernier. »
La reine Éléonore d'Autriche, femme du roi Fran-
çois Ier, et madame la princesse de Navarre, furent les
marraines d'Elisabeth (. Ce fut un transfuge du catholi-
cisme, Henri VIII, roi d'Angleterre, que le roi de France
lui donna pour parrain : choix auquel présida l'intérêt de
la politique, et non l'esprit de la religion. Mais par une heu-
reuse contradiction entre cette influence étrangère et ses
propres penchants, par une admirable supériorité de son
attrait et de sa volonté sur les entraînements de l'exemple,
elle demeura toujours fidèle à la foi de ses pères et
des deux grandes nations qui partageaient son existence.
Henri VIII lui imposa ce nom d'Elisabeth, qu'en un jour
de colère et d'amour inconstant il avait flétri par le
1 M. Louis Paris, Négociation sout François II, page 893.
4.
4 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sceau de l'illégitimité dont il marquait la fille d'Anne
de Boulen.
Il le réhabilitait alors; il l' éleva dans la suite à la hau-
teur de la couronne par l'acte réparateur qui contenait ses
dernières volontés; il l'environnait de grâces en l'attri-
buant à la jeune princesse, qui devait le porter noble
et pur dans les difficultés d'une vie orageuse et les
dangers d'une cour où l'intrigue se dénouait souvent
par le crime.
Un demi- siècle plus tard, une autre fille de France,
fille d'un autre Henri et d'une autre Médicis , destinée à
son tour au trône d'Espagne, au lit d'un nouveau Phi-
lippe, recevait, par une première analogie qui semblait le
présage de tant de similitudes, le même nom d'Elisabeth.
Ce nom, glorieux par son origine biblique, ravissant par
les parfums que répandit sur lui une deuxième patronne ,
la reine de Hongrie , ne cessa pas d'être noblement porté
par toutes les filles de France. La dernière d'entre elles
à laquelle il fut donné acheva de le rendre auguste et saint
par les vertus de sa vie et par le martyre, qui, faute de la
couronne et du sceptre pour lesquels elle semblait née,
lui décerna la palme et l'auréole.
Pour parfaire les liens qui unissaient la cour et le
royaume de France au royaume et à la cour d'Angleterre,
pour compléter l'adoption spirituelle qui attachait la prin-
cesse à Henri VIII, elle fut promise à Edouard VI , son fils,
fils aussi de Jeanne Seymour. La mort enleva ce jeune roi
avant qu'il eût atteint sa majorité. Ce deuil préserva la
conscience et le cœur d'Elisabeth des dangers d'une lutte
contre les doctrines protestantes, qui firent de rapides
progrès en Angleterre sous ce règne de courte durée;
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 5
peut-être aussi lui évitèrent-ils le malheur d'une chute en
présence des influences et des intérêts qui l'auraient envi*
ronnée et assaillie.
Le 34 mars 4547, François Ier mourait à l'âge de cin-
quante-trois ans, au château de Rambouillet. La postérité
Ta nommé père et restaurateur des lettres; il méritait encore
les titres de grand, de brave, de magnifique, que lui ont
donné quelques biographes et quelques historiens. Les
fautes incontestables de sa vie ne sauraient lui faire
perdre les droits acquis par ses qualités à l'admiration
publique.
Il mourut, du reste, corrigé par l'expérience de la
plupart de ses défauts. Quelques auteurs tiennent pour
assuré que si le terme de ses jours eût été retardé, et
si la persévérance eût accompagné ses résolutions , la fin
de son règne eût donné à la France d'heureuses et de
florissantes années '.
La pénurie des finances avait si souvent entravé ses
succès qu'une de ses premières applications avait été d'en
réparer le désordre; à sa mort, le trésor royal, exempt
de dettes, contenait plusieurs millions9, indépendamment
du revenu courant de l'année. L'on peut juger à ce détail
que le pays n'était point arrivé à l'état d'épuisement où
l'on disait que ce prince l'avait conduit.
Ce fut dans cette situation de prospérité publique et de
paix assurée que le roi François Ier laissa la France lorsque
le Dauphin lui succéda sous le nom de Henri II, âgé de
1 Brantôme, Vies des hommes illustres et grands capitaines français,
discours 45*. — P. Anselme, Histoire générale de la maison de France,
page 4Î9.
* Brantôme, Vie des hommes illustres et grands capitaines français,
discours 61 «. — Varillas, Vie de François /<r, livre xne.
6 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
vingt-neuf ans. Il reçut avec le dernier soupir de son père
de derniers conseils qui n'étaient « point inférieurs aux
remontrances de saint Louis pour Philippe le Hardy l . »
« Henri II était de tempérament et d'inclination le por-
trait au naturel de Louis XII , son aïeul maternel 9. » Cette
ressemblance n'avait point été pour François I" une raison
de préférence; ses prédilections avaient été accordées à
François, duc de Bretagne, frère aîné de Henri, mort
par le poison à l'âge de dix-neuf ans, et surtout à Charles,
duc d'Orléans, son frère cadet, mort à l'âge de vingt-trois
ans, d'une maladie, peste8 ou pleurésie4, contractée par
imprudence. Il ressemblait au roi son père d'humeur et
de visage*; mais la Providence est sans égards pour ces
prédilections dans le choix qu'elle fait des souverains.
Elle donne aux peuples, aux princes, aux rois eux-
mêmes, la leçon de leur dépendance, l'enseignement de
leur instabilité et l'exemple de sa toute-puissante domina-
tion; les chutes et les élévations qu'elle permet en sont la
preuve. Ses prédestinations sont irrésistibles. Ceux qui se
glorifient d'élire ou de renverser, de reconstituer ou de
maintenir, ne sont que les instruments aveugles d'une
volonté qui ne connaît point d'obstacles. Les nations sont
toujours mineures entre les mains de cette Providence;
les princes établis par elle sont ses ministres, et rien de
plus. L'honneur, le droit et la force de leur mission royale,
quelle qu'en soit l'origine, vient de cette délégation d'en
haut, et de nulle autre cause en ce monde.
C'est par ces vicissitudes et par un tel arrêt que le duc
1 Varillas, Vie de François J"", page 64 4 . — * /<*., p. 644. — 3 Id., id.
* P. Anselme , Histoire générale dé la maison de France.
5 Varillas, Vie de François /•»", tome XII, page 509.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 7
d'Orléans fat amené au droit d'héritier de la couronne,
puis, sous le nom de Henri II, au titre de roi, dont pen-
dant dix-huit ans l'avait éloigné l'existence de François
de France , Dauphin de Viennois et duc de Bretagne. Il
justifia cette haute destinée par sa valeur personnelle et
par la grandeur qu'il sut conserver à la France. Si, le
30 juin 4559, les hasards d'un tournois, donné pour la
célébration des mariages des princesses ses filles, n'avaient
pas mis une fin prématurée à ses jours, peut-être aurait-il
évité à ses fils la honteuse décadence dans laquelle s'étei-
gnit leur race, et à la France les mauvais jours qui, sous
leur gouvernement, vinrent souiller et ensanglanter son
histoire.
Les quarante et un ans de cette existence et les douze
années de ce règne eurent la gloire pour but et pour
emploi; cette gloire ne fut pas même troublée par les fai-
blesses du monarque.
Celles-ci, dont nous ne prétendons point faire l'apo-
logie, eurent du moins un grand caractère. La duchesse
de Valentinois, sur laquelle le cœur de Henri H égara ses
préférences, joignait à la beauté, cause de ses chutes,
à son esprit, auxiliaire de ses charmes, un amour des arts
et un culte de la bravoure qui ne permirent jamais au
prince qu'une défection et une infidélité, celles qui l'ame-
naient à ses pieds. La magnificence de Henri II fut toute
royale, son courage fut tout français. Le connétable de
Montmorency, témoin de ses beaux faits, et juge compé-
tent en cette matière, lui disait et répétait souvent :
« Sire, sire, si vous voulez faire cette vie, il ne faut plus
que nous façions d'estat de roy, non plus que d'un oyseau
sur la branche, et qu'ayons une forge neufve pour en
8 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
forger tous les jours de nouveaux, si tous les autres veu-
lent faire tout de mesme que vous \ »
Aussi la reine Catherine de Médicis, dont F esprit et la
beauté auraient dû mériter et fixer pour toujours l'amour
du roi son époux, voyant que la couronne qu'ils portaient
ensemble ne perdait rien de son éclat par ses fautes,
cessa désormais une lutte inutile, et souffrit un ascendant
qui la désolait sans doute, mais qui du moins n'abaissait
pas la royauté et n'épuisait pas la France. Elle supporta
d'injustes préférences, qui, du reste, n'étaient pas un
complet délaissement. Les nombreux berceaux qui l'en-
vironnaient la consolaient de la solitude trop fréquente de
sa couche royale. Par compensation du cœur inconstant
qui lui échappait, elle s'occupa de captiver ceux de ses
enfants, et elle établit ainsi l'influence souveraine, heu-
reuse parfois, et trop souvent fatale, qui, sous le règne de
ses fils, assura son autorité. Sans préjudice de la bra-
voure, qui ne leur fit point défaut au besoin, et dont
l'âme élevée de Catherine leur donnait les leçons, elle
leur communiquait avec son sang italien l'amour des let-
tres et des arts, tandis que l'alliance des races d'Âlbret
et de Foix faisait prédominer chez les Bourbons l'instinct
belliqueux et la passion des armes.
Tels furent les auspices sous lesquels naquit Elisabeth
de Valois, et telle fut l'influence sous laquelle elle fut
élevée.
La première année de sa vie se passa à la cour du roi
François Ier, et les treize suivantes à celle du roi Henri II,
son père. Durant ces quatorze années, elle n'offre rien à
l'étude ni à l'histoire, si ce n'est le germe des vertus qui
1 Brantôme, Vie des hommes illustres, Henri IL
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 9
la rendirent l'idole de l'Espagne ', le sentiment de piété
filiale et d'amour patriotique qui la trouvèrent toujours
fidèle, et les premiers traits d'une beauté qui lui valurent
l'admiration de ses sujets et l'éloge de ses biographes.
Brantôme, le premier et presque le seul écrivain qui ait
consacré à sa mémoire des lignes exclusives, la qualifie
de princesse la meilleure qui ait été de son temps, et autant
aimée de tout le monde. Puis il parle en ces mots des qua-
lités de son esprit et des dons physiques qui lui furent
départis:
« Sa taille était très-belle et plus grande que toutes ses
sœurs, qui la rendait fort admirable en Espagne; et cette
taille, elle l'accompagnait d'un port, d'une majesté, d'un
geste, d'une marche, et d'une grâce entremêlée de l'Es-
pagnole et de la Française , en gravité et en douceur.
a Cest une très-belle princesse, et très-agréable, et de
fort gentil esprit, et qui sait toutes les affaires d'État du
roi son père, et y est fort rompue, aussi l'y nourrit-il fort.
« Elle avait un beau savoir comme la reine sa mère
l'avait faite bien étudier par M. de Saint -Etienne, son
précepteur, qu'elle a toujours aimé et respecté jusqu'à
sa mort.
« Elle aimait fort la poésie, et à la lire; elle parlait
bien, avec un fort bel air, tant français que espagnol, et
y avait une fort bonne grâce.
« Son langage espagnol était aussi beau , aussi friand
et aussi attirant qu'il était possible, et l'apprit en trois ou
quatre mois qu'elle fut là9. »
Saint-Réal rend à sa beauté les mêmes témoignages.
1 P. Anselme, Histoire de la maison royale de France, t. Ier, p. 435.
3 Brantôme, Dames illustres françaises et étrangères, discours 4*.
10 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
« Autant de fois, dit-fl, qu'elle sortait en public, c'était
autant de triomphes pour elle; il était si difficile de la voir
sans l'aimer, que c'est encore aujourd'hui une tradition
dans la cour d'Espagne qu'il n'y avait point d'homme sage
qui osât la considérer en face. Enfin, s'il est vrai, conti-
nue-t-il, que la beauté soit une espèce de royauté natu-
relle, on peut dire que jamais reine ne fut plus reine
qu'elle. »
Ailleurs, Brantôme, réunissant dans un même tableau
les deux figures d'Élisabe thde Valois et de Claude de
Valois, sa sœur, passe du récit à l'enthousiasme.
« Je commencerai, dit-il, par son ainée, madame
Elisabeth de France, ou plutôt il faut appeller la belle
Elisabeth du monde, pour ses rares vertus et perfec-
tions, etc. '. »
Il ne nous est pas donné d'en recueillir ni d'en dire
davantage sur les années d'enfance d'Elisabeth, ni sur
celles de sa première jeunesse; elles furent pleines de la
grâce et de la bonté qui préparèrent ses succès, des efforts
qui développèrent ses vertus, de l'esprit et des charmes
qui amenèrent sa grandeur.
La France l'adorait dès le berceau; elle était son espoir
par le projet de ses alliances. Sa royale famille la contem-
plait avec un légitime amour et un noble orgueil.
Ce n'est qu'en l'année 4557, à l'âge de quatorze ans,
qu'elle commence à appartenir à l'histoire; c'est à cette
date seulement que nous allons l'étudier et l'admirer pour
chercher à lui rendre une partie de l'honneur que réclame
sa mémoire.
Mais avant d'entrer dans ce sujet, il faut, pour le pré-
1 Brantôme, Dames illustrts françaises et étrangères, discoure 60.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 11
parer et pour l'éclaircir, voir et connaître quel était le
prince, quelle était la nation, auxquels elle devait se con-
sacrer, et quels événements, quels caractères, quels per-
sonnages amenèrent les difficultés et les catastrophes qui
signalèrent les neuf années qui lui restaient à vivre et à
régner.
CHAPITRE DEUXIÈME.
NAISSANCE, ÉDUCATION, RELIGION DE PHILIPPE II.
L'un des traits dominants du caractère de Philippe II
fut son attachement à l'Église romaine. L'empereur
Charles-Quint, son père, lui en avait donné l'exemple.
La joie que, le 21 mai 4527, sa naissance lui causa eut
presque dans son transport et dans sa reconnaissance le
caractère d'une consécration : le prenant entre ses mains,
il l'éleva vers le ciel , et pria Dieu d'en faire un successeur
heureux et catholique de sa couronne ! ; l'épiscopat et les
plus grands seigneurs d'Espagne avaient été appelés à son
baptême. Après l'avoir placé sous la protection de Dieu et
de l'Église, l'empereur, voulant l'environner du dévoue-
ment de sa noblesse, lui donna pour parrains deux de
ses plus magnifiques représentants, les ducs d'Albe et de
Béjar; mais, par une contradiction qui semblait démentir
ces manifestations religieuses , et combattre l'influence qui
le dominait dès le berceau, on apprit, presque à l'heure
même où le jeune prince devenait un nouveau chrétien ,
que les armes impériales avaient emporté d'assaut la ville
de Rome, et que le pape était prisonnier de Charles-
Quint. L'allégresse éprouvée à la naissance de dom Phi-
lippe se changea-t-elle en profonde tristesse ? Dieu seul le
sait; du moins les fêtes préparées pour le baptême se con-
vertirent en signes de deuil.
Ce fut à son éducation surtout que le prince dut son
attachement convaincu au catholicisme. Remis entre les
mains de prêtres savants et zélés, que dirigeait le grand
1 Jean de Ferreras, Histoire d'Espagne, tome IX, page 83.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 13
commandeur de Castille, il puisa dans leurs enseigne-
ments, plus encore que dans son origine, l'horreur qu'il
ressentit toujours pour les idées nouvelles; mais ce qu'il
ne trouva qu'en lui-même, ce fut le caractère sombre que
dans la suite il donna à sa dévotion, et la cruelle sévérité
dont il accompagna toujours son zèle. Lorsque l'ardeur
religieuse se porte aux excès auxquels se livra trop sou-
vent le roi d'Espagne, elle ne procède plus de l'inspiration
d'en haut : elle naît de suggestions ennemies, qui, pour
que la vérité demeure impuissante, commencent par la
rendre odieuse; elle n'est plus la forme du catholicisme,
mais elle est le masque emprunté par des passions mau-
vaises pour servir des intérêts coupables. Rome elle-même
désavouait ou menaçait de son désaveu l'Inquisition,
cette forme cruelle inventée par la politique, et imposée à
la religion; elle en combattait du moins les applications
excessives.
En 4559, l'évêque de Terracine, nonce du pape en
Espagne, voulut, au nom du chef de l'Église, son souve-
rain, intervenir dans les jugements de ce redoutable tri-
bunal, et tempérer ses rigueurs, s'il ne lui était pas per-
mis d'y mettre un terme. C'était la première mission que
lui imposaient ses instructions. Il lui fut obstinément
refusé de la remplir; l'Inquisition entendait demeurer
indépendante, et sans aucun contrôle de cette autorité
sacrée au nom de laquelle elle prétendait agir \ Ce fut à
l'influence de sa politique personnelle , à son aveuglement
peut-être, qu'il faut attribuer les persécutions dont la
mémoire de Philippe II est justement chargée. Aux heures
1 M. Louis Paris , Négociations sous François II, page 292. — L'évêque
de Limoges au roi.
14 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
de ses cruautés, sa foi n'était plus son conseil, elle était
le voile dont il couvrait ses intérêts, et Tanne empruntée
par son humeur arbitraire, vindicative et implacable '.
Il faut avouer cependant, tout en reconnaissant le mal
incontestable que l'Inquisition produisit en Espagne,
qu'elle y fut la conservatrice de la foi. Elle seule eut aussi
la puissance de la préserver de ces massacres, de ces
guerres religieuses, qui ensanglantèrent, dans le courant
du même siècle , les États voisins.
Philippe II voyait non pas une réforme, mais une révo-
lution tout entière dans le succès des idées et des dogmes
luthériens; il sentait son trône s'ébranler avec l'autel; il
comprenait qu'une insurrection générale des peuples était
en germe dans cette innovation. La soif de l'autorité, bien
plus que l'amour de la vérité, animait ces modernes apô-
tres. L'ordre, la paix et les lois, étaient menacés par les
voix qui attaquaient le catholicisme. Le roi assistait de
loin aux discordes sanglantes de la France; il enregistrait
avec horreur les cruautés que l'établissement de cette
religion nouvelle inspirait à Elisabeth. Si l'on ne pouvait
les éviter, ne valait-il pas mieux les commettre au profit
de la foi que de les subir pour prix de l'erreur? Il se sou-
venait des inquiétudes que la ligue de Smalkalde avait cau-
sées à l'empereur son père; sa victoire à Muhlberg, rem-
portée sur l'électeur de Saxe et le parti protestant, avait
été bientôt suivie de la convention de Passau , et plus tard
enfin de la paix d'Augsbourg. Ces alternatives, et surtout
ces résultats, lui semblaient un échec pour l'honneur
aussi bien que pour l'intégrité de la foi et de la couronne.
1 Watsoh, Histoire de Philippe //, tome I", discours préliminaire y
(>age vt.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 15
Philippe II remplaça la guerre civile par des supplices,
les champs de bataille par des échafauds; il y eut à cet
échange plus de transes particulières, mais moins de per^
tnrbations générales. L'ordre public ne fut point troublé;
le sang répandu ne fut pas moins considérable peut-être
que celui qu'il aurait fallu verser dans les combats, mais
il fut mieux choisi. Cette comparaison établie laisse-t-elle
le roi d'Espagne aussi cruel , aussi odieux , aussi coupable
en ce point que le prétend l'histoire, et que nous en con-
viendrions avec elle si nous ne considérions que l'Inquisi-
tion en elle-même, abstraction faite des maux qu'elle
prévint et de ceux qu'elle remplaça?
Philippe II ne crut point appeler le glaive et les cala-
mités sur l'Espagne en y introduisant l'Inquisition; il
pensa choisir le moindre des maux nécessaires, et comme
David, qui ne pouvait éviter tous les fléaux annoncés à
Jérusalem, il prit celui d'entre eux qui lui parut le moins
éprouver ses peuples. Nous n'entendons point faire ici
l'apologie de cette institution sanglante, mais seulement
soulager un peu la mémoire de Philippe II des rigueurs
auxquelles il participa, et rappeler que dans la condamna-
tion méritée par les hommes et par leurs actes, il faut tenir
compte des passions des partis, de l'esprit du siècle,
des périls de l'époque. Les mesures extrêmes sont souvent
une nécessité des temps, et les excès qui les amènent,
et qu'elles châtient, ne font jamais l'éloge, mais sont tou-
jours l'excuse de leur violence.
II faut encore rendre à Philippe II la justice que l'Inqui-
sition, cette déplorable cause des troubles et des malheurs
de la Belgique, n'y fut point introduite par ses ordres,
bien que, pendant quelque temps, elle se soit exercée en
16 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
son nom et à son profit : elle avait devancé son règne '.
Le roi lui-même s'excuse du surcroît de rigueurs dont ou
lui prêtait l'intention. Le 6 mai 1566, il écrivait à Mar-
guerite de Parme, sa sœur naturelle, gouvernante des
Pays-Bas. Il lui mandait, entre autres choses : « Quand à
la nouvelle té que aucuns sèment que j'avois voulu intro-
duire au regard de l'Inquisition, je vous ai déjà par
plusieurs fois écrit, et dit aux députés d'État et villes
particulières , qui sont été par deçà , que je n'y ai jamais
pensé, et en pouvez bien assurer un chacun9. »
En la même année de nombreux évêcbés furent établis
en Belgique. Par la mission et l'autorité données aux pré-
lats qui les occupaient, ils formèrent bien une sorte d'In-
quisition nouvelle *, mais plus douce cependant que celle
qu'ils remplaçaient. Le nom d'inquisition, le rôle d'inqui-
siteur, furent effacés et retranchés.
Philippe II, donnant cette forme moins sévère à la
protection qu'il ne cessait cependant pas d'accorder au
catholicisme , se félicitait d'avoir détruit ce tribunal dans
les Pays-Bas, et il mandait à Marguerite de Parme :
« Après longue et mûre délibération, j'ai voulu accom-
moder ceci, et est ma résolution que, étant l'exercice de
la juridiction épiscopale établie comme de droit appar-
tient, je suis content que ladite inquisition cesse \ »
Philippe II mit toujours son autorité royale au service
de la religion, mais trop souvent il appela la religion à
l'aide de ses intérêts. Il confondit ensemble ces deux
1 Strada, De bello Delgico. Roma, 4687, page 253.
2 Mémoire pour l'histoire de Flandres- Amsterdam, 4729, page 248.
3 Strada, De bello Belgico. Roma, 4687, page 258.
4 Mémoire pour l'histoire de Flandres, tome II, page 369.
ME D'ELISABETH DE VALOIS. 17
causes, qui, tout en s'appûyant l'une sur l'autre, doivent
demeurer distinctes. « C'est chose importante qui peut
porter grand préjudice à mes affaires et à notre sainte foi
catholique, » disait-il dans une de ses dépêches. Et plus
tard, en 4579, lorsque le prince d'Orange, qu'il avait
proscrit, fut assassiné par Gérard, mêlant toujours, au
détriment de l'Église, sa cause sacrée avec celle de la
politique : « Si ce coup eût été porté il y a deux ans ,
s'écriait -il, la religion catholique et moi y aurions
gagné1. »
Philippe II gouverna la foi comme ses intérêts; il iden-
tifia les progrès de sa puissance avec les progrès de la
religion; il les aida des mêmes moyens, souvent barbares,
et malgré le désaveu que lui donnait le véritable esprit du
catholicisme , il lui imposa sa protection dans la mesure
et selon la forme que lui suggérait son esprit personnel.
Cest ainsi que l'Inquisition, abandonnée en Belgique
ii près trop d'exécutions et de troubles, repoussée à Naples
et en Sicile, fut en Espagne une de ses armes les plus
redoutables.
En étudiant l'usage qu'il en fit, il devient évident, à
nos yeux du moins, que cette institution, loin de résul-
ter d'une usurpation du pouvoir spirituel sur le pouvoir
temporel, constituait un tribunal royal, muni d'armes
religieuses, et que les inquisiteurs ne furent que des fonc-
tionnaires royaux, auxquels ne pouvaient échapper ni
princes de l'Église ni princes du sang, quelque garantis
qu'ils fussent d'ailleurs par les lois et par leur grandeur *.
Il n'est point dans notre plan de traiter ici ces graves
1 Correspondant, n° du 25 avril 185?.
2 L. Rancke, Histoire des Osmanlis et de la monarchie espagnole, p. 2o3
2
18 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
questions; nous les touchons* seulement, parce qu'elles
appartiennent au règne de Philippe II , qu'elles révèlent
son caractère, et que le prince auquel fut unie Elisabeth
de Valois, les hommes et les choses au milieu desquels
elle vécut, les événements qui précédèrent ou suivirent
son mariage, sont liés en quelque sorte au trop court
passage de cette princesse sur le trône d'Espagne.
CHAPITRE TROISIÈME.
AMBITION ET PUISSANCE DE PHILIPPE II.
L'empereur Charles-Quint n'avait pas attendu la mort
pour renoncer à la vie. Voulant se reposer du monde et
se soulager des grandeurs avant le jour de l'éternité, il
avait remis ses royaumes et ses affaires entre les mains
de l'infant don Philippe. Craignant que le poids subit de
tant de couronnes qu'il possédait, ou par le droit de sa
naissance ou par le succès de sa politique , n'écrasât le
prince son fils , il ne les lui avait transmises que succes-
sivement.
En 4554, il adiqua en sa faveur les royaumes de
Naples et de Sicile, afin que son mariage avec Marie
d'Angleterre se fit avec plus de majesté.
En 4 555 , il se dépouilla solennellement des États hé-
réditaires de Flandre et de Bourgogne et de la grande
maîtrise de l'ordre de la Toison d'or; il ajouta cette
puissance et ces honneurs à ceux que le roi don Philippe
tenait déjà de ses bienfaits.
En 1556, l'empereur se déchargea sur son fils des
soins de la monarchie espagnole, et cette nouvelle éléva-
tion donna au roi de Naples le titre plus éminent encore
de roi d'Espagne sous le nom de Philippe II.
Ce fut en cette circonstance que celui-ci montra , par
son langage, une habileté et une sagacité peu communes.
« Votre Majesté Impériale, dit- il à l'empereur Charles-
Quint en recevant la couronne d'Espagne, me charge
d'un pesant fardeau. Je ne me sens point capable de
suivre les grands exemples qu'elle m'a donnés ni de rem-
t.
20 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
plir le grand vide qu'elle laisse; je n'accepterais point
cette démission, si je n'étais persuadé qu'elle aidera à
prolonger la vie de Votre Majesté impériale , dont au reste
je tâcherai d'imiter les vertus en partie, l'homme le plus
accompli étant dans l'impossibilité de les pouvoir retracer
toutes. »
Enfin , en 4558, Charles-Quint, voulant compléter le
sacrifice mystérieux qui devait couronner son repos, et
le conduire à son dernier terme avec le calme de la con-
science et dans le recueillement de la solitude, fit re-
mettre aux électeurs par Guillaume, prince d'Orange,
sa renonciation à l'empire et les insignes de sa dignité
impériale.
Ferdinand d'Autriche, frère de Charles-Quint, déjà roi
des Romains, de Bohême et de Hongrie, fut, le 4 8 mars,
élu empereur. Six mois plus tard, le 24 septembre 4558,
la mort justifiait la prévoyance de Charles-Quint. Ce
prince, âgé de cinquante-huit ans seulement, passait
dans l'autre monde, et arrivait sans doute, selon l'espoir
de sa foi, à la possession de royaumes inconnus, plus
immenses et plus riches que ceux qu'il avait réunis sous
son sceptre.
Mais l'ambition de Philippe II surpassait encore sa
puissance et ses trésors. Veuf en 4545 de la princesse
dona Maria de Portugal, il monta en 4554 sur le trône
d'Angleterre aux côtés de Marie, fille de Henri VIH, sans
s'effrayer des onze ans que cette princesse avait de plus
que lui. Il avait partagé son titre, mais non pas son auto-
rité, faible compensation à la disproportion des âges.
Déchu par un second veuvage des honneurs qu'il tenait
d'elle * après avoir eu Elisabeth d'Angleterre pour belle-
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 21
sœur, après l'avoir désirée pour femme, il avait, à deux
reprises différentes, et sous prétexte de zèle pour les inté-
rêts de la religion, déclaré la guerre à cette grande reine,
au préjudice de ses flottes et de ses armées.
Il est permis de penser que le soin de sa grandeur,
plus que l'ardeur de sa foi, avait inspiré cette folle et
gigantesque entreprise; il n'en retira point le fruit qu'il
s'en était promis. On sait quel fut , en 4 588 , le sort de
l'invincible Armada et celui de la seconde expédition,
par laquelle il se flattait de réparer les désastres de la
première. Couvrant alors son dépit du voile de la rési-
gnation, il répondit aux messagers qui lui annonçaient
sa défaite : « J'avais envoyé combattre les Anglais, et
non pas les tempêtes. Que la volonté de Dieu soit faite. »
II se flattait par là de dissimuler qu'aux tourmentes et au
naufrage s'était jointe l'habileté de l'amiral Drake, qui,
à la tête des escadres anglaise et hollandaise, avait
achevé l'œuvre de la mer et des vents. Continuant cette
feinte et cet oubli, il écrivait au saint-père : « Je remercie
l'arbitre suprême des empires, qui m'a donné le pouvoir
de réparer aisément un malheur, que mes ennemis ne
doivent attribuer qu'aux éléments qui ont combattu pour
eux. » Enfin, pour que rien ne manquât au caractère pure-
ment providentiel qu'il voulait donner à la déroute de sa
flotte, pour que son désastre ne parût pas complet, il
remplaçait aux pieds des autels les cris de la détresse par
les chants de la reconnaissance, et il mandait aux évêques
de son royaume de remercier Dieu avec lui et avec ses
peuples d'avoir sauvé quelques débris de son armée.
Non -seulement Philippe II régnait sur l'Espagne,
Naples et la Sicile, non -seulement il était souverain de
22 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Milan, de la Bourgogne et des Pays-Bas, mais il réunis-
sait encore les immenses possessions du nouveau monde,
il tenait Tunis, Oran, les Canaries, les Philippines, les
Moluques, les îles de la Sonde soumises à son autorité '.
Ses richesses, lors de son avènement au trône, surpas-
saient les richesses réunies de tous les princes de l'Eu-
rope, ses troupes avaient plus de force dans leur nombre
et dans leur discipline, plus de gloire et d'émulation dans
le souvenir de leurs victoires, plus de chances de succès
par l'expérience de leurs chefs et par leur humeur belli-
queuse qu'aucune autre armée de l'univers.
Guerrier et victorieux par l'intrépidité et par l'habileté
de ses généraux, bien plus que par son concours person-
nel, Philippe II aspirait à l'extension de sa domination.
Cette ambition, qui s'exerçait d'une façon immédiate
et souveraine sur les nombreux pays soumis à son sceptre
dans tous les climats de l'univers, s'essayait encore habi-
lement dans les royaumes étrangers à son autorité; son
influence s'y faisait sentir, et sa politique pénétrait dans
le secret de leurs conseils. Ses ambassadeurs n'étaient
souvent que de nobles espions, et les mémoires qu'ils
envoyaient à leur maître ressemblaient à de vrais rap-
ports de police; le roi Catholique ne dédaignait pas de
prendre lui-même connaissance des plus minutieux dé-
tails, et de tracer de sa main, ou tout au moins de dicter
de sa bouche , les ordres qui devaient diriger ses repré-
sentants.
Don Francis d'Alava fut en France l'un des instruments
les plus dévoués de cette politique insidieuse. Catherine
de Médicis se plaint souvent, dans sa correspondance,
1 Watson, Histoire de Philippe II, tom. I, page VI.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 23
de sa rudesse et de ses pièges; et l'ambassadeur du roi
Très -Chrétien rend témoignage à la satisfaction que le
roi Catholique éprouvait de ses délations et de ses
services.
« Il fait rage tous les jours, disait-il, pour découvrir
grandes pratiques et menées du costé de delà, et il satis-
fait à merveille le roy son maître, de la grande notice et
clarté qu'il lui donne journellement des choses secrètes
et intelligences qui passent au lieu où il est, et est telle
sa diligence, qu'il laisse à part le devoir qu'il faict de
s'acquitter de son office d'ambassadeur; il a particulier
soin de faire maints autres sacrifices qui contentent le
plus du monde son dict maître '. » Parfois ces sollicitudes
et ces fatigues d'espion étaient si grandes, que le roi dai-
gnait plaindre son serviteur « du grand travail qu'il se
donnoit pour le tenir adverti de heure en heure de tout ce
qui se fait et dit en France; il lui promettoit de lui don-
ner quelque repos à l'advenir, en lui accordant une place
d'honneur à ses côtés *• »
Ne bornant pas son activité à de tels services, don
Francis d'Alava s'appliquait encore à d'autres soins, qu'il
semblerait permis de considérer comme industries peu
légitimes.
« Il envoyé maintenant au roy son maître, continue
l'ambassadeur français, un os du bras de saint Laurent
qu'il a trouvé moyen de retirer d'un certain monastère
de votre royaume, dont il faict grand cas pour ce qu'il
sembloit impossible de le pouvoir avoir, de laquelle re-
lique ceste Majesté est infiniment bien aise, afin de la
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^, it° 234, folio 908.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., n° 370, folio 4460.
24 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
mettre à son église cTEscurial, qu'il a dédiée au dict
sainct ! . »
Telle fut constamment la politique de Philippe II , et
tels étaient les hommes qu'il choisissait pour assurer son
succès.
Pour le compléter, il environnait ses résolutions d'un
mystère profond et d'une incertitude apparente , en sorte
que les plus fins diplomates ne pouvaient rien pénétrer de
ses projets, « II est si secret en ses conseils, et si tardif
en sa dite détermination, qu'il est comme impossible de
sçavoir ses entreprises2. » Cette double tactique, plus
habile que loyale , servait presque toujours avec succès
les intérêts du roi d'Espagne.
En 4580, son ambition reçut une satisfaction mémo-
rable par la mort du cardinal Henri, roi de Portugal et
des Algarves; ce prince et prélat était oncle de Marie de
Portugal, première femme de Philippe H; il était frère
d'Isabelle de Portugal, femme de Charles-Quint et mère
du roi d'Espagne. C'était à ce titre tout personnel quo
Philippe se portait pour son héritier; il avait pour con-
currents le duc de Savoie, le prince de Parme et Cathe-
rine de Portugal, duchesse de Bragance, tous issus des
rois de Portugal. Les droits de cette dernière princesse
étaient si sensibles et si réels, que le roi Philippe II,
voulant les confondre avec les siens, lui offrit, durant un
de ses veuvages, de la faire asseoir avec lui sur le trône
d'Espagne 8. Mais elle refusa généreusement cette alliance,
qui cachait une abdication de ses droits; elle voulut les
i Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^, folio 1435, n° 363.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^f1, folio J435, n° 363.
:l P. Anselme, Hhtoire générale de la maison de France , tome I.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 25
conserver intacts aux fils de sa première union. Le ciel
bénit ce dévouement maternel; en 4640 les descendants
de cette princesse rentrèrent dans leurs droits légitimes
en la personne de Jean IV, dit le Fortuné. Enfin la plus
curieuse, mais non pas la plus redoutable des prétentions
rivales, était celle de Catherine de Médicis, reine douai-
rière de France, belle-mère de Philippe II. Expérimentée
dans les études rétrospectives, familière avec les préten-
tions exorbitantes et coutumière du succès en pareilles
disputes, cette princesse avait déjà, en Tannée 1554,
dépouillé les évoques de Clermont de la seigneurie de
cette ville, qu'ils possédaient depuis 1202, époque à
laquelle elle faisait remonter la lésion du droit de ses
aïeux1. Par des titres à peu près semblables, et dont
l'antiquité était tout aussi séculaire, elle se mit sur les
rangs des prétendants à la couronne, comme issue d'Al-
phonse III, roi de Portugal, vivant en 1210, et de
Mahaud, comtesse de Boulogne. Il ne fallait ni armée ni
bataille pour écarter cette rivale peu légitime et peu dan-
gereuse. La plume et des juges en firent justice, et le
doute de la filiation que Catherine prétendait établir,
l'incertitude des enfants contestés qu'elle voulait attribuer
à cette reine répudiée ne furent pas même éclaircis en
présence de la prescription qui suffisait pour l'exclure. Le
roi d'Espagne, du reste, affichait sur la couronne de
France des prétentions non moins futiles que celles qu'ex-
primait sur le trône de Portugal Catherine de Médicis; du
vivant de cette princesse , pendant le règne des rois ses
fils , il disait dans ses rêves de démembrement et de con-
1 Chabrol, Coutume d' Auvergne; — Mémoires de Jehan de Veinyes. —
Piganioles de la Force, Xjuvelle description de la France.
26 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
quête : « Ma bonne ville de Paris, ma bonne ville d'Or-
léans1. » Les prétentions de Philippe II au trône de
Portugal étaient plus sérieuses et mieux fondées que ces
dernières; elles furent surtout plus heureuses, malgré
l'appui que don Antoine, fils naturel de Louis de Portu-
gal, rencontra dans le roi Henri III. Malgré les sympa-
thies qu'il obtint du roi Henri IV, malgré le concours que
lui prêta Elisabeth, reine d'Angleterre, en trois semaines
le duc d'Albe, ce général presque toujours vainqueur,
réduisit le royaume de Portugal sous la domination du
roi Catholique. Ce fut en 1640 seulement que Jean IV,
arrière-petit-fils de Jean de Portugal , enleva ces États au
roi Philippe IV.
Ces faits, étrangers à la reine Elisabeth de Valois,
antérieurs ou postérieurs à son existence, ne lui sont
point indifférents; ils peignent le roi son époux, et mon-
trent sommairement la marche de son ambition et le
progrès de sa puissance.
1 Michaud, Biographie universelle, tome LIV, page 453.
CHAPITRE QUATRIÈME.
PORTRAIT DU ROI PHILIPPE II.
Le fils de Charles-Quint n'avait point été comblé des
dons de la beauté comme il le fut de ceux de la puissance
et de la fortune.
Ses traits rappelaient ceux de l'empereur son père.
Plus frêle, plus petit et plus faible que lui, il avait ré-
sumé toute sa force dans sa volonté et sa principale gran-
deur dans son intelligence. La pâleur et presque la livi-
dité de son teint l'accusaient des désordres de sa première
jeunesse , et lui annonçaient les nombreuses souffrances
qui le conduisirent au tombeau. Sa vieillesse fut pleine
de douleurs, mais aussi pleine de patience, et l'un des
plus beaux effets de sa religion fut la résignation avec
laquelle il supporta ses maux, le sang-froid avec lequel
il attendit la mort.
L'habileté, l'application, la prudence, furent les traits
précoces et constants de son caractère , bien que sa fierté
naturelle l'ait écarté quelquefois des règles qu'elles au-
raient dû lui poser. La dissimulation préparait les plus
grands actes de son gouvernement; le mystère accompa-
gnait la marche de ses projets, protégeait du moins leur
début; c'était à son école et d'après son étude qu'Antonio
Pérès avait appris à connaître les cours, et qu'il disait
des souverains : « Finis principum abyssus multa , *> les
desseins des princes sont de profonds abîmes '. Il savait
au besoin prodiguer ses richesses pour assurer et acheter
1 M. Mignet, Antonio Pérès et Philippe II, page 368.
28 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
les succès de sa politique. Antonio Pérès écrivait encore
de son roi, devenu son persécuteur :
« Quel est le royaume où ce perturbateur de la nature
n'ait semé les richesses pour ébranler les fondations de la
terre et la foi des hommes ! ? »
Commandant à des nations aussi diverses entre elles
par l'humeur que par le langage, il ne sut pas se faire à
leurs mœurs, se plier à leurs habitudes et à leurs instincts.
Il ne prit point les soins qui obtiennent la soumission
par l'amour; il crut que son droit à l'obéissance des peu-
ples venait uniquement de sa naissance, et que son art
de régner en était toute la force : parfois le succès trompa
son attente.
Charles-Quint, son père, né à Gand en 1500, élevé
dans les Pays-Bas , avait conçu pour ces belles provinces
une prédilection toute particulière, et la leur avait témoi-
gnée : ses autres royaumes en avaient été jaloux.
Philippe II , né vingt-sept ans plus tard à Valladolid ,
élevé en Espagne, donna ses préférences à ces contrées,
et il n'usa point envers ses peuples du nord de cette con-
descendance qui seule pouvait les attacher à lui5. Charles-
Quint parlait presque toutes les langues de l'Europe, et
la royale familiarité que facilitait cette connaissance con-
tribuait puissamment à sa popularité. Dans sa conversa-
lion, dans ses mœurs, dans ses habillements eux-mêmes,
il était Allemand avec les Allemands, Italien avec les
Italiens, Espagnol avec les Espagnols, tout autant qu'il
se montrait Belge lorsqu'il était dans sa chère Belgique \
1 M. Mignct, Antonio Pérès et Philippe //, page 368.
2 Watson , Histoire (le Philippe il.
:J Straihi. A» belh fchjka, page 92.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 29
D'un abord facile et d'un entretien agréable, il oubliait
volontiers sa majesté, sûr qu'autour de lui on s'en sou*
viendrait et on la respecterait toujours.
Philippe H, orgueilleux de la richesse et de l'harmonie
de la langue espagnole , dédaigna toute autre expression
de la pensée; son ignorance à cet égard venant en aide à
son caractère taciturne, et s'ajoutant par surcroit à ses
habitudes solitaires, elle le rendit inaccessible à ceux de
ses sujets qui n'avaient pas l'Espagne pour patrie; il ne
changea rien aux usages ni aux vêtements qu'il avait
empruntés à ce pays; il parut attendre le respect et la
soumission des peuples, non d'une affabilité qu'il dédai-
gnait, mais du mystère dont il s'enveloppait en quelque
sorte \ II n'eut d'estime et d'égards que pour la nation
espagnole.
Charles-Quint, lorsque les princes de l'empire lui fai-
saient cortège, se retournait vers eux aux portes du pa-
lais, les saluait, et les congédiait avec une bienveillance
extrême; il s'estimait seulement le premier d'entre eux.
Quand Philippe II recevait des mêmes personnages les
mêmes honneurs, il n'accordait ni la main ni un sourire
à ceux qui les lui avaient rendus; sans regarder ni re-
mercier personne, il pénétrait dans ses appartements8.
Croyait-il follement sa nature différente de la leur, parce
qu'il sentait justement que son titre était le plus élevé
de tous?
Charles-Quint avait aimé et fait la guerre, il en avait
bravé les dangers; il avait recueilli les lauriers de la
1 Watt on , Hi$toire de Philippe II, tome Ier, page 74 ; Strada , etc.
2 L. Ranke, Les (kmanlîs et la monarchie espagnol, page 1Î3.
30 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
victoire. Philippe II voulut aussi de la gloire, mais il la
chercha pour son règne plus que pour sa personne. Des
conquêtes de Ferdinand le Catholique, son bisaïeul, il
louait et prisait surtout celles qu'il avait faites au loin par
le hardi concours de ses généraux; il approuvait ceux de
ses courtisans qui prétendaient que les armées de son
père avaient été plus heureuses sous le commandement
du marquis de Pescaire et sous celui de Charles de Lan-
noy que sous les ordres de l'empereur lui-même !. Ambi-
tieux autant que l'avait été Charles V, il aurait volontiers
troublé l'univers pour sa satisfaction; et cette passion,
souvent servie par des moyens coupables et terribles , le
faisait surnommer Dœmonium meridianum % le démon du
Midi.
La présence de Philippe il au siège de Saint-Quentin
exigeant qu'il payât de sa personne, il se fit armer de
pied en cap au jour et à l'heure de l'assaut; environné de
balles et étourdi de leurs sifflements, il demanda, dit-on,
à son confesseur, qui se tenait près de lui, ce qu'il pen-
sait de cette musique. « Je la trouve très-désagréable,
répondit celui-ci. — Moi aussi, répliqua le prince, et mon
père était un homme bien étrange d'y trouver tant de
plaisir. » Saint-Quentin fut pris cependant.
Troublé par les impressions au prix desquelles il avait
acheté ce succès , le roi fit vœu de ne plus se trouver à
aucune bataille; puis, comme la religion se mêlait à cha-
cun de ses actes, que Saint-Quentin avait été pris le jour
de Saint-Laurent, et qu'il avait promis au ciel, s'il rem-
portait la victoire , de lui donner un témoignage éclatant
1 L. Ranke, Les Osmanlis et la monarchie espagnole, page 428*
2 Don Carlos condamné à mort par son père, page 3100»
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 31
de sa reconnaissance, il plaça sous l'invocation du glo-
rieux patron auquel il s'était recommandé le monastère
de l'Escurial; il servit de demeure à des moines hiérony-
mites et de mausolée à son père.
Ce monument dut à sa piété sa création et sa splen-
deur. Plus tard, un voyageur, visitant ce palais et ce
monastère, et apprenant de son conducteur le vœu au-
quel celui-ci devait son origine, dit, après en avoir ad-
miré l'étendue et la magnificence, qu'il fallait que ce roi
eût bien peur lorsqu'il fit un si grand vœu *.
L'empereur Charles-Quint partagea son existence entre
l'agitation des guerres et celle des voyages; il visitait
sans cesse ses royaumes. Ceux qu'il avait établis gouver-
neurs de ses États recevaient de sa bouche les conseils
de son expérience et exécutaient ses ordres intelligents.
L'activité dn roi Philippe II fut celle du cabinet et des
affaires. Hormis les rares exceptions qui signalèrent le
début de son existence et de son règne , il ne prit point
une part directe aux guerres, aux négociations , ni même
aux délibérations de son conseil d'État V Cette inaction
extérieure n'entraînait point l'engourdissement de ses
facultés intellectuelles et n'impliquait point son indiffé-
rence pour les événements.
Plus que son père peut-être, et malgré cet éloignement
inné et systématique à la fois de tout contact immédiat
avec les hommes, il se livrait à l'étude qui conduit à leur
connaissance. Ses ministres lui vantant un jour la capa-
cité d'un personnage dont ils voulaient avancer la car-
rière : « Mais vous ne me dites rien , reprit le roi , de ses
1 Don CarUm condamné à mort par son père, page 304.
* L. Ranke, L'Espogne et les Osmanli*.
32 VIE D'ELISABETH DE \AL01S.
amourettes1. » Inférieur à Charles-Quint par le mouve-
ment et le goût des armes, Philippe II le surpassait par
le travail. Toutefois son apathie naturelle et volontaire
immobilisa son existence pendant les trente-neuf der-
nières années de sa vie. Il quitta la péninsule pour la
dernière fois en 1554; il y revint en 1559, après cette
glorieuse paix de Cateau-Cambrésis , dont qne des consé-
quences fut son mariage avec Elisabeth de Yalois ; depuis
lors, jusqu'en 1598, année de son décès, il fit sa rési-
dence au château de Madrid. « C'est là qu'il contracta
l'habitude d'un calme tout à fait inébranlable et d'une
gravité poussée à l'extrême *. » Malgré tout ce qu'aurait
dû apporter de joies à sa cour et communiquer de charmes
à son humeur la jeune et charmante princesse qu'il avait
obtenue pour compagne, il ne quitta guère la ville de
Madrid, dont il venait de faire la capitale de la monarchie
espagnole. Seulement il faisait quelques promenades à
l'Escurial, quelques courses à Aranjuez; nous le rencon-
trons encore dans les bois à Ségovie, une fois à Lisbonne,
et du reste toujours chez lui 3. Ce fut cette torpeur phy-
sique, si éloignée des exemples de son père, si contraire
aux goûts de son fils dom Carlos, qui inspira à ce mal-
heureux prince l'ironie sanglante que ne lui pardonna
jamais l'implacable Philippe II. « Il se moquoit de son
père et de ses oisivetés , si bien qu'il fit faire un jour un
livre de papier blanc , et par moquerie fit mettre en la
suscription et au commencement dudit livre : Les grands
voyages du roi don Philippe, et au dedans il y avoit le
1 Louis Cabrera.
2 L. Ranke, L'Espagne et les Osmanlis, traduit par M. Haiber, p. \¥ï.
3 Louis Cabrera.
VTE D'ELISABETH DE VALOIS. 33
voyage de Madrid au Pardo de Ségovie, du Pardo à l'Es-
curial, de l'Escurial à Aranjuès, d'Aranjuès à l'Escurial,
de l'Escurial au Pardo, du Pardo à Madrid, de Madrid à
Aranjuès, de Aranjuès à Tolède, de Tolède à Valladolid,
de Valladolid à Burgos, de Burgos à Madrid , et du Pardo
à Aranjuès, d'Aranjuès à l'Escurial , de l'Escurial à Ma-
drid et de là aux cortèsde Mouzon , et ainsi de feuillet en
feuillet en emplit le livre par telles inscriptions et escri-
tures ridicules , se moquant ainsi du roi son père et de
ses voyages, et pounnenades qu'il faisoit en ses maisons
de plaisance , ce que le roi sut et en vit le livre dont il
fat fort aigri contre lui !. »
Cependant, aux inconvénients de sa nature, de son
caractère , de ses habitudes, Philippe II joignait d'incon-
testables et d'éminentes qualités; il pécha par leur excès
et par leur déviation non moins que par ses défauts réels.
La religion fut souvent, il est vrai, pour sa politique, un
masque, un instrument, un manteau; ce n'est pourtant
point à elle qu'il faut attribuer les cruautés et les crimes
qu'il commit en son nom. On ne peut nier que sa foi ne
fût vraie , et peut-être pensa-fi-il la servir par les échafauds
et par les bôchers qu'il dressa pour son soutien.
Il s'était bien cru auguste et sublime, tandis qu'il n'était
que barbare et sanguinaire , en assistant à Valladolid à
l'un des plus impitoyables auto-da-fé de son règne, pour*
quoi la même erreur n'aurait-elle pas porté sur tous ses
actes religieux? et pourquoi voudrait-on voir dans chacun
d'eux et dans ses pratiques une hypocrisie plutôt qu'une
illusion. Tout en maudissant la forme odieuse de son zèle ,
1 Brantôme, Vies des hommes illustres et des grands capitaines étran-
gers. SaintrRéal, Don Carlos.
3
34 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
il est difficile de ne pas reconnaître la sincérité de sa foi;
il en donna successivement des preuves ou puériles ou
terribles; Ton doit noter en passant que si trop fréquem-
ment il renouvela ces dernières, ce fut moins par cruauté
de caractère , que parce qu'il les croyait seulement et
souverainement efficaces. Il prit le rôle de colonne de
l'Église, et il finit par croire à la divinité de sa mission;
« ses sentiments étroits et fanatiques, bien que sincères,
le mirent hors d'état d'être le réconciliateur du monde
désuni et divisé1. »
Son application aux affaires fut constante et son apti-
tude pour chacune d'elles fut extrême ; il s'occupa spé-
cialement de ses finances, ce qui n'empêcha point la
dilapidation des trésors de l'Espagne. Il descendait dans
les moindres détails de l'instruction publique, de l'admi-
nistration des diocèses, de la conduite des simples parti-
culiers; il redressait souvent sur chacun de ces sujets
l'opinion et les rapports de ses ministres et des agents
auxquels il en avait confié le gouvernement et l'étude. Il
choisissait avec intelligence les confidents de sa pensée et
les auxiliaires de ses volontés. Puis, dans un moment
inattendu et sur le moindre soupçon, il retirait sa con-
fiance et restreignait sa faveur.
Il expédia lui-même les affaires les plus critiques de
Flandres; il travaillait en voyage, et nul monarque, nul
diplomate, nul ministre de son temps ne connut aussi
bien que lui son époque.
Tel fut le grand et redoutable prince auquel, le
22 juin 1559, les destinées d'Elisabeth de Valois furent
unies.
1 L. Ranke, La monarchie espagnole et les O&manlis, page 434.
CHAPITRE CINQUIÈME.
éducation d'Elisabeth de valois et de marie stuart. — lettres
de la reine d'Ecosse a la princesse sa belle -sœur.
On ne saurait cependant pas abandonner les années de
l'enfance d'Elisabeth sans rendre à Marie Stuart la place
et la part qui lui reviennent dans ses joies passagères,
dans ses études sérieuses, et dans ses tendres affections.
Avant de devenir sa belle-sœur, elle fut sa compagne
et son amie, et l'une et l'autre , sous les yeux d'un même
maître, travaillèrent avec une tendre émulation à déve-
lopper les germes qu'elles tenaient du ciel et du sang
dont elles étaient issues.
Les maisons de Médicis et de Lorraine, auxquelles les
rattachaient leurs mères, n'avaient rien altéré dans ce
goût des arts et dans cette ardeur intelligente qu'elles
tenaient des Valois et des Stuarts.
M. de Montaiglon a le premier publié et commenté un
délicieux manuscrit contenant les essais de ces deux prin-
cesses; il l'appelle justement une véritable perle pour la
curiosité1.
Il se compose de soixante-quatre thèmes en forme de
lettres. Deux d'entre elles sont tracées par le précepteur
de Marie Stuart; toutes les autres, écrites par la reine
d'Ecosse, s'adressent l'une à Calvin, dont le disciple
John Knox devait être un jour son persécuteur, deux au
Dauphin de France, destiné à devenir prochainement son
i Latin Thèmes of Mary Stuart queen of Scots, edited by Anatole de
Montaiglon ; London , printed for the Warton club.
3.
36 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
mari, quelques-unes au duc de Guise son oncle, deux en-
core à Claude de Valois, sa future belle- sœur. Mais le
plus grand nombre de ces lettres étaient tracées pour
l'aimable Elisabeth de Valois : c'est par là seulement que
cette correspondance appartient à notre sujet; c'est à
cette seule partie des richesses publiées par M. de Mont-
aiglon que nous ferons quelques emprunts. Nous ne tou-
cherons point aux fautes et aux malheurs de cette infor-
tunée princesse; son amitié d'enfance et de toute sa vie
pour Elisabeth suffit, à nos yeux, pour la rendre intéres-
sante. N'ayant point entrepris sa poétique et dramatique
histoire, nous ne sommes point tenu au récit des actes
et à l'aveu des vérités en dehors des limites circonscrites
que nous nous sommes tracées : nombre d'entre eux dé-
couronneraient peut-être cet auguste front de l'auréole
que l'infortune et le martyre posent sur la tète de leurs
victimes.
Marie Stuart était née, le 8 décembre 1 542, de Jacques,
roi d'Ecosse , et de Marie de Lorraine , duchesse douai-
rière de Longueville; âgée de six jours seulement, elle
perdit son père le \ 4 décembre, et le 22 décembre, Jac-
ques Hamilton, comte d'Arran, le plus proche héritier de
la couronne, était donné pour régent au royaume et pour
tuteur à la jeune reine, malgré les oppositions de la reine
douairière et de l'archevêque de Saint-André.
Marie Stuart n'avait pas encore sept mois, lorsqu'un
traité conclu avec Henri VIII la promit pour femme à
Edouard, fils de ce prince, et garantit qu'à l'âge de dix-
sept ans elle serait envoyée en Angleterre.
Le parlement d'Ecosse frappa ce traité de nullité, et
François Iir se hâta de renouveler, peu de jours après, les
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 37
nombreuses alliances qui depuis huit cents ans déjà , di-
saient quelques auteurs1, qui depuis Robert Ier tout au
moins, unissaient la France à l'Ecosse *.
En 4544, les armées anglaises envahirent ce royaume.
Cette guerre et cette occupation, rendues plus cruelles
par les haines religieuses et politiques, devenues presque
sauvages à force de crimes, et par l'assassinat dont l'ar-
chevêque de Saint-André fut victime, durèrent deux an-
nées, La petite reine fut contrainte de chercher un refuge
dans une tle du lac de Montheith.
Née presque dans le deuil, nourrie dans la guerre et
les dangers, sauvée par la fuite, Marie Stuart ne devait
pas tarder à grandir dans l'exil.
En 1547, à la mort de Henri VIII, le fils de ce prince,
devenu Edouard V, monta sur le trône d'Angleterre, et
la même année , deux mois plus tard , la mort de Fran-
çois V appelait à la couronne le Dauphin son fils, sous le
nom de Henri II.
Le duc de Sommerset, déclaré protecteur du royaume,
s'efforça de s'emparer par la force de la jeune reine
d'Ecosse, et ses tentatives n'aboutirent qu'à une victoire
et à des ravages inutiles dans leurs résultats. La diplo-
matie qu'en 1548 il substitua à la violence pour obtenir
la princesse, qu'il n'avait pas pu enlever, échoua devant
l'opposition du peuple et des lords écossais.
C'est alors que pour donner à Marie Stuart un état
digne de sa naissance, et pour assurer à l'Ecosse la paix
qu'une grande et forte alliance pouvait seule lui procurer,
les trois états du royaume, réunis à Addington, ratifièrent
1 M. Cheruel , Marie Stuart et Catherine de Médicis , page 4 .
* Prince Lahanoff, Lettres de Marie Stuart, tome I, page 2.
38 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
le mariage entre Marie Stuart et le Dauphin, fils de
Henri II, que les lords écossais avaient proposé.
Jacques Hamilton, comte d'Arran, régent du royaume,
tuteur de Marie Stuart, cousin de cette princesse, fut
créé duc de Châtellerault par le roi de France, en recon-
naissance de cette négociation bien conduite.
Il eût manqué quelque chose à la prochaine Dauphine,
à la future reine de France , si son éducation n'avait pas
été faite dans cette cour, qu'elle devait embellir, et sous
l'inspiration de ces mai très habiles que François Ier avait
appelés et réunis à Paris.
C'est sous les yeux de Henri II que devait se déve-
lopper son goût pour les lettres. Une flotte et une armée
françaises furent, pour ainsi dire, la conquérir en Ecosse,
où la rivalité anglaise la disputait à la France. Elle fut
embarquée sous les auspices de Montalembert d'Essé,
de Villegagnon, de Dessoles et de Brézé, dont le courage
et les talents s'unirent avec succès pour cette noble
mission.
Le 13 août 4548 Marie Stuart entrait dans le port de
Brest, et conduite à Saint-Germain en Laye, elle était
aussitôt fiancée au jeune Dauphin. -
Elle avait presque six ans; le jeune prince, qui devint
son époux en 1 558 , et qui monta sur le trône sous le
nom de François II en 1 559, était alors âgé de quatre ans
seulement.
C'est à dater de cette époque que pendant dix années
d'enfance ou de première jeunesse, dix-huit mois de ma-
riage et un an et deux mois de règne, Marie Stuart ap-
partient en quelque sorte à l'histoire d'Elisabeth.
Du reste, ce séjour de la reine d'Ecosse en France ne
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 39
la mêle pas à de bien graves événements; quelquefois
irrévérencieuse envers Catherine de Médicis, sa belle-mère,
elle excita son mécontentement et presque sa haine : elle
avait osé la traiter de fille de marchand x , ajoutant à cette
injure qu'elle ne serait jamais rien autre chose.
Le sentiment qu'elle provoqua par ces imprudences, et
qu'elle entretint sans doute par d'autres colères, mêlé
aux espérances ambitieuses que les Guise avaient fon-
dées sur elle, furent la cause de son départ de France.
Mais les travaux de la jeune et charmante écolière ont
seuls trait à l'histoire que nous avons entreprise; ils exci-
taient l'émulation d'Elisabeth de Valois; ils lui étaient
dédiés; ils semblent accomplis sous les auspices d'un
même professeur; enfin, selon l'opinion de l'érudit com-
mentateur des lettres de Marie Stuart8, celles en bien
grand nombre qu'elle avait adressées à Elisabeth, et qui
lui avaient été proposées comme matières de thèmes, de-
vaient ensuite servir de version à cette jeune princesse sa
belle-sœur et son amie. Tels sont nos droits à la consé-
cration d'un tel souvenir.
Les dates de ces lettres sont rares, et cependant en
recueillant le petit nombre de celles qui sont données, on
voit que cette occupation employa durant sept mois la
vie des jeunes princesses, de juillet 1554 au 1er janvier
suivant \
La naïveté du style français, et quelquefois l'imperfec-
tion de la traduction latine, ne laissent point de doute
1 M. Cberuel, Marie Sluart et Catherine de Médicis, page 46. Lettres
du cardinal Saint- Croix, nonce du pape en France.
* Latin Thème* of Marie Stuart, edited by Anatole de Montaiglon,
prélace, page xiv.
• Latin Thèmes of Marie Stuart, verso, pages x\ et xvi.
&o
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sur la grande part que les augustes élèves prenaient
elles-mêmes à ce travail; elles peuvent éviter le soupçon
des corrections du maître; leur tournure et leur forme
doivent, ce ndus semble , être attribuées entièrement à la
jeune princesse. Le genre de ces compositions , dans les-
quelles l'antiquité est si souvent invoquée , dans lesquelles
aussi se mêlent les pensées de Ja religion et les inventions
de la fable, indique l'esprit et le caractère du temps '.
Nous n'abuserons pas des richesses que nous avons
entre les mains; quelques lettres seulement donneront
l'idée de ce travail naïf et de cette correspondance en-
fantine des deux jeunes princesses.
Puisque les muses (comme toutes
autres choses) prennent leur com-
mencement de Dieu, il est raison-
nable que pour bien faire l'œuvre
que je commence, mon entrée soit
de par lui , et que tout mon en-
tendement implore son aide et sa
grâce très-sainte.
A Reims.
2.
Ce n'est pas assez au commen-
cement de tes études, ma sœur
très-aimée , de demander l'aide de
Dieu ; mais il faut que de toutes
tesforces tu travailles; car, inamie,
les anciens ont dit que les dieux ne
1.
Quum musse (ut cetera om-
nia) principium a Deo accipiunt
aequum est, ut bene faciam in
ea re quain aggredior, meuspri-
mus auditus est per eum, meus-
que animas imploret auxilium
et gratiam Domini sancti.
2.
Maria Scotorum regina Elisa-
beth sorori S. p. d. '.
Non est satis in principio
tuorum studiorum a Deo petere
auxilium , sed ipse vult ut totis
viribus labores; nam, arnica
1 Latin Thèmes of Marie Stuart, verso, page x.
2 II est à peine utile de rappeler ici que ces trois initiales signifient :
Salutem plurimam dicit. .
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
41
donnent leurs biens aux oisifs, mais
les vendent par les labeurs.
Adieu, et m'aime autant que je
t'aime.
A Reims.
3.
Je vous écrivois hier, ma sœur,
que vertu vient de l'étude des
bonnes lettres : et pour ce à nous
princesses, sont-elles plus néces-
saires qu'aux autres ; car tout aussi
qu'un prince surmonte ses sujets
en richesses, en puissance, en au-
torité et en commandement; ainsi
doit être entre tous le plus grand
en prudence, en conseil, et bonté
et grâce, et toute sorte de vertus,
par quoi les Égyptiens ont peint
uo œil au sceptre des rois, et
disoient que nulle vertu n'est mieux
céante à un prince que prudence.
A Reims.
Puis donc qu'un prince doit sur-
monter ses sujets, non en voluptés
et délices, mais en sens, en tem-
pérance et en prudence, et que
son devoir et office est de préférer
les utilités de la république aux
siennes; il faut, ma sœur, que
mettions peine d'être bien sages,
et que ne laissions aller un seul
jour sans apprendre quelque chose
à l'exemple d' Appelles peintre, qui
en son art, a été de si grande dili-
summa mea et soror, antiqui
dixerunt , Deos non dare bona
sua otiosis, sed ea vendere la-
boribus.
Bene vale et me ut amo te
ama.
3.
! M. R. S. El. sorori optimae
I S. p. d.
! Scribebam heri, dilectissima
. soror, quod virtus venit de stu-
dio bonarum litterarum, quare
eadem sunt magis necessaria
! nobisprincipibusquamprivatis,
I nam ut princeps subditis suis
. vult antecellere divitiis, potes-
tate, autoritate et imperio, sic
1 débet inter omnes excellere
I prudentia , consilio, bonitate,
gratia et omni génère virtutis.
' Qua de re hyeroglifica JEgyp-
. torum notaverunt oculum in
sceptro regum ; dicebant enim
ntfllam virtutem magis princi-
pem decere quam prudentiam.
h.
M. R. S. El. S. S. p. d.
Quum igitur princeps débet
antecellere privatis non volup-
tatibus deliciisve, sed sensu,
temperantia et prudentia, et
summum officium anteponere
utilitates reipublicae suis, opus
est (soror arnica carissima), nos
dare operam, ut sapiamus,
exemplo Appellis pictoris, qui
tanta fuit in arte sua diligentia,
ut nullus preteriret dies in quo
42
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
gence pour ne laisser passer un
jour seul, auquel de son pinceau
ne tirât quelque ligne.
Adieu, et m'aime toujours bien.
A Reims.
Je ne me puis assez m'ébahir de
quoi , sur les fautes d'autrui nous
sommesplusclairvoyants qu'Argus,
qui avoit cent yeux ; mais pour voir
et corriger les nôtres, nous sommes
plus aveugles que la taupe, c'est
de quoi se moque Ésope , qui dit
qu'en la besace de devant nous
portons les vices d'autrui , et en
celle que pend derrière , nous met-
tons les nôtres; ne faisons ainsi,
ma sœur, car celui qui veut parler
d'autrui doit être sans culpe.
A Compiègne, ce 26 juillet.
6.
Hier, je lisois une fable en Ésope,
autant profitable que plaisante. La
fourmi en temps d'hiver, faisoit
bonne chère du blé qu'elle avoit
amassé en été, quand la cigale
ayant grand faim vint à elle pour
lui demander à manger; mais la
fourmi lui dit : Que faisois-tu en
été? Je chantois, dit-elle. Si tu
chantois en été, répondit la fourmi ,
saute maintenant en hiver.
La fable signifie , ma sœur, que
pendant que nous sommes jeunes
devons mettre peine d'apprendre
des lettres et des vertus pour nous
conduire en vieillesse.
non opère lineam aliquam pe-
nicillo duxcisset.
Vale, et me ama ut soles.
5.
M. S. R. El. S. S. p. d.
Non possum satismirari quod
lenius oculatiores in errores
alienos quam Argus, qui habe-
bat centum oculos; sed ut vi-
deamus et emendemus nostros
sumus caeciores talpa, qua de re
jEsopus videbat et dicebat nos
ferre aliéna vitia in mantica
quae dependet ad pectus, et in
alia quae ad tergum ponemus
nostra, ne ita faciamus, soror
dilectissima, nam qui de aliis
vult loqui débet esse sine culpa.
Vale.
6
M. S. R. El. S. S. p. d.
Legebam heri apud iEsopum
fabulam non minus utilem quam
urbanam. Formica hiemelacute
vivebat tritico quod colligerat
aestate, quando cicada laborans
famé venit ad illam, et pete-
bat cibum. Sed formica dixit :
quid faciebas aestate? Gantabam,
dixit. Si tu canebas aestate,
hyeme salta.
Fabula significat (carissima
soror) nos debere (dum juvenes
sumus) dare.
(La fin manque à cette lettre.)
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
43
Adieu , et m'aime autant que tu
pourras; tu pourras autant que tu
voudras.
A Compiègne, ce 26 juillet.
7.
J'ai entendu par notre maître,
ma sœur mignonne, que mainte-
nant vous étudiez fort bien, de
quoi je suis très-joyeuse, et vous
prie de continuer comme pour le
phis grand bien que sauriez avoir
en ce monde ; car ce que nous a
donné nature est de peu de durée,
et le redemandera en vieillesse , ou
plus tôt ce que nous a prêté for-
lune elle nous rotera aussi ; mais
ce que vertu (laquelle procède des
bonnes lettres) nous donne est
immortel, et le garderons-nous à
jamais.
A Compiègne, ce 25 juillet
8.
Caton disent, ma sœur, que l'en-
tendement d'un chacun est sem-
blable au fer, lequel tant plus est
manié de tant plus reluit; mais
quand on le laisse en repos, il
devient rouillé. Ce que témoignoit
bien Cicéron au livre des Orateurs
illustres, quand il dit que tous les
jours, ou il écrivoit quelque chose,
ou il déclamoit en grec ou en latin,
et davantage, croyez, ma sœur,
qu'oisiveté est la mère de tous
vices, par quoi il nous faut à toutes
heures exercer notre esprit en
érudition ou en vertu, car l'exer-
M. S. R. El. S. S. p. d.
Àudivi a nostro preceptore ,
soror carissima , te studere op-
time, ex quo gaudeo, et te de-
precor ut sic pergas. Nam est
excellentissimum bonum quod
poses (sic) habere, quod enim
natura dédit priscum durât, et
repetet in senectute, vel prius.
Quod natura dédit fortuna de-
ponet etiam. Sed quod virtus
quae procedit a bonarum litte-
rarum donat, est immortale et
nostrum erit.
Vaie.
8.
M. S. R. El. S. S. p. d.
Cato ingenium uniuscujusque
dicebat , soror, ferro esse simile
quod usu splendescit at in otio
rubigine obducetur, id quod
Cicero testatur in libro de clans
Oratoribus, quando dixit se sin-
gulis diebus scribere aliquid vel
declamare graece vel latine, pre-
terea crede mihi soror, otium
esse matrem omnium vitiorum,
quapropter opus est omnibus
horis exercere ingenium nos-
J trumeruditionevelvirtute,nam
exercere rébus vanis aut flagi-
kk
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
cer en choses vaines et méchantes,
ce n'est l'exercer, mais le cor-
rompre.
A Compiègne, ce 28 juillet
9.
Ce n'est pas sans cause, mes
sœurs très-aimées, que la reine
nous commandoit hier de faire ce
que nous diront nos gouvernantes ;
car Gicéron dit tout au commence-
ment du second livre des Lois, que
celui qui sait bien commander a
autrefois obéi, et que quiconque
modestement obéit, est digne de
commander.
Une fois, Plutarque, auteur digne
de foi, a dit que les vertus s'ap-
prennent par des préceptes aussi
bien que les arts et voici un de ses
arguments : Les hommes appren-
nent à chanter, à sauter, les lettres
aussi, à labourer la terre, à se
tenir à cheval , à se chausser, à se
vêtir, à faire cuisine, et penserons
que vaincre ses affections, com-
mander en une république (chose
entre toutes très-difficile), bien
conduire une armée , mener bonne
vie, penserons-nous, dis-je, que
cela advienne par fortune; ne le
croyons point, mais apprenons,
obéissons maintenant, afin de
savoir commander quand serons
venues en âge.
29 juillet.
10.
Pour quelques vertus, savoir ou
tiosis, hoc non exercere sed
est corrompere.
Vale. 2 cal. augusti.
9.
M. S. R. El. et Claudia soro-
ribus S. p. d.
Non abs re (suavissimae so-
rores) regina jubebatheri nobis
facere id quod gubernatrices
dicent, nam Gicero sic ait in
principio secundi librî de Legi-
bus : « Ille qui bene scit impe-
rare aliquando obedivit, et qui
modeste obedit est dignus im-
perare aliquando. »
Plutarchus autor locuples ait ,
virtutes discendas esse precep-
tis ut alias artes et utitur illo
argumenta : Homines discunt,
cantare, saltare, litteras, colère
terram, equo insidere, calcari,
vestiri , et coquere ; et nos cre-
demus vincere voluptates im-
perare reipublicae (qua res in-
teromnesdifficillimaest) duxere
exercitum, instituera vitam, cre-
demus, inquam, sic ad venire for-
tuite ? Ne hoc credamus, sed dis-
camus, obediamus hoc tempore,
ut sciamus imperare cum per-
venerimusadmajorem aetatem.
Bene valete, 3 cal. augusti.
10.
M. S. R. Claudio Quarlocoio
autre grâce que tu aies, ne t'en | condiscipulo S. p. d
VIE D ELISABETH DE VALOIS.
45
glorifie point, mais plutost donnes
en louange à Dieu, qui seul est
cause de ce bien. Ne te moque de
personne, mais pense que ce qui
advient à un, U peut advenir à
chacun ; et comme je te l'ai déjà
dit, rends grâce à Dieu de quoi il
t'a mis hors de tel pauvre sort, et
prie que cette chose ne t'ad vienne,
et aide à l'affligé si tu peux, car
si tu es miséricordieux aux autres
hommes « tu obtiendras miséri-
corde de Dieu» auquel je prie vou-
loir favoriser à toutes tes entre-
prises.
1" jour d'août.
11.
Le meilleur héritage qui peut
être délaissé aux enfants des bons
parents , c'est la voie de vertu et
la connoissance de plusieurs arts
et sciences, lesquelles choses» selon
la sentence de Cicéron, valent
mieux que le plus riche patrimoine,
par quoi je ne saurois assez louer
la prudence du roi et de la reine,
qu'ils veulent que notre jeune âge
soit imbu et de bonnes mœurs et
de lettres» suivant l'opinion de
plusieurs sages» qui n'ont tant
estimé bien naistre» que bien être
institué , dont mes sœurs , de notre
côté, faisons notre devoir»
A Comptègne, 7* jour d'août
Quibuscumque virtutibus sa-
pientia , eruditione , et aliis gra-
tiis praeditus sis, ne gloriare,
sed potius da gloriam Deo» qui
solus causa est tanti boni.
Neminem invideto, sed puta
quod evenit posse accidere
omnibus, et ut jam dixi tihi,
âge gratias Deo omnipotenti
quod te posuerit extra sortem
tam miseram et precare ut talis
res non tibi eveniat. Subveni
afîticto si possis» nam si tu f ueris
misericors aliis consequens mi-
sericordiam Deo (sic pro a Deo)
quem deprecor ut faveat omni-
bus tuis caeptis.
Vale.
11.
M.S.R.El.etCl.Sor.S.p.d.
Optima hereditas quae potest
relinqui liberis à bonis paren-
tibus est via virtutis, cognitio
plurimumartiumatque sciencia.
Que res (ut senteutia Ciceronis
testatur) est melius omni patri-
monio, unde non possum satis
laudareprudentiamregisreginae
que nostre qui volunt hanc nos-
tram rudem aetatem imbui bo-
nis moribus et litteris : sequenti
opinionem plurimorum hotni-
num sapientium qui praeclarius
duxerunt bene institui quam
bene nascû Quam quantum ad
nos attinet fungamur nostro
officiOi
Valete*
46
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
12.
Pour ce que la vraie amitié de
laquelle je vous aime plus que
moi-même, me commande que
tout le bien qu'aurai jamais , sera
commun entre nous , ma sœur, je
vous veuille bien faire participante
d'une belle similitude que je lus
hier en Plutarque.
Tout ainsi, dit-il, que qui em-
poisonne une fontaine publique,
de laquelle chacun boit, n'est
digne d'un seul supplice ; ainsi est
très- malheureux et méchant qui
gâte l'esprit d'un prince, et qui
lui envoyé ses mauvaises opinions
qui redonderont à la perte de tant
de peuple , par quoi , ma sœur, il
nous faut ouïr et obéir à ceux qui
nous remontrent.
De Gompiègne, 8 d'août.
13.
C'est pour vous inciter à lire
Plutarque, ma mie et ma bonne
sœur, que si souvent en mes épî-
tres je fais mention de lui, car
c'est un philosophe digne de la
leçon d'un prince, mais oyez qu'il
ajoute au propos que je vous tenois
hier ; si , dit-il , celui qui gâte et
qui contrefait la monnoie du prince
est puni, combien est plus digne
de supplice, qui corrompt l'enten-
dement d'icelui? Car, ma sœur,
quels sont les princes en la répu-
blique, disoit Platon, tels ont
accoutumé d'être les citoyens , et
12.
M. S. R. El. Sor. S. p. d.
Quum vera amicitia qua te
ante me amo, soror, imperet
mihi ut omne bonum quod un-
quam habebo sit inter nos com-
mune, volo te facere participem
pulcherrimae similitudinis quam
heri legebam apud Plutarchum.
Nam inquit ille : Quemadmo-
dum qui inûcit veneno fontem
publicum de quo omnes bibunt,
non est dignus solo supplicio,
ita ille est infelicissimus , et no-
centissimus qui inficit animum
principis, et qui non emendat
malas opiniones quae redundent
in perniciem multorum , quare
soror oportet nos obedire eis
qui nos corripiant.
13.
M. R. S. El. Sor. S. p. d.
Quum tam saepe facio men-
tionem Plutarchi, arnica et sua-
vis mea soror, in meis epistolis,
hoc facio , ut ad hune legendum
te incitem, nam est philosophus
dignus lectione principis. Sed
audi quomodo perfleit proposi-
tum quod heri scribebam ad
te, si is qui viciât monetam
principis punitur, quantopere
ille est dignus supplicio qui cor-
rumpit ingenium ejus. Profecte
quales sunt principes in repu-
blica, dicebat Plato, taies soient
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
47
pensoient ces républiques être
bien heureuses, qui étaient gou-
vernées par princes et doctes et
De Compiègne, 9 d'août.
14.
La vraie grandeur et excellence
du prince, ma très-aimée sœur,
n'est en dignité, en or, en pour-
pre, en pierreries et autres pompes
de fortune; mais en prudence, en
vertu, en sapience et en savoir.
Et d'autant que le prince veut être
différent à son peuple, d'habit et
de façon de vivre, d'autant doit-il
être éloigné des folles opinions du
vulgaire.
Adieu» et m'aimez autant que
vous pourrez.
10 août.
15.
Pour toujours, selon ma cou-
tume, vous faire participante de
mes bonnes leçons, je vous veux
bien dire comme j'apprenois avant
hier que le prince ne doit vanter
les armes et autres enseignes de
noblesse qu'il a de ses parents,
mais plutost doit suivre et exprimer
les vertus et bonnes mœurs d'iceux,
car, ma sœur, la vraie noblesse,
c'est vertu, et le second point que
doit avoir le prince , c'est qu'il soit
instruit de la connoissance des arts
et des sciences.
Le tiers et qui est le moindre qui
soit orné des peintures et armes
de ses prédécesseurs , et de cettui
esse cives, et respublicas feli-
cissimas putabat si a doctis et
sapientibus principibus rege-
rentur.
Vale.
14.
M. S. R. El. S. S. p. d.
Vera principis majestas non
est in amplitudine, in dignitate,
auro, purpura, gemmis et aliis
pompis fortunae; sed in pru-
dentia, sapientia et érudition e;
verum quantopere principis vult
abesse a sordidis opinionibus,
! et stulticiis vulgi. .
i Vale et me ama quantum
I poteris.
15.
M. R. S. El. Sor. S. p. d.
Ut semper more meo faciam
te participem lectionum mea-
rum, erudicebamnudiustertius
quod princeps non débet jactare
stemata et imagines nobilitatis
quae habet a suis parentibus;
sed potius débet sequi et expri-
mere virtutes et bonos mores
illorum. Nam vera nobilitas est
virtus, enim débet inslructus
esse princeps cognitione disci-
plinarum. Et quod minus est,
ornatus picturis et stemmatibus
majorum quibus, soror, satis
sumus ornatae.
Vale.
48
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
nous sommes assez ornés, effor-
çons-nous donc d'avoir le premier.
Adieu, de Compiègne, 13 d'août.
16.
Je lisois aujourd'hui, ma sœur,
que Caton appeloit les princes,
gardes de la république , et dit qu'il
faut qu'ils soyent à leur pays ce
que les chiens sont aux troupeaux,
et appelle le prince cruel et tyran
lion. Saint Paul parlant de Néron ,
l'appeloit ainsi : Je suis, disoit-il ,
délivré de la bouche du lion. Le
sage Salomon a semblablement
aussi dépeint le prince tyran, di-
sant, le prince mauvais sur son
pauvre peuple est un lion rugis-
sant et un ours affamé. Apprenons
donc maintenant les vertus, ma
sœur, lesquelles nous rendront
chiens fidèles à nos troupeaux, et
non loups, ni ours , ni lions. Mon
maître m'a dit que vous vous trou-
vez mal, je vous irai tantôt voir,
cependant je vous dis adieu.
U d'août.
Si en notre jeune âge, ma sœur,
nous apprenons les vertus ainsi
que je vous écrivois hier, le peu-
ple ne nous appellera jamais loups
ni ours, ni lions ♦ mais nous hono-
rera et aimera comme les enfants
16.
M. S. R. El. S. S. p. d.
Legebam hodie, soror, quod
Plato appellabat principes cus-
todes reipublicae dicens eos
oportere patriae esse quid canis
gregi ; quod si canes vertuntur
in lupos, quid sperandum est
gregi ? Tum vocat principem
crudelem et tyrannum leonem.
Divus Paulus loquens de Ne-
rone ita etiam appellabat : Libe-
ratus sum, dixit, de or© leonis.
Sapiens ille Salomon adhuc mo-
dum depinxit tyrannum prin-
cipem ; impius princeps, inqsrit,
super pauperem populum est
leo rugiens, et ursus esuriens.
Nunc igitur discamus, soror, vir-
tutes omnes, quae nos efficient
canes fidèles nostris gregibus ,
non lupos, non ursos, neque
leones.
Preceptor meus dixit mihi te
laborare ventre, ego statim te
videam. Cura intérim ut bene
valeas.
il.
M* S» R. El. Sor. S. p. d.
Si in hac nostra juveni ae-
tate didiscerimus virtutem ut
beri dicebam, ndnquam popu-
lus nos appellabit topos, ursos
neque leones, sed nos amabit,
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
49
ont coutume aimer les pères et
mères. Le propre d'un bon prince
est de ne blesser personne, pro-
fiter à tous maniement aux siens,
et que cette voix tyrannique soit
loin de son entendement: Je le
veux ainsi , je le commande ainsi ,
et pour toute raison ma volonté soit ;
car, ma sœur, cette voix est vraie
qui jà est allée en proverbe; ils
baient quand ils craignent. Adieu.
Ce 17 août, à Compiègne.
18.
Vous ébahissez, ma sœur, pour-
quoi je sortis hier de la chambre
de la reine, vu qu'il étoit dimanche
pour aller en mon étude.
Crois que depuis deux jours je
lis un colloque d'Érasme, qu'il
appelle diluculum, tant beau , tant
joyeux, et tant utile que rien plus.
Eh Dieu! comme il tance ceux qui
dorment si tard et font si peu de
cas de perdre le temps, qui, entre
toutes choses, est la plus pré-
cieuse. Davantage, le latin y est
si facile et si élégant, qu'il n'est
possible d'être plus poli; je le
vous expliquerai aujourd'hui si
j'ai loisir.
Adieu , ce 20 août.
19.
Quand hier au soir mon maître
vous prioit de reprendre votre
?œur, de quoi elle vouloit boire se
et colet ut pueri soient amare
parentes; proprium boni prin-
cipis est ledere neminem, omni-
bus esse presentem sicut suis.
Denique vox illa tyrannica absit
ab animo principis :
Sic volo, sic jubeo, sit pro
ratione voluntas.
Est enim ista vox vera quae
jam abiit in proverbium : ode-
runt dum metuent.
Bene vale, suavissima soror.
18.
M. R. S. El. S. S. p. d.
Miraris, soror, cur egressa
sum heri cubiculo regina», quum
esset dominica dies, ut disce-
derem in musaeolum meum;
crede mihi lego adhuc duobus
diebus dialogea Erasmi quem
diluculum appellat, certcadeo
pulcherrimum, adeo letum et
utilem, ut nihil supra. Proh
Jupiter ! ut animadvertit in eos
qui dormiunt in tantam lucem
non curantes perdere tempus
quodinrepraeciosissimapraecio-
sissimum est. Preterea sermo
latinus adeo purus et elegans
est ut politior esse non possit.
Explicabo tibi hodie, si venerit
per otium. Vale.
20 august.
19.
M. R. S. El. Sor. S. p. d.
Quum heri sero, meus pre-
ceptor te deprecabatur ut re-
4
50
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
voulant mettre au lit, vous lui
répondîtes que vous-même vouliez
boire aussi ; voyez donc , ma sœur,
quelles nous devons être, qui
sommes l'exemple du peuple, et
comme oserons-nous reprendre
les autres si nous-mêmes ne som-
mes sans faute. Il faut qu'un bon
prince vive de telle sorte , que les
plus grands et les plus petits pren-
nent exemple de ses vertus, qui
fasse qu'en sa maison il ne puisse
être repris de personne, et que
dehors ne soit vu que faisant et
pensant chose pour l'utilité publi-
que, il doit avoir grande cure que
sa parole ne sente rien que vertu,
soyons donc du tout adonnées aux
bonnes lettres, ma sœur, et il en
prendra bien à nous et à nos sujets.
Adieu, de Compiègne, 25 août
1554.
20.
J'ai entendu , ma sœur, qu'hier
à votre leçon vous fûtes opiniâtre,
vous avez promis de ne le plus
être; je vous prie, laissez cette
coutume et pensez que quand la
princesse prend le livre entre ses
mains, elle le doit prendre non
pour se délecter seulement, mais
pour s'en retourner meilleure de
la leçon. Et la plus grande partie
de la bonté est vouloir le bien
être fait; que si vous le voulez,
certainement le pouvez, et afin
prehenderes sororem tuam,
quod vellet bibere volens des-
cendes cubitum, respondisti te
non audere, quia ipsa volebas
potare, vide ergo, soror, quales
nos debemus esse quae sumus
exemplum populo, quomodo
igitur audebimus alios emen-
dare nisi sine errore fuerimus.
Oportet bonum principem vive-
re ad hune modum ut majores
et minores omnes ab eo capere
possint exemplum virtutis, si
faciat domi ut a nemine possit
reprehendi, et non videatur
foris, nisi faciens vel cogitans
publicam utilitatem cum débet
curare maxime ut sermo illius
nihil sapiat nisi virtutem id
quod non potest fieri sine doc-
trina, simus ergo omnino de-
ditae bonis litteris, soror, et
praeclare nobiscum, et subditis
agetur.
Vale.
20.
M. S. R. El. S. S. p. d.
Soror, quod heri in tua
lectione fuisti pertinax promi-
sisse non amplius esse, te depre-
cor ut relinquas istam con-
suetudinem, et cogites quod
quum princeps accepit librum,
débet non solum ut delecte-
tur sed ut discedat melior a lec-
tione , et major pars bonitatis
est velle bonum fieri, quod si tu
vis certe potes. Dum ut statim
babeas animum principe dig-
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
5!
que bientôt ayez l'esprit digne de
princesse, pensez que ceux qui
vous reprennent et admonestent
librement, sont ceux qui vous
aiment le plus. Pourquoi accoutu-
mez-vous à ceux-là et les aimez
A Villiers-CoUerets, 8 de sep*
tetnbre.
21.
Afin que vous puissiez répondre
à ces beaux de viseurs, qui disoient
bier que c'est affaire aux femmes
à ne rien savoir : je vous veux
bien dire, ma sœur, qu'une femme
de votre nom a été si savante qu'elle
leur eût bien répondu si elle y
eût été.
C'est Elisabeth, abbesse d'Alle-
magne, laquelle a écrit beaucoup
de belles oraisons aux sœurs de
son couvent, et une œuvre des
chemins par lesquels on va à Dieu.
Thémistocles, sœur de Pythagore,
étoit si docte , qu'en plusieurs lieux
il a usé des opinions d'icelle, et
afin que vous ayez de quoi satis-
faire à tels messieurs, je vous
en apprendrai un grand nombre
d'autres.
Adieu, et celle qui vous aime,
ma sœur, aimez-la beaucoup aussi.
A Villiers-Cotterets, 10 de sep-
Detenez ce que je vous ai écrit
de toutes ces femmes, ma sœur,
et à leur exemple , mettons peine
d'apprendre les bonnes lettres,
nom , cogita illos qui recognos-
cunt et emendant errata tua et
libère te docent esse qui te plu-
rimum amant, quare et illos
assuesce amare.
Vale.
21.
M. S. R. El. Sor. S. p. cL
Ut possis respondere bellis
istis blateronibus qui heri dice-
bant esse faminarum nihil sa-
père : volo te discere, soror,
feminam tui nominis adeo sa-
pientem fuisse ut bene res-
pondisset iilîs si adfuisset. Est
Elisabeth abatissa Germanica
quae scripsit plures orationes ad
sorores sui convenais et opus
de eis quibus itur ad superos.
Themistoclea soror Pytha-
gorae ita docta erat, ut pluribus
in locis usus sit illius opinio-
nibus. Et ut habeas, unde sa-
tisfacias eis hominibus te do-
cebo magnum aliarum nume-
rum.
Vale et illam que te plurimum
amat, soror ama.
Vale iterum. 10 septembre.
Manda mémorise id quod ad
te scripsi ex istis omnibus fe-
minis, et exempla (pro exemplo)
illarum demus operamut disca-
4.
52
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
lesquelles ainsi comme elles nous
rendront immortelles à jamais.
22.
11 ne nous faut perdre le courage,
ma sœur, si la vertu et le savoir
sont longs à apprendre sur toutes
choses qui sont faites si tôt, tôt
elles périssent aussi.
Agatharchus, peintre, se van-
toit de peindre légèrement, et que
Zeuxis restoit trop longtemps sur
l'œuvre ; mais Zeuxis, répondit : Je
mets longtemps à peindre, et je
peins pour jamais ; les choses sitôt
nées périssent bien soudainement,
et celles qui sont longtemps élabo-
rées durent un long âge. La bette
croît bientôt, et le buis petit à
petit; regardez ma sœur, lequel
dure plus. Prenez donc courage,
ma joie, la vertu est éternelle.
Saint-Germain , le 24 novembre
1554.
mus bonas litteras, quae ita ut
illas nos reddent immortales.
Vale.
22.
M. S. R. El. S. S. p. d.
Non oportet nos despondere
anima, soror, si virtus et eru-
ditio discantur cum longo tem-
pore , nam ea omnia quae cito
fiunt cito etiam pereunt.
Agatharchus, pictor, sese jac-
tabat de celeritate pingendi ,
quodZeuxisimmorabaturoperi;
at Zeuxis respondit : diu pingo,
sed pingo aeternitati; res tam
subito natae pereunt cito ; et illa
quae diu sunt elaborata durant
per longam aetatem. Beta statim
crescit, et buxus paulatim ; vide,
soror, utrum plus durât? Sis
animo forti , mea voluptas, uni-
ca virtus aeterna manebit. Apud
Sanc.-German., 24 novembre.
Vale.
Nous arrêterons ici nos citations, et nous ne reprodui-
rons que la conclusion presque . enfantine de quelques
autres thèmes; ils se terminent tous ou par quelque nou-
velle intime, ou par l'expression d'une tendresse de
sœur. La série qu'ouvre la dernière lettre que nous avons
donnée poursuit la nomenclature des femmes de l'anti-
quité illustres par leur science. Quinze lettres sont con-
sacrées à la célébration de leur mémoire pour l'émulation
d'Elisabeth.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
53
C'est aujourd'hui la fête de la
Sainte-Croix, en laquelle pour
notre salut a pendu l'éternel Jé-
sas-Christ, Fils du Dieu éternel :
je vais au parc pour un petit ré-
créer mon entendement, qui est
cause que je fais ici un.
Ma lettre ne sera plus longue,
ma chère sœur, parce que n'êtes
encore assez bien guérie. Si je ne
vous fus hier voir, le médecin en
est cause, qui ne le voulut, pour
ce qu'avez pris médecine.
18 septembre.
Je ne vous en nommerai d'au-
tres pour le présent, pour ce qu'il
faut que j'aille voir le roi , qui prit
au soir des pilulles; je n'eus loisir
de vous visiter hier. Je vous prie,
ma sœur, de me pardonner.
20 septembre.
La reine m'a défendu de vous
aller voir, pour ce qu'elle pense
que vous avez la rougeolle, de
quoi je suis bien fort marrie ? je
vous prie me mander comme vous
portez.
23 septembre.
Hodie est festus dies Sanctœ
Crucis in qua pro nostra salute
pependit aeternus Jésus Christus
Filius aeterni Patris ; discedo in
arbustum, ut recreem meum
ingenium, quare finem scri-
bendi facio.
Vale. 14 septembre.
Non erit epistola mea longior,
suavissima soror, quia nundum
satis convalescis. Si te non vi-
serim heri, medicus in causa
est , noluit enim propterea quod
acceperas medicinam.
Vale.
Nullas enumerabo alias in
presentis, quia oportet me ire
ad regem, qui sero accepit ca-
tapotia. Non licuit per otium
inv isere te heri , quare te ora-
tam velim, soror, ut mihi par-
ceas.
Vale.
Regina vetuit ne te viserem,
soror, quod putet te laborare
pustulis, sive boca; qua de re
dolenter fero atque unice te
oro mihi signiûces ut valeas.
Vale.
Les lettres qui terminent ce charmant recueil emprun-
tent à Plutarque, à Cicéron, à Platon, et quelquefois à
Érasme, les vérités et les principes que la reine d'Ecosse
proposait à sa belle-sœur.
5ft VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
A ces études et à ces jeux ne se bornèrent pas les es-
sais littéraires d'Elisabeth de Valois : l'éloignement de
Catherine de Médicis, les absences du roi Catholique, son
amitié pour don Carlos, furent souvent l'occasion de
dixains dans lesquels sa sensibilité inspirait son habileté
poétique.
. La correspondance que lui imposait quelquefois la po-
litique faisait place souvent à celle que lui dictait son
cœur.
CHAPITRE SIXIÈME.
MA&IAGE DE PHILIPPE II ET D'ELISABETH DE VALOIS.
Elisabeth de Valois devait se marier à l'infant don
Carlos; l'histoire, en plaignant cette princesse de l'époux
qui lui fut substitué 9 grâce aux besoins de la politique,
doit la féliciter cependant d'avoir échappé à une union
qui, sans la rendre plus heureuse, l'aurait faite moins
grande, et l'aurait laissée incapable du bien que sa royale
influence fit en France et en Espagne.
La princesse Claude de France, sœur cadette d'Elisa-
beth, avait été précédemment unie au duc de Lorraine,
et comme quelques courtisans remontraient au roi le tort
qu'il faisait à sa fille atnée en contrariant l'ordre des
naissances par celui des mariages, il répondit : « Ma fille
Elisabeth est telle, qu'il ne lui faut pas un duché pour la
marier, il lui faut un royaume, encore ne faut-il pas qu'il
soit des moindres, mais des plus grands, tant grande elle
est en tout, et m'assure tant, qu'il ne peut lui en manquer
un. Voilà pourquoi elle peut encore attendre \ »
Ce royaume ne fit pas longtemps défaut à l'ambition
paternelle.
Au reste, en épousant l'infant don Carlos, avec lequel
son mariage se négociait alors, Elisabeth avait en perspec-
tive ce trône et cette couronne qui avec la main de Phi-
lippe II lui échurent en plus prompte possession.
Don Carlos était né, le 8 janvier 1545, de la princesse
dona Maria de Portugal, fille du roi Jean III, et de Ca-
* Brantôme, Dames illustres françaises et étrangères, discours 4e.
56 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
therine, quatrième sœur de Charles -Quint. Philippe II
l'avait préférée à Marguerite de France, fille de Fran-
çois Ier, qui depuis épousa Emmanuel-Philibert, duc de
Savoie. Dona Maria mourut à Valladolid peu de jours après
la naissance de don Carlos. Ce jeune prince avait trois
mois seulement de plus qu'Elisabeth de Valois ; fils aine
et jusqu'alors unique du roi d'Espagne, il ne pouvait pas
perdre son trône, à moins de l'une de ces destinées con-
traires aux lois de la nature, et que la Providence seule
prépare et dirige pour l'exercice et pour l'enseignement
de sa souveraine puissance.
Ce fut pendant le cours des longues négociations qui
s'étaient poursuivies pour le mariage de don Carlos que
Philippe II perdit la reine d'Angleterre sa seconde femme.
Elle suivit de près au tombeau l'empereur Charles-Quint,
son beau-père, ainsi que dona Maria, reine douairière de
Hongrie, et dona Éléonore, reine douairière de Portugal
et de France, sœurs de ce grand monarque. Marie d'An-
gleterre mourut aussi en 1 558 , à l'âge de quarante-trois
ans, après cinq ans de règne et trois années de mariage.
Epoux sans amour, sans bonheur, sans enfants, le roi
d'Espagne devint veuf sans souvenirs et sans regrets,
voyant toutefois avec inquiétude l'Angleterre échapper à
son alliance intime; il craignit que le roi de France ne
fit valoir les droits que la reine d'Ecosse avait sur ce
royaume, comme petite-fille de Marguerite, sœur aînée
de Henri VIII '. Lorsque Elisabeth d'Angleterre, sa belle-
sœur, encore chancelante sur son trône, y fut cependant
montée en vertu -du testament du roi son père et de
l'aveu du parlement, il lui envoya le comte de Feria, et
1 Rapin Thoyras, Histoire d'AngUttrre, tome VII, page 460.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 57
loi fit exprimer son désir de s'unir à elle par les liens du
mariage.
Elisabeth n'avait alors que vingt-cinq ans, et sans être
régulièrement belle, sa noblesse et sa majesté semblaient
dignes de toutes les couronnes que Philippe II, dans sa
politique plus que dans son amour, s'empressait de lui
offrir. Le roi d'Espagne s'appuyait, dans cette recherche,
sur les services qu'il avait rendus à la reine : sans ses
instances redoublées et quelquefois importunes, sa vie
peut-être eût couru des dangers sous le règne de Marie,
ou tout au moins sa sœur eût pris des mesures efficaces
pour l'exclure du trône. Mais il faut le dire aussi pour
dispenser Elisabeth d'une immense reconnaissance, tant
que Marie ne donnait point d'héritiers à la couronne
d'Angleterre, la conservation de ses jours et celle de ses
droits éloignait et détruisait peut-être les chances de
succession auxquelles pouvait prétendre Marie Stuart,
cette amie des Français avant de devenir leur reine. La
politique de Philippe II ne pouvait admettre cet immense
accroissement de puissance au profit d'une nation rivale
de l'Espagne.
Elisabeth répondit à ces instances avec tous les ména-
gements exigés par la prudence. Elle allégua l'affinité
existant déjà entre elle et le roi d'Espagne, ajoutant
qu'elle ne lui permettait pas ce nouveau lien. Lorsque
l'ambassadeur répliqua que son souverain se chargeait
d'obtenir la dispense du pape, elle n'eut garde de l'ac-
cepter davantage. Son mariage avec Philippe II dans de
telles conditions l'aurait rattachée, par cet acte de sou-
mission, à l'Église romaine. Renoncer à la religion qu'a-
vait fabriquée le roi son père pour le service de ses
58 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
passions, c'était renoncer à la légitimité de sa naissance.
Accepter les dispenses du pape Paul IV pour contracter
un mariage avec le roi son beau-frère, c'était reconnaître
la validité de celles que le pape Jules II avait accordées à
Henri VIII, pour épouser sa belle-sœur Catherine d'Ara-
gon, veuve d'Arthur, prince de Galles; c'était justement
taxer d'hypocrisie les vains scrupules éprouvés par le roi
d'Angleterre après dix -huit ans d'une union parfaite,
c'était appeler de son vrai nom de commerce adultère, et
c'était frapper de nullité le mariage d'Henri VIII avec
Anne de Bolen; c'était enfin pour elle-même descendre
au rang de fille légitimée sans doute, mais bâtarde dans
l'origine. Les démarches de Philippe II demeurèrent donc
vaines. Elisabeth , tout en protestant de son estime pour
le roi d'Espagne, se retrancha dans les délicatesses de sa
conscience '. Éludant ainsi les recherches de son beau-
frère, elle ne tarda pas à voir son soi-disant amour se
changer en inimitié, mais elle sut en mépriser les me-
naces et en braver les fureurs.
Avant que cette conclusion , favorable aux intérêts de
la France, eût été obtenue, le roi Henri II avait sage-
ment craint que cette nouvelle alliance de l'Espagne avec
l'Angleterre ne rendit plus forte et plus dangereuse l'ini-
mitié de ces deux royaumes contre le sien. Il écrivit à
Philibert Babou, évêque d'Angoulême et son ambassa-
deur à Rome, d'agir auprès du pape, pour que les dis-
penses fussent refusées, par un motif de religion, et par
1 Rapin Thoyras, Histoire d'Angleterre, tome VII, page 464. — David
Hume, Histoire d'Angleterre, tome X, page 46. — Thomas Rymer, Actes
publics d'Angleterre, Affaires domestiques, art. 4er. — De Larrey, Histoire
d'Angleterre, tome III, page 3. — Je3n de Ferreras, Histoire d'Espagne,
tome IX, page 409, note.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 59
respect pour la discipline ecclésiastique. Mais il ne fut
pas besoin de recourir à ces moyens, la reine d'Angle-
terre ayant pris le soin de servir en ce point les intérêts
de la France, tout en se proposant les siens propres pour
unique mobile1.
Pendant ce temps d'autres ambassadeurs poursuivaient,
à Paris, le mariage de don Carlos avec Elisabeth de Va-
lois. Vaincu dans sa diplomatie du côté de l'Angleterre,
Philippe II rompit moins que jamais ses négociations de
paix et d'alliance avec la France; seulement il changea
leurs conditions et leur objet. Il substitua sa main à
l'offre qu'il avait faite de celle de don Carlos. Le repos
de la France était tellement intéressé à l'acceptation de
ces exigences, qu'elles furent à peine discutées.
Brantôme raconte ce fait dans les termes suivants :
« Venant à estre veuf par le trépas de la royne d'Angle-
terre sa femme et sa cousine germaine, ayant veu le
pourtraict de madame Elisabeth, et la trouvant fort belle
et fort à son gré, le roi Philippe en coupa l'herbe soubs
le pied à son fils, et la prit pour lui, commençant cette
charité à soy-même. Aussi les François et les Espagnols
disoient-ils, pour lors, tous d'une mesme voix, la voyant
si accomplie, que vous eussiez dit qu'elle avoit esté
conçue et faicte avant le monde, et réservée dans la
pensée de Dieu jusqu'à ce que sa volonté la joignit avec
ce grand roy son mari; car il n'estoit autrement prédes-
tiné que lui, estant si hault, si puissant, et quasi appro-
chant en toute grandeur au ciel; épousant autre princesse
que surhumaine, et en tous poinctsparfaicte et accomplie8. »
* J. A. de Thon, Histoire universelle, tome 11, page 537.
* Brantôme, Vies des dames illustres françaises et étrangères, p. 4*8.
60 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Sans entrer en discussion avec les nombreux historiens
détecteurs de ce mariage, qui n'apporta d'ailleurs que peu
de joie à la jeune princesse, il faut répondre à ceux qui
le blâment au point de vue de la disproportion de l'âge,
et qui disent qu'Elisabeth de Valois, en épousant le roi
Philippe H, entra dans le lit d'un vieillard. Elisabeth de
Valois n'était, il est vrai, qu'une enfant : elle avait qua-
torze ans, mais le roi d'Espagne, né en 1527, n'avait
que trente-deux ans; sa physionomie ne les annonçait
même pas. Nous n'irons point en chercher les détails ail-
leurs que dans le portrait confidentiel dessiné, quelques
années plus tard, de la main de M. de Fourquevaulx, et
adressé à Catherine de Médicis le 27 septembre 1556. Il
donnait à cette reine des nouvelles du roi Catholique ^ il
relevait de maladie, « et le jour de nostre audience, man-
dait l'ambassadeur, ce roy me sembla plus beau, plus
frais et plus jeune qu'il n'estoit devant. Si est ce, que le
lendemain il fut à la chasse l. »
L'évêque de Limoges, Sébastien de Laubespine, fut
chargé par Henri II de régler, aux conférences de Ca-
teau-Cambrésis, les articles du mariage projeté entre
Elisabeth de Valois et le roi Catholique, et de débattre sa
dot, qui fut de 400,000 florins. Leur payement devait
être accompli en trois termes, dont le dernier ne dépas-
serait pas le dix-huitième mois, à partir de la célébration
du mariage *• Là ne se bornèrent point la mission et les
services de l'évêque de Limoges. Il avait si habilement et
si heureusement conduit les affaires de cette royale union,
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr. ^ n° 430, folio 464.
2 M. Louis Paris, Négociations relatives au règne de François II,
notice, pages 50 et 23.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 61
que le titre qui manquait à son élévation fut enfin accordé
à ses mérites : il fut nommé ambassadeur de France près
du roi Philippe II ; et parmi les soins nombreux et déli-
cats qui plus tard furent confiés à sa fidélité et à son zèle,
celui de servir de guide à la jeune fille de Henri II au
milieu d'une cour envieuse et hautaine ne fut pas un des
moindres '•
Le 22 juin 1559, la cour de France était en joie, et
tout le royaume lui-même était en fête et en espérance :
le plus beau, le plus sûr gage de la paix avec l'Espagne
recevait sa consécration.
Don Ferdinand Àlvarès de Tolède, duc d'Albe, suivi
d'un cortège magnifique dans lequel figuraient le prince
d'Orange, ce prochain ennemi de Philippe II, et le comte
d'Egmont, sa future victime, épousait, au nom du roi son
maître, dans la cathédrale de Paris, la princesse Elisabeth
de Valois; elle était conduite par le roi son père, accom-
pagné de tous les grands du royaume, et le cardinal de
Bourbon lui donnait la bénédiction nuptiale 8.
a Le duc d'Albe trouva la princesse extrêmement
agréable et advenante, et dit qu'elle feroit bien oublier
au roy d'Espagne les regrets de ses dernières femmes, de
l'Anglaise et de la Portugaise 3. »
A peine ce mariage était célébré, que Philippe II, re-
tenu en Belgique par les troubles qui s'y manifestaient,
et par l'hérésie qui s'y propageait, envoya Ruy Gomez
de Silva, comte de Melito, prince d'Eboli, porter à la
reine son épouse de précieux bijoux \
1 M. Louis Paris, Négociations relatives au règne de François //,
notice, page 23.
* Jean de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 405.
3 Brantôme , Histoire des dames illustres françaises et étrangères , p. 4 28.
4 Jean de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, lome IX, pa^c 408.
CHAPITRE SEPTIÈME.
PREMIERS EFFETS DE LA. VOLONTÉ DE PHILIPPE II A L'ÉGARD
DE LA REINE D'ESPAGNE.
Lorsque le duc d'Albe reçut la mission d'épouser Eli-
sabeth de Valois au nom de Philippe H, ce prince était
dans ses provinces belges , et s'occupait de leur pacifica-
tion. Quelque urgente que pût être la prolongation de
son séjour, à cause de la continuation des troubles et des
mécontentements, il fut rappelé en Espagne par les pro-
grès que l'hérésie menaçait d'y commettre. L'archevêque
de Tolède lui-même en était suspecté, et, sur un ordre
envoyé par le roi , l'inquisition instruisait son procès.
Philippe II croyait devoir se montrer si implacable et si
terrible à ce sujet, qu'il avait enjoint de n'épargner pas
même son propre fils , s'il se rendait coupable d'un tel
crime !, langage et volonté dont le roi François Ier, plus
calme et plus modéré cependant dans les actes de son
zèle, lui avait donné l'exemple vers la fin de son règne*.
Les prisons de l'inquisition regorgeaient de gens cou-
pables de participation aux idées nouvelles. Le spectacle
de leur supplice agitait les populations; les Maures du
royaume de Grenade avaient part à cette persécution; ils
commençaient à secouer le joug qu'en l'année \ 499 le
roi Ferdinand le Catholique leur avait imposé 8.
Pensant laisser aux provinces dont il s'éloignait un
1 Jean de Ferreras, Histoire d* Espagne , tomo IX, page 444.
1 M. l'abbé Montlezun, Histoire de Gascogne , tome V, page 224.
1 Watson, Histoire du règne de Philippe II, tomo H, page 58.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 63
gage d'affection et en retirer lui-même un de stabilité,
Philippe II leur donna Marguerite de Parme, sa sœur,
pour gouvernante. Cette princesse, fille naturelle de
Charles Y, était née quatre ans avant son mariage, de
son commerce avec une noble dame belge, appelée Mar-
guerite Van Gest l. Veuve en premières noces d'Alexandre
de Médicis, duc de Florence, la princesse avait épousé
Octave Farnèse, de la maison du pape Paul III. Ses
mœurs étaient douces , son gouvernement devait ressem-
bler à ses mœurs : née et élevée en Belgique, elle
avait pour elle des sympathies qui répondaient de sa
popularité; son fils, Alexandre Farnèse, que le roi
emmenait à sa suite en Espagne, sous prétexte d'édu-
cation, mais, dans le fait, comme otage, garantissait
sa fidélité1.
Ce fut au milieu de ces préparatifs que le roi d'Es-
pagne, partant vers le 9 août 1 559 , envoya Tordre de la
Toison d'or au roi François II, et des condoléances à ce
prince, son beau-frère, à la reine Elisabeth , sa femme,
à Catherine de Médicis, sa belle-mère , sur la mort du roi
Henri II; il faisait en même temps avertir la cour de
France de son départ, et prévenait le roi et la reine
douairière qu'il enverrait chercher la reine d'Espagne,
s'il ne leur convenait mieux de la lui faire conduire
lorsqu'il serait arrivé dans ses États de la Péninsule '.
Non content de ses soins, Philippe II appliquait encore
son attention et ses scrupules aux détails de la conscience
de sa nouvelle épouse. Il liait son bonheur et sa sécurité
1 Strada, De bello Belgico, page 49.
2 Watson j Histoire du règne de Philippe //, tome I*% page 428*
3 Jean de Ferreras, Histoire d'Espagne, tome IX, page 409.
64 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
à son fervent catholicisme. Ravi de sa jeune compagne,
que sa réputation, ses portraits et les rapports du duc
d'Âlbe lui faisaient déjà connaître, il s'expliqua haute-
ment de son amour et de sa joie. L'évêque de Limoges
mandait au cardinal de Lorraine et au duc de Guise, en
date du 8 août, que « Qncques prince n'eut plus de
contentement de créature qu'il a de la reine Catholique,
sa femme , ce que par lettres je ne saurois assez repré-
senter1. »
Voulant conserver sans doute ce bonheur qu'il avait
acquis et le placer sous la garde de la religion, voulant
aussi présenter à ses peuples du midi, dont la croyance
s'exaltait presque jusqu'au fanatisme, une reine pénétrée
de la foi qu'il professait lui-même, il s'appliqua à lui
donner un guide. Il voulut que ce directeur, cherché,
examiné et choisi par son propre confesseur, « fût homme
de bien, sçavant, et accompagné de quelque prudence,
pour par lui en ung besoin remontrer et avertir ladite
dame des choses qui lui seroient agréables *. » Ces deux
prêtres d'élite et d'influence, s' entendant ainsi entre
eux, maintiendraient, au dire de Philippe H, l'harmonie
dans le royal ménage, et l'offriraient à leurs peuples
comme un exemple d'amour conjugal et de catholicisme
fervent.
Le roi d'Espagne, malgré les dissidences qui avaient
existé entre lui et la reine Marie d'Angleterre, se souve-
nait de l'utilité dont cette combinaison spirituelle avait
été quelquefois pour lui. Il écrivit là-dessus à l'ambassa-
deur de France chargé de cette délicate mission, et lui
représenta « les bons offices que pareil accommodement
1 M. L. Paris, Négociations sens François II, page 84. — 2 Jd., p. 69.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 65
avait souvent faict, durant la feue reyne d'Angleterre,
entre elle et Sa Majesté Catholique '. »
Ruy ou , selon d'autres, Roderic Gomez de Silva* était
mêlé dans cette affaire, intrigue ou négociation, comme
on voudra l'appeler. Attaché de bonne heure à la per-
sonne de Philippe II, il l'avait accompagné en Angleterre
lors de son mariage avec la reine Marie, il l'avait suivi
en Flandre, il allait encore s'embarquer avec lui pour
l'Espagne. Discret en toutes choses, agréable d'esprit,
affable dans ses manières, il était rival d'autorité du duc
d'Albe, et son ennemi par la similitude de leurs ambi-
tions. Le roi d'Espagne les favorisait presque également
de sa confiance et de grands honneurs. Il animait volon-
tiers leur antipathie réciproque; elle les établissait en
défiance et en surveillance l'un de l'autre, et elle tran-
quillisait ainsi son caractère soupçonneux \ Cependant
Ruy Gomez obtenait la plus grande part de l'intimité de
son maître; il entrait dans son intérieur le plus secret, il
avait son oreille à toute heure , il couchait dans la chambre
du roi d'Espagne4. Mais si la grande faveur de Ruy
Gomez de SU va, prince d'Eboli, avait pris son origine
dans les qualités et dans les avantages personnels de ce
seigneur, son extension et sa solidité, qui ne faillirent
qu'à sa mort, en 1573 5, avaient une cause moins hono-
rable. La longue passion du roi pour la fille du vice-roi
1 Dépêche de l'évèque de Limoges au cardinal de Lorraine. — M. L. Paris ,
Négociations sous François II, page 69.
* Wilhelm Imhoff, Genealogiœ vigenti illustrium in Hispania fami-
liarum, page 288.
* M. Mignet, Antonio Pérès et Philippe II, page 6.
* M. L. Paris, Négociations sous François II, page 477.
5 M. Mignet, Antonio Pérès et Philippe IL — Imhoff, Genealogiœ , p. 288.
5
66 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
du Pérou, Anne de Mendosse, princesse d'Eboli, ne fin
point étrangère à cette conservation ni à cette étendue *.
« Spirituelle, altière, passionnée, résolue, cette dame
exerçait beaucoup de séductions, et, bien que privée d'un
œil, elle obtenait d'Antonio Perez l'éloge d'être une perle
de femme enchâssée de rares fleurons de beauté et de
fortune9. *>
Cette princesse, mariée si jeune encore qu'il fallut dif-
férer deux ans l'accomplissement et la consommation du
mariage, ne tarda pas à devenir excessive en chacune de
ses passions , autant qu'altière en chacun de ses actes.
Après la mort du prince d'Eboli, elle fonda un couvent
de Carmélites à Pastrana; non contente de cette œuvre
pie, elle entreprit d'y cacher son deuil, peut-être d'y
feindre une légitime douleur. Elle y porta l'orgueil de sa
nature et la révolte de son caractère; A la pratique de la
pénitence elle voulut substituer l'exercice de son autorité,
et sous l'habit le plus humble et le plus mortifié elle por-
tail les instincts du monde. Sainte Thérèse disait d'elle :
« L'entrée en religion de la princesse d'Eboli est digne
dé compassion 3. » Elle sorti f du couvent avec fracas et
fureur, et, devenant l'ennemie des religieuses dont elle
avait vainement entrepris d'être la sœur, elle leur fit
subir de son palais un dur esclavage. Nul n'osait plus
venir les consoler, et sainte Thérèse fut obligée de les
appeler du monastère de Pastrana, trop placé sous ses
1 M. Mignet, Antonio Pires tt Philippe II. — ft&hoff, GtMahgiœ,
page 70 et 74 .
2 M. Mignet, Antonio Pvrès tt Philippe IL — Imhoff, Qenukgiœ*
page 70 et 1\.
3 Lettre de sainte Thérèse att P. Dominique Bagués, dominicain.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 67
yeux, à celui de Ségovie. Elles y retrouvèrent le calme
et la retraite nécessaires à leur vocation.
Bien avant cette époque et dès Tan 1 567, lorsque Phi-
lippe II préparait son voyage des Pays-Bas, la princesse
d'fiboli jouissait déjà d'une si haute faveur, que, sous
prétexte d'accompagner Ruy Gomez, son mari, elle de-
vait suivre le Roi Catholique. Sa cour cependant allait
être bien réduite : il ne voulait à sa suite qu'un seul valet
de chambre et un officier de chaque sorte '.
Telle fut la femme qui ne tarda pas à subjuguer Phi-
lippe IL II eut d'elle plusieurs enfants, dont il fit de
grands seigneurs à sa cour. Il différait dans ses écarts de
l'empereur son père, lequel fut aussi, selon la condition
humaine, sujet à fragilité8. Marguerite de Parme, née
quatre ans avant son mariage, Jean d'Autriche, né sept
ans après son veuvage, en sont la preuve. Du moins
durant son union Charles-Quint demeura fidèle à l'impé-
ratrice Isabelle, « c'était un bruit, accrédité que tant
qu'elle vécut, l'empereur lui conserva religieusement la
foi conjugale '. » Les faiblesses de Philippe II furent plus
nombreuses et moins pardonnables. Sa politique on son
amour réclamèrent légitimement quatre épouses succes-
sives. Elles ne lui suffirent pas , il lui fallut des maltresses ,
et la femme de Ruy Gomez de Silva fut celle qui le
détourna le plus de ses devoirs d'époux. Toutefois, son
influence, bien assise déjà durant la vie d'Elisabeth , ne se
déclara complètement et ne fut évidente et avouée qu'en
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr. -^, page 879 et 880.
2 Jean de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 403,
3 Strada, De belle Belgico, pages 49 et 705.
5.
68 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
l'année 4570 '. Cette princesse cependant avait eu quel-
ques inquiétudes et quelques chagrins de son empire
naissant. En Tannée 1567 entre autres, lorsqu'il fut
question du voyage de Philippe II dans les Pays-Bas, pour
mettre ordre aux troubles qui s'aggravaient chaque jour,
Antonio Perez devait accompagner le roi, et la prin-
cesse d'Eboli était, nous l'avons dit, du petit nombre des
personnes admises à le suivre9.
L'austérité que le roi témoignait d'ailleurs formait un
contraste ridicule avec ses habitudes tout au moins lé-
gères; on le voyait protéger la religion, non pas avec
cette matarité et cette force qui siéent à l'autorité, qui
l'ennoblissent et qui l'élèvent, mais avec cette ardeur et
cet emportement qui naissent de l'aveuglement et du
fanatisme. On le voyait encore s'appliquer à ses pratiques,
non pas avec la fidélité d'un esprit soumis et convaincu,
mais avec la surabondance et la minutie d'un esprit puéril
et scrupuleux. « Il est fort dévot, disait de lui une rela-
tion italienne, se confesse et communie plusieurs fois
l'année; il est en oraisons chaque jour, et veut être pur
de conscience; l'on pense que son plus grand pécbé est
celui de la chair3. »
A côté de ces témoignages excessifs d'une foi dont on
ne saurait douter tout en blâmant sa forme et ses effets,
Philippe II se laissait aller sans contrainte aux écarts et
aux entraînements de son cœur. Après les avoir causés
et satisfaits pendant vingt années peut-être , la princesse
d'Eboli en fut victime, parce que les soins d'Antonio
1 Michaud , Biographie universelle , tome XII.
2 M. Mignet, Antonio Pérès et Philippe II, page 70.
3 M. Mignel, Antonio Pérès et Philippe II, page 7i-
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 69
Perez, ce confident du roi et tout à la fois son rival, la
rendirent infidèle à son royal amant, comme elle l'avait
été à son époux.
Au début de son union et de sa faveur, Ruy Gomez de
Silva, prince d'Eboli, se trouva mêlé, dès Tannée 1559,
aux préoccupations du mariage de Philippe IL Consulté
par ce prince sur le choix d'un confesseur pour la reine
Elisabeth, il s'en entretint avec le confesseur de Sa Ma-
jesté; après y avoir pensé et en avoir conféré, comme s'il
s'agissait d'une affaire d'État , de la conservation de la
paix publique ou de la certitude du salut, ils déclarèrent
qu'un religieux français, dont l'histoire ne nous a pas
conservé le nom, a chef de son ordre en la province du
Lyonnais, docteur de Paris, étoit le personnage le plus
digne d'une si bonne et si sainte charge, afin d'en accom-
moder en Espagne la dite dame épouse du roy, et voyant
le tems si traversé d'erreurs et d'hérésies, étoit ainsi de
ceste part en repos et assurée \ »
A ce conseil, qui fut presque un conseil de cabinet,
succédèrent, pour le même sujet, le travail des ambassa-
deurs et de la diplomatie. L'évêque de Limoges crut de
son devoir d'en avertir la famille de la reine d'Espagne,
la prévenant que « ce personnage, homme vertueux et
de bonne vie, avoit été précepteur dudit confesseur du
roi, instruit à Paris de sa main, et ajoutant que ce seroit
pour Leurs Majestés le moyen le plus facile de s'entr'ay-
mer et communiquer ensemble, les entretenant en l'amitié
conjugale, telle que Dieu la leur ordonne et commande *. »
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 70. — Lettre de
Sébastien de Laubépine, évèque de Limoges, au cardinal de Lorraine.
2 Lettre de Sébastien de Laubépine.
70 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Ces raisons avaient été déjà alléguées au roi d'Espagne
pour fixer son choix, et (sans que la résolution en fût
encore certaine) Ruy Gomez avait été envoyé en France
pour sonder et préparer l'esprit de la reine mère et du
roi sur ce sujet.
Pour obtenir que le confesseur en question ne fût point
refusé à leur demande, on donna à entendre que des
honneurs en rapport avec son caractère sacré seraient
accordés à ses soins, « le roy usant à l'endroit de ceux
qui l'ont suivi par deçà de grandes libéralités et récom-
penses; témoin le confesseur de Sa Majesté, qui jusqu'à
présent n'a voulu recevoir aucun bienfait en l'Église,
mais a dit que Sa Majesté veult et le presse de prendre
quelque petit évêché proche du lieu où il s'ayme le plus
en Hespaigne , dont il est bien digne , pour estre sa vie
cognue et exemplaire '. »
Bien qu'il ne nous soit point donné de suivre le con-
fesseur de la reine dans l'influence qu'il acquit et qu'il
exerça sur son existence, cette négociation devait être
analysée, ou tout au moins notée en ce lieu comme
révélant une fois de plus l'esprit de Philippe II, et donnant
la mesure de la soupçonneuse et méticuleuse surveillance
qu'il voulait faire peser sur Elisabeth, même dans les
détails les plus saintement et légitimement indépendants
de sa royale et conjugale autorité.
Les pieuses et catholiques dispositious d'Elisabeth de-
vaient au reste répondre aux désirs et aux précautions
du roi son époux. Dans les nombreuses relations que les
ambassadeurs accrédités à la cour d'Espagne font de ses
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 70. — Lettre d©
Sébastien de Laubépine, évêque de Limoges, au cardinal de Lorraine.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 71
habitudes religieuses, se rencontrent souvent des témoi-
gnages tels que celui-ci :
« La reine vostre fille est demeurée solemniser ces
saincts jours et célèbre la feste au palais et en cour, où
elle a achevé son jeûne et fait sa dévotion. Sa charité
lave les pieds des pauvres et leur donne à manger et
vesty, ouï les sermons, assiste au service divin, voit les
disciplines et autres exercices de religion avec grand
contentement et satisfaction, non-seulement des prélats
qui y ont assisté et des seigneurs et dames, mais géné-
ralement de toute la cour '. »
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39e pièce, n° 7.
CHAPITRE HUITIEME.
DÉPART DE LA REINE D'ESPAGNE,
Elisabeth de Valois , voulant répondre aux empresse-
ments et satisfaire aux ordres du roi son époux, n'ap-
porta d'autres délais à son départ que ceux qu'entraî-
naient les exigences de son deuil et les convenances du
sacre du roi son frère. Ses grâces et sa royale majesté,
l'une des plus grandes du monde, devaient apporter à
cette cérémonie une solennité de plus. Philippe II n'eut
point à se plaindre de ce court délai. La reine d'Espagne
fut traitée avec le respect dû à une princesse fille et sœur
de rois, et, de plus, elle reçût les hommages réclamés
par ses nobles couronnes.
Le 1 4 septembre 1 559 , elle fit son entrée dans la ville
de Reims avec des honneurs qui ne le cédèrent point à
ceux qui furent rendus à Marie Stuart, reine de France et
d'Ecosse, sa belle-sœur, et à François n lui-même '.
Mais bientôt il lui fallut oublier ces fêtes, perdre de
vue ces lieux, et passer du deuil du roi son père à un
second deuil, non moins filial peut-être, le deuil de la
patrie.
Le 22 octobre, Philippe II, lui faisant témoigner de
nouvelles impatiences au sujet de son arrivée, elle écrivit
à Sébastien de Laubépine, ambassadeur en Espagne :
« J'ai reçu les lettres par lesquelles j'ai entendu le désir
qu'a le roi mon seigneur de me voir, qui est cause qu'avec
moins de regret je suis délibérée de m'acheminer bientôt
1 M. L. PAris, Négociations sous François H, page 446.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. Ï3
pour l'aller trouver, après vous avoir de bon cœur remer-
cié de tant de bonnes nouvelles, que m'avez toujours cy
devant départies; je vous prierai encore de continuer à
m'advertir souvent de ce qui se présentera , attendant que
je soye par delà, qui sera bientôt, Dieu aidant '. »
Ces préparatifs se trouvaient mêlés aux intrigues de la
cour, aux mécontentements excités par la non-exécution
des traités. La France, suivant sa vieille habitude de
loyauté, avait porté jusqu'au scrupule le respect de ses
engagements; toujours fidèle à l'honneur, mais parfois
maltraitée par la fortune , elle avait vu son étoile pâlir à
Gravelines et à Saint -Quentin, et le roi avait dû accepter
pour elle des conditions non pas humiliantes, mais oné-
reuses. On avait restitué à l'Espagne Thion ville, Mont-
médy, Damvilliers, etc., etc.; les Génois se mettaient en
possession de l'île de Corse; Bouillon était rendu à
l'évêque de Liège; le Montferrat rentrait sous l'autorité
du duc de Mantoue; la France, malgré l'Angleterre, se
réservait la ville de Calais, possession bien légitimée par
ses souvenirs et sa conquête. Mais elle tardait à recouvrer
Saint-Quentin et Ham, que la dernière campagne lui avait
enlevées. Le 8 décembre 1559, avant que la reine d'Es-
pagne se mit en voyage, le cardinal de Lorraine chargea
Pévèque de Limoges de transmettre à ce sujet les plaintes
et les exigences du roi; puis, non content de ces récla-
mations de droit et d'équité, il formulait ensuite des
réclamations de cœur, et ajoutait en terminant le même
message : « On vous envoyé le pouvoir que demandez et
qui vous est nécessaire pour la reine d'Espagne, suivant
lequel vous ne fauldrez de requérir qu'elle soit bien
1 M. L. Paris, Négociation* sous François II, page 134.
74 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
traictée, tant pour l'assignat de son dot que pour l'entre-
tiennement qui lui doibt être baillé, en quoi je m'asseure
que le roi d'Espagne lui donnera et au roi son frère grande
occasion de se contenter; vous nous ferez souvent entendre
de ses nouvelles, car vous pouvez penser comme le roi
son frère et la reine sa mère auront toujours agréable d'en
savoir et entendre l. *
Telles étaient les sollicitudes extérieures. Au dedans,
les embarras n'étaient pas moindres; ils naissaient de la
rivalité des princes. Ceux de la maison de Bourbon, pre-
miers princes du sang, héritiers du trône tant qu'un Dau-
phin ne naîtrait point aux Valois, et ceux de la maison
de Lorraine, prétendant au même trône, non par leur
droit, mais par les chances que leur nombre et leur force
donnaient à leur ambition, se disputaient le crédit et
l'autorité qui pouvaient les conduire au succès. Marie
Stuart était fille de Marie de Lorraine; Louise de Lorraine
devait épouser Henri III; Claude de France, sœur du roi,
avait épousé Chartes de Lorraine. Les batailles de Mari-
gnan, de Renty, de Dreux, la conquête de Luxembourg,
le siège de Boulogne, la prise de Calais, la défense de
Metz et celle de Poitiers, avaient distingué sons plusieurs
règnes, ou allaient illustrer Claude, François, Henri de
Lorraine, duc de Guise. Ces exploits, mêlés à bien des
catastrophes, expièrent et lavèrent bien des rébellions et
bien des crimes. La proche parenté des Guise , égale à
leur grande noblesse et à leurs éminents services, les
recommandait à la faveur royale. François II leur était
tout acquis; la reine Catherine de Médicis elle-même était
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page UJ. — Bertrand
de Salignae, Histoire du siège de Metz; Paris, 4553.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 75
tantôt subjuguée par leur influence, tantôt révoltée contre
elle. Mais le crédit de la maison de Lorraine ne s'amoin-
drissait pas par ces circonstances , et la confiance du roi ,
qui avait partagé entre eux le commandement de ses
armées et la direction de son royaume, leur demeurait
toujours fidèle. Un de leurs premiers soins fut d'éloigner
de la cour, sous des prétextes honorables, les princes de
la maison de Bourbon et les seigneurs attachés à leur
parti. Le prince de Coudé fut envoyé en Espagne pour
jurer, au nom du roi, la paix récemment conclue; le
prince de la Roche-sur-Yon eut la mission de porter à Phi-
lippe II le collier de l'ordre de Saint- Michel; le roi de
Navarre, premier prince du sang, fut réservé pour escor-
ter la reine Elisabeth; le connétable de Montmorency,
remercié de ses services, se retira dans sa maison de
Chantilly; l'amiral de Goligny, non moins disgracié et non
moins mécontent qu'eux tous, alla joindre plusieurs des
princes à Vendôme, où ils étaient de passage, se rendant
au lieu de leur destination.
Catherine de Médicis se prêtait alors aux intrigues des
princes de la maison de Lorraine, et subissait avec une
sorte de joie leur influence. Elle écrivait à leur instigation
au roi d'Espagne, son gendre; elle le priait de faire cause
commune avec elle pour le succès de la politique d'exclu-
sion qu'elle avait adoptée; elle implorait son secours
contre ceux des sujets du roi son fils , et des princes de sa
famille, qu'elle accusait de troubler le repos public. Dé-
marches coupables assurément, qui plaçaient une nation
indépendante et fière de sa liberté sous la tutelle d'un
monarque étranger, et qui menaçaient la France de subir,
à titre de protection, les effets d'une volonté arbitraire et
76 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
les actes d'une ambition sans bornes. Philippe II n'eut
garde de se refuser à une demande qui semblait lui pro-
mettre pour l'avenir une immixtion facile dans les affaires
de la France. Il répondit : « Que le roi pou voit, au
besoin, compter sur son secours; que les intérêts du roi
son beau -frère lui étoient aussi chers que les siens pro-
pres; qu'il étoit disposé à prendre sous sa protection son
royaume; que si quelques Français étoient assez témé-
raires pour refuser d'obéir à leur prince et à ses premiers
ministres, il les accableroit de ses forces et de sa puis-
sance; qu'il se montreroit toujours le juste vengeur des
injures faites à la majesté royale, et sauroit punir sévè-
rement les auteurs des troubles !. *>
Heureusement pour la France la grande et jeune prin-
cesse qui l'abandonnait et devenait Espagnole, tout en
se donnant sans réserve à ses royaux devoirs, conservait
son cœur à sa première patrie. Les respects et la con-
fiance dont elle environna sans cesse Catherine de Médi-
cis, sa mère, n'aveuglèrent point son intelligence; elle,
n'épousa pas ses préventions et ses haines. Lorsqu'elle
fut assise sur son trône, sa religion et sa politique consis-
tèrent non point à servir des ambitions et des rancunes,
mais à concilier les premières, à apaiser les secondes;
non point à faire prédominer l'Espagne sur la France, ou
la France sur l'Espagne, mais à les sauver l'une de
l'autre, à les maintenir toutes les deux, autant qu'il était
permis à son influence, dans un point de grandeur égale,
sans rivalité, et qui fit naître la paix et la gloire d'une
alliance constante. Le cœur de Française et de reine
qu'elle portait en Espagne devait sauver la maison de
* J. A. de Thon. Histoire uniiyerseUe, tome H, page 68S.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 77
Bourbon des persécutions de sa mère et des pièges que,
dans sa complicité et dans son ambition, Philippe II ten-
dait à Henri IV, encore enfant ', et à Jeanne d'Albret, sa
mère. Si de tels projets eussent réussi, ces princes étaient
plus, tard perfidement enlevés et cruellement livrés à
l'Inquisition. La France, l'Espagne et Naples étaient à
jamais privés des souverains qui ont le plus contribué au
bonheur de leurs peuples, à l'honneur de leur couronne,
aux pages glorieuses de leur histoire.
Mais Elisabeth allait s'éloigner de la France avec un
cœur et une conscience qui, tout en adoptant une nou-
velle patrie, tout en acceptant de nouveaux devoirs, ne
pouvaient pas abandonner leurs souvenirs ni faillir jamais
à la justice. Les préparatifs de son départ se poursuivaient
avec empressement, et Charles de Bourbon écrivait en ce
temps à la duchesse de Ne vers, sa cousine : « Le roy de
Navarre s'en ira sans faire le voyage de Lorraine. Le roy
s'acheminera pour conduire madame sa sœur en son mé-
nage, et dit-on que de là partira la reine d'Espagne pour
aller trouver le roy son mary. Quant à moy, je partirai le
plus tôt que je pourrai de cette cour, et m'en iray chez
moy, en attendant qu'ils me commandent d'aller en
Espagne, ou bien de demeurer. Si est ce que je vous puis
asseurer, que, voyant ce que je vois, je serois beaucoup
plus aise de leur faire service de loing que de près *. »
Au commencement de décembre 1559, le roi et la
reine mère conduisirent la reine Elisabeth jusqu'à Ch&tel-
1 J. A. de Tbou, Histoire universelle, tome 111, liv. xxxvi, page 495
et suiv. — Mémoires de VMeroy, pièces justificatives. — Voltaire, Essai
sur les mœurs } chap. clxvi.
' Bibliothèque Impériale, Manuscrits de. Bèthune, n° 8655. — M. L.
Paris, Négociations sous François II, page 408.
78 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
lerault et Poitiers , « où bien des larmes furent répandues
lorsqu'on se sépara ' . »
À peine éloignée de la reine sa mère, Elisabeth de
Valois, s'abandonnant aux élans de son cœur et aux sou-
venirs de ses études, adressait à Catherine de Médicis les
vers suivants :
Mes yeux craignant trop de larmes répandre
Ont bien ozé sur ma Douche entreprend! e
Lui défendant le parler et l'adieu,
Se despartant de tant regretté lieu.
Mais maintenant que l'œil est appaisé
Assurez vous estre fort mal aysé
Gardez la à mon cœur satisfaire
Lequel ne peut de ce mal se deffaire
Sans un adieu et pytoiable harangue ,
Là où la main me servira de langue,
Pour declairer la douleur trop amère
Que sent la fille à l'adieu de la mère;
Perdant du tout du parler la puissance,
Tout empêché par trop grande habondance
De pleurs tous prestes dehors des yeulx sortir :
A quoi helasl je n'osay consentir,
Craignant de vous la désolation
Disant l'adieu de séparation.
Or vous supplie avoir pour agréable
Que cest adieu à la longue importable
Vous puissiez lire et non pas écouter.
0 dur morceau mal aysé à goûter,
A vous et moy, car amour maternelle
Qui, sans finir, me sera éternelle
Ne peut ce mot de triste adieu souffrir.
Je ne vous peulx , madame , rien offrir,
Je suis à vous et en votre puissance;
Assurez vous que cette obeyssance
Que je vous doyts si bien observeray
Que mon debvoir en cela je feray.
Vous suppliant très humblement, madame,
Pour la saincté de mon corps et mon àmo
1 J* A. do Thou, Histoire universelle) tome II* livre ilii, page 710»
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 79
n'entretenir en votre bonne grâce :
Car m'assuerant y avoir bonne place
Malheur ne mal je ne puys recepvoir,
Sinon cefluy que Jay pour ne tous voir.
Or entendez, madame, un grand tonnent
Que jay senty en ce département :
Car deux amours qui ne me furent qu'une
Je sens en deubt, dont Tune importune
En me voulant présenter patience,
Me remectant l'agréable plaisance
Et le plaisir de revoir un mary.
Mais quoy mon cueur encore trop marry
Ne la veult point avoir ni recevoir
Tant cet amour de naturel debvoir
Je sens à fort, que si l'auitre j'accepte ,
Aucunes fois soudain je le rejette.
Tantost je sens mon œil plorer puis ryre,
Mais la fin est toujours d'estre martyre,
Qui durera sans prendre fin ne cesse,
Jusques a tant que je reprenne adresse
Pour retourner vers vous en diligence :
Lors oblyant la trop fâcheuse absence
Je recepvrai la joye et le plaisir,
Et joyrez de mon parfait désir
D'ensemble veoir père mère et mary '.
Après ces touchants adieux, la reine poursuivit sa
route. Sans doute elle fut préoccupée , mais non point
bien triste, pendant tout le reste du voyage % comme Ta
prétendu un auteur, qui a voulu joindre le mystère des
pressentiments à la poésie de ses vertus et de ses infor-
tunes. Elle se livrait à la curiosité de son âge, à la con-
templation des sites, à la comparaison anticipée des lieux
qu'elle parcourait avec ceux qu'elle allait atteindre. « Elle
demandoit le long du chemin, lorsqu'elle voyoit quelque
beau château ou qu'on lui présentoit quelque chose de
1 B. L, ancien fonds français, folio 32, n° 7237.
2 Uicbaud, Biographie universelle, tome LXIII, supp.
80 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
gentil : Y a-t-il d'aussi belles maisons en Espagne? Y a-t-il
de cela en Espagne ' ? »
Le 18 décembre, le roi de Navarre rendait compte à
l'évêque de Limoges, ambassadeur près de Sa Majesté
Catholique, de la santé et de l'humeur de la reine d'Es-
pagne : « Vous serez bien ayse de pouvoir asseurer le roy
son mary, que si elle m'a été mise entre les mains en très
bonne santé, j'espère de la rendre entre celles de mes-
sieurs les députés en si bonne sorte que l'on cognoitra
que son âge, la longueur du voyage et la rigueur de la
saison, l'ont plutôt amandée qu'empirée, et de faict, elle
s'en va si délibérée que toutes incommoditéz ne lui sont
que plaisir*. »
1 Chronique novennaire de Cajet.
3 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 464.
CHAPITRE NEUVIEME.
voyage d'Elisabeth de valois.
Le cardinal de Bourbon , archevêque de Rouen, oncle
de Henri IV, et plus tard proclamé roi de France par la
Ligue, sous le nom de Charles X, Louis de Bourbon duc
de Montpensier prince de la Roche-sur- Yon , etc., reçu-
rent la reine des mains de François II et de Catherine de
Médicis. Ils étaient accompagnés de plusieurs autres sei-
gneurs considérables sans doute, mais moins éminents
que ces grands princes. Ils la conduisirent jusqu'à Bor-
deaux, où le roi de Navarre, frère du cardinal, lui rendit
les honneurs dus à son double titre de fille de France et
de reine d'Espagne.
Antoine de Bourbon, roi de Navarre, prince de Béarn,
duc de Vendôme, de Beaumont, prince de Foix, etc., etc.,
était marié à Jeanne d'Albret, reine de Navarre, princesse
de Béarn, etc., etc.; celle-ci, fille de Marguerite de Va-
lois, sœur de François Ier, était donc cousine germaine
du défunt roi Henri II, et tante en quelque sorte du roi
François H et de la reine Elisabeth; tellement que, sans
compter l'auguste origine de la maison de Bourbon, qui
lui donnait des droits incontestables au titre d'héritier à
venir du trône, sans mettre en ligne ses alliances conti-
nuelles avec toutes les branches ses aînées, successive-
ment régnantes en France, le roi de Navarre, premier
prince du sang par lui-même, pouvait alléguer une pa-
renté bien proche avec la reine d'Espagne, parenté due
à la reine de Navarre son épouse.
Grâce aux intrigues des Guise , il n'était cependant pas
82 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
bienvenu à la cour; on lui suscitait mille obstacles, et
Ton eût bien voulu lui préparer mille dangers. Si , près du
roi de France, le roi de Navarre était traité avec inimitié,
autour du roi d'Espagne on le malmenait avec ironie; à
Paris , on le menaçait à cause de la couronne qu'il avait
en perspective, et que la maison de Lorraine voulait, le
cas échéant, soustraire à la maison de Bourbon; à Ma-
drid, on le raillait à cause de cette autre couronne qu'il
avait en souvenir et qu'il aurait dû tenir de la princesse
son épouse. En l'année 4612, Ferdinand le Catholique
l'avait fait joindre à ses États par le pape Jules II, sous
prétexte de l'excommunication dont le roi Louis XII était
frappé, et dont Jean d'Àlbret se trouvait atteint. Le prince
dépossédé se mit sous la protection de la France, dont il
avait épousé la cause; le roi François I" soutint et reven-
diqua ces droits aux conférences de Calais, mais l'élo-
quence et l'équité eurent tort devant le fait et devant
la force. La haute Navarre demeura une province de l'Es-
pagne : la nature semblait l'avoir destinée à ce sort par
sa position géographique. Jusqu'alors le droit des succes-
sions en avait disposé autrement. Charles-Quint retint
donc ce royaume , que son aïeul avait conquis avec des
armes spirituelles, et le roi Philippe II, malgré les pro-
testations de l'héritier légitime, ne consentait point à s'en
dessaisir. Telle était la position du premier prince du
sang de France, lorsqu'il désira et qu'il obtint la mission
de conduire la reine d'Espagne au roi son époux. «Voyant
le mépris où il étoit à la cour, et le peu de moyens par
luy tenu à recouvrer son lieu et son rang, en sorte qu'il
étoit moqué de tous les côtés, cela faisoit que sans cesse
il cherchoit tous les moyens de se retirer en ses pays; en
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 83
quoy les Guise loi firent ce plaisir, pour mieux le pro-
mener, de lui donner la charge avec son frère le cardinal
de Bourbon et le prince de la Roche-sur-Yon , de mener
Elisabeth, sœur du roy, mariée à l'Espagnol, pour la
rendre sur les frontières de France et d'Espagne : par
quoy prenant un congé, il alla devant faire les prépara-
tifs à recevoir et bien traiter ladicte dame en son pays *. »
Le cardinal de Lorraine mandait à ce sujet à l'évêque de
Limoges : * Nous avons dict au roy de Navarre comme
c'est qu'il faudra qu'il se gouverne avecques les depputés
du Roy Catholique. En quoy il a promis au roy de se con-
duire et comporter de façon qu'il en aura contentement
et eux nulle occasion de s'en plaindre *. »
Plusieurs messages avaient devancé Antoine de Bour-
bon en Espagne : Pierre, bâtard de la maison de Navarre,
le sieur de Lansac, le sieur Crasso, avaient été successi-
vement envoyés par le prince , soit pour annoncer son
approche, soit pour excuser ses retards dus à la rigueur
de l'hiver et aux difficultés des routes de montagne, soit
pour préparer leur arrivée. Dans ces délais tout ne fut
pas dû à l'intempérie des saisons : la gravité espagnole y
joignit ses embarras. Cependant du côté de la princesse
tout était docilité et empressement; elle permettait au roi
de Navarre d'écrire en ces termes à l'évêque de Limoges :
«Je la mène coucher aujourd'hui à Clyne, pour estre chez
moy ung jour ou deux devant Noël, où elle fera sa feste,
en délibération de l'en faire partir dès le lendemain, selon
les nouvelles que me rapportera le sieur de Lansac, le-
1 Renier de la Planche, Histoire de l'État de France sous François IL
— M. L. Paris, Négociations sous François //, page 460, note.
* M. L. Paris, Négociations sous François II, page 460, note.
6.
84 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
quel j'ay envoyé devers lesdicts depputés, suivant l'advis
de ce que vous avez négocié avec le sieur Crasso, pour
concerter avecques eux du lieu, du jour, de l'heure que
nous conviendrons ensemble sur la délivrance de ladicte
dame !. »
Tout en poursuivant et menant à bien le voyage et la
remise d'Elisabeth, Antoine de Bourbon n'oubliait pas les
intérêts de sa royauté : il avait fait demander à Philippe II,
par Pierre de Navarre, la restitution de sa souveraineté,
ou tout au moins une compensation. Le nom du royaume
de Sardaigne avait été prononcé; il semblait agréable au
prétendant, et la menteuse réponse du roi d'Espagne
n'avait témoigné aucune déplaisance2.
Encouragé par ce leurre insolent et perfide, Antoine
de Bourbon n'eut garde de s'endormir sur son procès,
pour en hâter et en favoriser l'issue. Il profita, dans ce
but, de la mission dont il était chargé, du crédit qu'elle
lui donnait auprès de Sa Majesté Catholique, de la con-
fiance qu'elle témoignait de la part du Roi Très-Chrétien,
de l'honneur qu'elle lui faisait en l'une et l'autre cour.
S'approchant de la frontière et se trouvant dans la ville
de Pau, capitale de ses États de Béarn, il détacha de
sa suite le seigneur d'Audoz (Jean de Levis, seigneur
d'Odoux), gentilhomme de sa chambre, pour supplier
le roi que sa femme et ce lui pussent, avec sa permission,
aller baiser sa main, faisant mon compte, ajoutait le
prince, de ne pouvoir faillir à rapporter fruict de ce
voyage, car si j'obtiens quelque chose, le peu sera tou-
jours-plus que ce que j'ai; et, où l'on ne me satisfera,
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, pages 462 et 463, note.
2 M. L. Paris , Négociations sous François //, pages 4 62 et 463, note.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 85
encore penseroi-je avoir beaucoup fait de me veoir des-
velopper de beaucoup d'espérances, desquelles on m'a
entretenu , pour n'y prêter les oreilles, et ne me laisser
doresnavant paistre que bien à point '• »
Indépendamment du message et du messager qu'il
envoya ainsi vers le roi, Antoine de Bourbon cherchait à
mettre l'ambassadeur de France dans ses intérêts; il le
priait de l'aider, guider et assister, l'assurant en outre
c qu'il ne prêterait jamais sa prudence, vigilance et
affection à prince en qui il pût trouver et expérimenter
plus de libérale volonté *. »
D n'oubliait enfin aucun des moyens qui pouvaient
favoriser sa cause; il attaquait l'empereur et ses conseil-
lers par le cœur et par la conscience : conseillers, cœur et
conscience étaient bien nuls en cette question auprès du
roi d'Espagne, et les prendre pour avocats était mal
appuyer ses vœux.
Antoine de Bourbon insinuait à Philippe II a qu'il
n'auroit sans doute point désagréable d'entrer en quel-
ques termes de restitution ou récompense de son royaume,
soit par un secret mandement de l'empereur son père à
la fin de ses jours, ou de sa propre conscience , lui étant
cette querelle une épine au pied, et à ses successeurs,
laquelle il seroit bien aise de composer et pacifier s. »
Mais Philippe II n'entendait point que la Navarre lui
fût une épine au pied; il estimait bien qu'elle était une
perle à sa couronne, perle fine et brillante, perle bénie
par-dessus toutes les autres, puisqu'elle était un don du
1 M. L. Paris, Négociation* sous François //, page 464.
* M. L. Paris, Négociations sous François IF, page 466.
3 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 466.
86 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
souverain pontife; perle aussi légère pour sa conscience
qu'elle avait de poids dans ses intérêts, puisque la sa-
gesse et la piété de l'empereur son père et de son bisaïeul
Ferdinand le Catholique n'avaient jamais conçu de sa
possession ni inquiétude ni remords.
Philippe II reçut à Tolède Claude de Lévis et les
lettres du roi de Navarre; il voulut que l'évêque de
Limoges fût présent à cette audience. Fidèle à ses habi-
tudes de circonspection, il s'étendit longuement sur les
sollicitudes qu'il ressentait pour la santé d'Elisabeth, sur
son voyage et sur ses fatigues; puis il parla de ses grandes
obligations vis-à-vis d'Antoine de Bourbon pour la mis-
sion qu'il avait si soigneusement et si scrupuleusement
remplie; le côté politique et essentiel du message n'eut
que la moindre part à son attention et à sa réponse; il
dit laconiquement qu'il consulterait son conseil à ce sujet;
puis, ne prenant avis que de lui-même, il demanda à
Sébastien de Laubépine si la réclamation du roi de Na-
varre était autorisée par Sa Majesté Très-Chrétienne : il
fallut avouer qu'aucun ordre pour appuyer cette négo-
ciation n'était venu de France. Philippe II, s'évitant
alors les embarras d'une audience nouvelle, partit pour
la chasse, fit remettre des lettres et son congé à Jean de
Lévis, ajoutant que quand « le roi de Navarre voudrait
traiter des affaires de cette nature, il étoit inutile que la
reine son épouse et lui s'exposassent aux fatigues d'un
long voyage, puisqu'on ne pouvoit lui dire autre chose
que ce que le défunt empereur avoit répondu autrefois à
ses prédécesseurs, et que ce qu'il avoit lui-même dit à ses
envoyés à Cercamp !. »
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 466.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 87
Si le roi d'Espagne n'avait point reconnu que la pos-
session de la Navarre fût pour lui une épine au pied, le
roi de Navarre ressentit un coup de poignard au cœur,
moins encore par la perte définitive de ses droits que
par la sécheresse d'une pareille réponse, et surtout par
l'outrageante indignité des espérances trompeuses qui
l'avaient conduit, lui, prince généreux et du plus noble
sang de la chrétienté, à une démarche que ses résultats
rendaient humiliante et honteuse à la face de l'univers.
CHAPITRE DIXIÈME.
ARRIVÉE ET RÉCEPTION D'ELISABETH DE VALOIS A LA FRONTIÈRE.
Tandis que ces choses se passaient à Tolède, la reine
d'Espagne hâtait son voyage. Il touchait à son terme;
elle devait être remise aux seigneurs députés par Phi-
lippe II « en un lieu nommé le Pignon, situé dans les
Pyrénées, sur les confins de la France et de l'Espagne ;
mais la rigueur de l'hiver, qui est très-grande en ce pays-
là, et l'abondance des neiges forcèrent Elisabeth et le
roi de Navarre de s'arrêter au monastère de Ronceveaux
pour y attendre les plénipotentiaires d'Espagne. Leur
lente gravité fit qu'on passa cinq jours en ce Heu à régler
la cérémonie !. » L'expérience du caractère du roi d'Es-
pagne donnait au roi de Navarre une grande circonspec-
tion; de plus, les négociations qu'il faisait poursuivre par
Jean de Lévis, et dont il ignorait encore l'issue, rendaient
sa prudence doublement obligatoire. Antoine de Bourbon
prit donc acte des termes de la convention signée pour
la délivrance de la reine, et fit ses réserves au sujet de la
différence des lieux; il ne voulait pas que la puissance et
les droits du roi de Navarre en souffrissent aucun dom-
mage : « Il constata en présence des ambassadeurs que,
par le traité , ladite dame devoit être délivrée aux fron-
tières de France et d'Espagne, qui n'étoient point en ce
lieu, et qu'aussi il ne cognoissoit pas que ce fût les limites,
car il prétendoit qu'elles allassent bien plus avant dont il
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, page Mi, note. — Voir
sur ce sujet 580, Colb., 440, folios 549 à 530.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 89
espéroit par la bonté du roi d'Espagne avoir amiablement
bonne raison : pour cette cause il les prioit avoire souve-
nance que l'acte qui se faisoit là étoit pour le service et
commodité de la reine, et non pour préjudicier à ses
droits, ce qu'ils démontrèrent accepter de bonne part '. »
Saint Real , dans le touchant et ingénieux roman qu'il
a intitulé Don Carlos, avance que cette restriction du roi
de Navarre au sujet des frontières et de ses droits fut
l'occasion d'une négociation avec Madrid et de retards
nouveaux. Mais les pièces officielles sont formelles sur ce
point, et le rapport de Lhuillier, aussi positif et aussi cer-
tain que celui de Lansac, dit que les Espagnols, « n'at-
tendant rien moins qu'une telle harangue , se trouvèrent
si surpris, qu'ils ne surent répondre autre chose que
buenes, buen es9. »
Une autre relation, non moins officielle que les précé-
dentes et plus positive encore à ce sujet, ajoute les détails
suivants :
« Il s'est au surplus passé beaucoup d'honnêtes propos
entre eux, qui ne servent de rien en cette matière, par
lesquels on peut juger qu'ils sont partis fort contents,
satisfaits et joyeux de l'honneur et receuil des uns envers
les autres, et c'est ce que l'on eût difficilement pensé; il
n'y a personne de ces seigneurs espagnols qui n'ayt salué
ledit seigneur roi de Navarre en qualité de roy, lui disant
tous les titres, termes et appellations que l'on sait être
particulières à cette nation pour désigner telle qualité*. »
1 Rapport de M. de Lansac de Saint-Gelais au cardinal de Lorraine. —
M. Louis Paris, Négociation* sous François II, page 474. Bibliothèque
Impériale.
* Idem, page 482. Bibliothèque Impériale.
3 Bibliothèque Impériale, Colbert, 440, folio 549 et suivants.
90 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Le nombre des seigneurs envoyés à la rencontre de la
reine était des plus considérables et leurs noms étaient
des plus grands. Le cardinal archevêque de Burgos et le
duc de Tlnfantado , chef de l'illustre maison de Mendosse,
marchaient à leur tète; c'étaient ces deux seigneurs, que
nous appellerons plus volontiers et plus justement ces
deux princes , qui devaient recevoir Elisabeth des mains
du roi de Navarre et du cardinal de Bourbon. La longue
liste des noms glorieux cités dans les mémoires envoyés
par Lansac au cardinal de Lorraine ' n'est pas nécessaire
en ce lieu pour témoigner l'honneur et l'empressement
avec lesquels Philippe II désirait recevoir la reine son
épouse; beaucoup d'entre eux étaient issus des branches
diverses de la famille de Mendosse, et les deux chefs de
cette mission appartenaient à cette antique race. L'arche-
vêque de Burgos, François de Mendosse, figurait dans
ses rangs non moins que le duc de Tlnfantado. Quatre
cardinaux de cette maison avaient déjà honoré la pour-
pre *. Si nous insistons sur le mérite et la noblesse des
seigneurs auxquels échut principalement l'éminente fa-
veur de recevoir la reine d'Espagne des mains du roi de
Navarre, pour la conduire au roi son époux, c'est que
nous considérons que la grande qualité de tels person-
nages est un hommage plus véritable et plus flatteur que
l'or, la pourpre, les chevaux et les pierreries qui peuvent
être étalés et déployés en pareille rencontre; le nom des
Mendosse suffit à notre objet.
1 M. L. Paris, Négociation* sous François //, page 466 et 468.
2 Aubéry , Histoire générale des cardinaux , tome II , page 429 ; tome m v
pages 26 et 423; tome IV, page 88. — Pallatius, Fasti cardinalium ,
tome III, page 456.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 91
Un lien personnel d'estime et d'affection attachait Phi-
lippe II à cette maison illustre. Il avait eu pour gouver-
neur un Mendosse, le grand commandeur de Cas tille, fils
du comte de Miranda. Son rare mérite demeurait gravé
dans son souvenir autant que ses soins éclairés recom-
mandaient son nom à sa reconnaissance '. Les traditions
historiques ne signalaient pas moins les Mendosse au
roi d'Espagne pour une pareille mission; lorsqu'en l'an-
née \ 500 le grand roi Emmanuel de Portugal , veuf de
l'Infante dona Isabelle, avait demandé et obtenu en ma-
riage sa belle-sœur, seconde fille du roi Ferdinand et de
la reine Isabelle *, le cardinal don Diego Hurtado de Men-
dosse, archevêque de Séville, patriarche d'Alexandrie,
honoré par ses souverains du glorieux surnom de car-
dinal d'Espagne, destiné par eux à l'archevêché de
Tolède, avait reçu Tordre de conduire la princesse en
Portugal*. Les titres, les honneurs, les grades étaient
accumulés sur eux, et, dans ces derniers temps, l'empe-
reur Charles-Quint avait envoyé don Hurtado de Men-
dosse, marquis de Carré te, grand veneur d'Espagne,
comme vice-roi au Pérou.
La noblesse de leur sang et l'ancienneté de leur origine
l'emportaient sur le reste de leurs avantages autant que
ce qui vient de Dieu l'emporte sur ce qui vient des
hommes. La nuit des temps couvrait leurs premiers au-
teurs, mais en les cherchant perdus dans cette antiquité,
on ne demeurait incertain qu'entre les rois goths, les
souverains de Biscaye, les comtes de Castille. Ceux qui ,
* Aubéry, Histoire générale des cardinaux, tome III, page 4)4.
1 Jean de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome VIII, page 499.
3 Aubéry, Histoire générale du cardinaux, tome in , page 27.
92 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sans aimer les chimères, s'attachaient à l'opinion la plus
probable n'indiquaient pas leur naissance ailleurs que
parmi ces derniers, et les reconnaissaient pour neveux
du célèbre cid Ruy Dias de Bivan. Ils portaient sa devise
dans leurs armes 1. Issu d'un si noble sang, l'archevêque
de Burgos, après avoir passé sa vie dans les honneurs et
après l'avoir remplie par les services que son dévouement
lui inspirait pour ses souverains, trouva l'avoir dignement
couronnée par la mission dont il s'acquittait en recevant
la reine Elisabeth; ne reconnaissant plus rien en ce
monde au-dessus ni à la hauteur de ce dernier emploi de
ses forces, si ce n'est le service de Dieu, il s'y attacha
uniquement, se retira dans son diocèse de Burgos, et se
consacra encore à ses princes par la prière, comme il
l'avait fait autrefois par son zèle et son respect dans
les négociations, dans les gouvernements et dans les
cours*.
' Il serait facile, à la suite de Lansac, de Lhuillier, de
Vincent Sartenas et autres consciencieux narrateurs, de
dire les uniformes et les livrées qui figuraient autour de
tant et de si grands seigneurs lors de la réception de la
reine Elisabeth 8. Il coûterait peu de mesurer et de dé-
crire les tentures déployées sur son passage, de compter
les fleurs répandues sur sa route , malgré l'intempérie de
la saison , de détailler les pierres précieuses étalées sous
ses yeux et déposées sur elle-même. Quatre mille che-
vaux étaient employés à son escorte , et la dépense per-
1 Aubéry, Histoire générale des cardinaux, tome II, page 430.—
Imhoff , Genealogiœ vigenti illustrium in Hispania familiarum.
2 Aubéry, ïd., tome IV. — Pallatius, Fasti cardinalium, tome m,
page 465.
3 M. L. Paris, Négociations sous François II, pages 474 et 479.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 93
sonnelle du duc de l'Infantado ne s'élevait pas à moins
de deux mille écus par jour l.
Bien que le deuil du feu roi de France imprimât son
caractère sur la maison du roi de Navarre et sur celle du
roi d'Espagne, l'occasion permettait des magnificences
exceptionnelles9. Nous n'essayerons pas cette nomen-
clature, ayant fait tout le possible et tout le mieux pour
l'honneur de Leurs Majestés Catholiques, en disant le
mérite et la noblesse des seigneurs qui furent envoyés
au-devant de la reine, et qui ajoutèrent par leur présence
à l'éclat de cet événement.
Elisabeth de Valois faisait de ce choix l'estime et la
préférence que nous en témoignons nous -même. Elle
l'exprima quelques moments plus tard, en répondant à
leur compliment de bienvenue.
Mais avant la remise de la reine entre les mains des
commissaires du roi Catholique , des contestations s'ani-
mèrent sur le lieu de cette cérémonie.
Le roi de Navarre ne voulait pas engager « sa personne
en un pays contentieux et de jalousie pour les raisons
que tout le monde sait entre le roi Catholique et lui *; il fit
donc prier le cardinal de Burgos et le duc de l'Infantado
de venir chercher Elisabeth au monastère de Ronceveaux,
lieu duquel le roi d'Espagne jouit comme du reste de la
haute Navarre, semblant bien avoir assez fait de la mener
jusque-là4; mais comme la nation espagnole est céré-
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 468. — Mémoires
des noms des Espagnols qui viendront recevoir la reine à Ronce vaux.
1 M. L. Paris , Négociations sous François II , page \ 80 , note. — De Thou .
3 B. 1. Colbert, volume 440, page 549 et suivantes.
4 B. I. Colbert. — De Thou, pages 549 et suivantes.
94 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
monieuse , n'ayant jamais faute de contention quand il
est question de débattre son avantage, alléguant le mau-
vais tems qu'il faisoit pour les tourbillons de neiges les
plus extrêmes que l'on vit depuis trente ans, ils firent
savoir qu'il étoit bien raisonnable que fissions la moitié
du chemin d'entr'eux et nous, jusqu'à une place près du
bourg, fondant, comme nous présumâmes, l'égalité de
l'honneur et de la réputation sur l'égalité de la distance
de leur côté et du nôtre \
» Les envoyés du roi d'Espagne étoient alors en un
lieu nommé l'Espinal, qui n'étoit loin dudit Ronceveaux
qu'à deux petites lieues françoises, comme de Paris à
Saint-Denis2. »
Le roi de Navarre insista, alléguant la dignité de la
reine qu'il conduisait, sa jeunesse extrême, la rigueur de
la saison, les soins de sa santé, qui ne permettaient pas
qu'un pareil événement eût lieu en plein champ ou sur
des montagnes, enfin la grandeur du souverain qu'il
représentait, « lequel en sa qualité de roi Très-Chrétien
précède tous les rois de la chrétienté, et est ce point hors
de toute contestation, sachant un chacun comment les
ambassadeurs des uns et des autres l'observent à Rome,
en Angleterre, à Venise et ailleurs, quand il est question
d'assister en acte public ou solennel, où celui de France
précède *. » Des raisons de vanité mesquine se joignaient
aux causes d'orgueil national dans le refus que les en-
voyés espagnols faisaient d'avancer davantage.
« S'ils ne vouloient point venir audit Ronceveaux,
i B. I. Colbert, v. CXL, p. 549.
2 B. I. Colbert, v. CXL, p. 54 b et suiv.
1 B. I. Colbert, tome CXL, page 524 et suivante*.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 95
c'était plus pour faire voir aux champs la multitude
d'hommes et chevaux dont ils pensoient nous surpasser,
que pour autre raison, et qu'étant mis et parangonés en
conférence de notre troupe qui est en deuil et tout de
noir, ils apportassent plus d'apparence et de gloire 1.
» Toutes fois le temps n'ayant égard à leurs volontés,
ni mercy de leurs accoutremens, qu'ils furent contraints
de couvrir de gabans et manteaux de pluies, renforça
plus que jamais à neiger, de façon que le vendredi matin ,
cinquième de ce dit mois, l'on leur manda résolument
que la faim nous commencent à chasser de Ronce veaux,
et que s'ils n'étoient délibérés de la venir prendre, nous
gaignerions toujours pays, vivres, et irions loger à Épinal,
pensant bien que par honneur et devoir il faudrait qu'ils
quittassent la place à leur maîtresse.
» A la fin vaincus de cette pertinacité et raison, ils
firent savoir inopinément (pour nous prendre en désordre
et au dépourvu) qu'ils s'en venoient pour satisfaire
incontinent à leur commission * . »
Mais la vivacité française ne permit point cette satis-
faction à la jalousie espagnole, et malgré la brièveté du
temps et la pauvreté du lieu, tout fut prêt pour l'heure
assignée, avec les conditions de magnificence nécessaire
à un acte si solennel et à des personnages aussi consi-
dérables que les souverains dont il s'agissait.
Cette cérémonie décisive, qui achevait de rendre Eli-
sabeth de Valois Espagnole et reine, se passait donc à
ftoncevaux, lieu de fatal, de glorieux et de mémorable
souvenir dans les annales de la France. En cette vallée
1 Bibliothèque Impériale, Colbert, y. CXL, page 524.
2 Bibliothèque Impériale, Colbert, y. CXL, page 5*4;
96 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Charlemagne avait perdu le plus brillant de ses paladins
et son armée. A près de huit siècles de distance, une
grande princesse, à laquelle certains généalogistes1 se
plaisent à attribuer quelques gouttes de son sang, devait-
elle y laisser ses joies et ses espérances ?
Quoi qu'il en soit, son courage et sa volonté résistèrent
longtemps aux pressentiments secrets et aux défaillances
de la nature , que causaient légitimement ses adieux à la
France; elle fut fidèle à sa dignité de princesse, à sa
majesté de reine et à l'affabilité de caractère qu'elle
savait mêler aux rigueurs de l'étiquette espagnole.
Elle s'assit sur un trône que l'on avait improvisé en la
salle haute du monastère du lieu , « car l'on avoit consi-
déré qu'après un aussi mauvais tems il eût été fort mal
aisé de faire la dicte assemblée en campagne9. » Là, elle
entendit les discours qui lui furent adressés au nom du
roi; elle permit au duc de l'Infantado, qui s'était age-
nouillé devant elle, de lui baiser la main; mais, par
respect pour un prince de l'Église, elle ne souffrit pas
que le cardinal de Burgos lui rendit le même hommage et
demeurât dans la même position : elle le releva, l'em-
brassa, le fit couvrir. Il lui dit alors « que le roy leur
seigneur leur avoit fait cette grâce et honneur de les
choisir pour la venir recevoir, et lui déclarer qu'elle fût
la très-bien venue en ses royaumes, les subjets desquels
n'avoient jamais eu si grande aise et contentement qu'ils
auront en l'y recevant pour reine, dame et maltresse, et
1 P. Tournemino, Mémoires de Trévoux, avril 4742. — P. Anselme,
Histoire générale de la maison de France, tome Ier, page 67. — Cour-
cclles, Histoire générale des pairs de France, tome Ier, page 44 et suiv.
2 Lansac au cardinal de Lorraine. — M. L. Paris, Négociations sou*
François II, page 472.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 97
qu'eux et toutes leurs maisons se sentoient merveilleuse-
ment heureux, d'avoir eu cette charge de luy faire ser-
vice, à quoy leur vie étoit entièrement vouée '• » Dissi-
mulant toujours son regret de quitter la France et les
Français, la reine d'Espagne répondit « qu'entre les
grâces et faveurs qu'elle espéroit recevoir du roy son
seigneur, elle comptent celle-cy pour une bien singulière
qu'il eust choisi de tels personnages pour sa réception et
conduite, et qu'elle ne faudroit de l'en remercier, et
auroit toujours bonne souvenance que par la maison de
Mendosse elle entroit en la possession de ses royaumes
et venoit en la compagnie dudict seigneur roy son mari ,
dont elle se sentoit tellement à eux obligée qu'en tous
endroits où ils la voudroient employer, ils la trouve-
roient leur bonne reyne et par suite amye , qu'au surplus
elle étoit bien marrye de la peine qu'ils prenoient, et que
le mauvais tems l'eût si longuement retenue pour les
avoir faict tant attendre*. »
Après cet échange de cérémonies et de courtoisies, la
reine donna congé au roi de Navarre et au cardinal de
Bourbon; elle les embrassa l'un et l'autre, disant à eux-
mêmes et aux seigneurs qui l'environnaient qu'ainsi de-
vait-elle les traiter par ordre du roi son frère , « comme
princes de son sang, et d'après la coutume du pays
auquel elle ne cessoit qu'en ce moment d'appartenir s. »
En même temps, la reine, ne pouvant plus contenir
la douleur qu'elle avait dominée jusqu'alors, se pâma
1 Lansac à M. le cardinal de Lorraine. — M. L. Paris, Négociations
«oui François II ", pages 472 et 473.
2 M. L. Paris, Négociations sous François II, pages 472 et 473.
3 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 473.
7
98 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
entre les bras du roi de Navarre \ Il ne fallut pas moins
passer outre et franchir ces limites, dernier pas auquel
ne s'opposait point sa douce volonté, mais qu'en ce
moment appréhendait sa nature.
Le cardinal de Burgos prit sa main droite, le duc de
Tlnfantado la soutint à gauche; ils la placèrent dans sa
litière, et lors « avec force trompettes et hautbois, et de
la neige qui tomboit comme par dépit pour bigarrer les
belles livrées de ces seigneurs, on alla coucher dans un
mauvais village à une lieue de là, où ledit cardinal et
duc, à Penvi l'un de l'autre, envoyèrent force vivres,
confitures et licts aux dames et demoiselles, lesquelles en
avoient bien besoing; mesmement les filles pour ce que
tout leur bagage estoit demeuré perdu en la montagne,
lequel s'est depuis recouvert2. »
1 Chronologie novennaire de Cayet.
* M. L. Paris, Négociations sous François //, page 474.
CHAPITRE ONZIÈME.
VOYAGE DE LA REINE D' ESPAGNE DE LA FRONTIÈRE A GUADALAXARA.
La reine d'Espagne, ainsi séparée des princes de sa
famille et des seigneurs de sa suite qui l'avaient accom-
pagnée jusqu'à la frontière , conserva cependant auprès
de sa personne quelques serviteurs dévoués. L'ambassa-
deur de France, Sébastien de Laubépine, évéque de
Limoges, avait em Espagne la double mission de repré-
senter le roi son maître et de protéger de tout son crédit
la jeune reine, sœur de François IL Lansac de Saint-
Gelais, non moins rompu aux usages de la cour de
Madrid qu'à ceux de la cour du Louvre , également fami-
lier avec les deux langues, partageait ce noble emploi.
Il ne devait s'éloigner que lorsque Elisabeth serait accou-
tumée aux mœurs et aux habitudes du pays. Un certain
Lhuillier lui servait de secrétaire. Parmi les dames aux-
quelles était confié l'honneur de charmer son absence,
de tromper son éloignement, de veiller aux soins intimes
et à la sûreté de sa vie, figurait mademoiselle Darne,
« jolie, honnête et de bonne grâce, » dont Lansac ne
nous a rien fait connaître que ce portrait, et aussi l'in-
térêt que lui portait le cardinal de Lorraine; aucune autre
particularité ne la signale à l'attention de l'historien l.
Mais au premier rang brillaient autour de la reine les
princesses ses cousines, madame de Rieux et mademoi-
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 486. — Rapport de
Lansac, page 474. — Idem de Lhuillier, page 479. — Relation anonyme,
page 487.
7.
100 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
selle de Montpensier, toutes les deux de la maison de
Bourbon; venait ensuite madame de Germon t, presque
aussi haut placée qu'elles.
Avant son mariage, en 1542, avec Guy, baron de
Castelnau et de Germon t-Lodève , elle se nommait Louise
de Bretagne. Son aïeul, François, bâtard de Bretagne,
comte de Vertus et de Goëllo, baron d'Avaugour, était
fils naturel et bien -aimé de François II, duc de Bretagne,
et frère d'Anne, duchesse de Bretagne, deux fois reine
de France. Doté et comblé par son père, il fut encore
élevé au rang d'illustre gentilhomme breton; il atteignit
presque, par ses grandeurs, le rang de prince, comme il
en approchait par le mérite qui devrait distinguer tou-
jours ceux qui régnent et qui commandent. Sans être
jamais officiellement reconnu pour allié par les rois Char-
les VIII et Louis XII, ses beaux-frères, il avait été traité
comme tel et honoré de grandes charges et d'une grande
autorité en Bretagne. Ces souvenirs vivaient encore en la
personne d'Elisabeth de Bretagne, comtesse de Clermonl,
sa petite-fille, et lui avaient valu l'honneur d'accompa-
gner Elisabeth de Valois, d'être attachée à sa personne,
et de figurer immédiatement après les princesses dans la
confiance de la reine et dans les distinctions de la cour.
Auprès d'elle marchait, dans un rang égal pour la
faveur et supérieur pour la naissance, puisque aucun
nuage ne venait en éclipser le légitime éclat, Gilberte de
Chabannes, issue en ligne directe et masculine, au vingt-
deuxième degré , de Widgrin , comte d'Angoulême et de
Périgord , mort en 886 , après dix-sept ans d'une glo-
rieuse souveraineté1. Mademoiselle de Chabannes était
1 Courcelles, Histoire des pairs de France, tome V; généalogie de la
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 101
fille de Joachim de Chabannes, seigneur de Curton, et de
Charlotte de Vienne, sa quatrième femme. Ce seigneur
était proche parent de Catherine de Médicis. Gilbert de
Chabannes, son aïeul, s'était allié à Catherine de Bour-
bon-Vendôme. Madame de Chabannes, mère de Gil-
bert e? était gouvernante de Marguerite de Valois, fille
de Henri II1. Quant à Gilberte de Chabannes, mariée
en 4565 à Jean de Montboisier, marquis de Canillac, elle
quitta la reine d'Espagne sa maltresse en 1 560. Rappelée
lors des jalousies qui éclatèrent en cette cour étrangère,
elle fut attachée pour ce retour à la personne de made-
moiselle de Bourbon-Montpensier *.
Mesdemoiselles de Noyant, de Gironville, de Fontper-
tuy, de Poulpry, de la Boessière, etc., etc., formaient
une partie du cortège officiel de la princesse et compo-
saient sa cour intime \
Quant à Susanne de Bourbon, femme de Claude de
Rieux, elle doit être distinguée entre toutes à cause de
son mérite non moins élevé que sa naissance. Elle était
fille de Louis de Bourbon, prince de la Roche-sur- Yon,
et de Louise de Bourbon-Montpensier, sœur du glorieux
et coupable connétable de Bourbon4. Claude de Rieux,
dont elle était veuve alors, avait été l'un des captifs après
la bataille de Pavie, puis ensuite l'un des otages lors du
i de Châtaines, page 38. — Idem , tome V , généalogie de la maison
de Matbas. — P. Anselme, Histoire de la maison royaU de France,
tome UIV page 423. — Idem, tome VU , page 430.
1 Voir les Mémoire* de cette princesse.
* Bibliothèque Impériale , portefeuille de Laubépine , lettre de madame
de Oiahannea-Corlon à l'évéque de Limoges, 18 mars 4560.
* Bibliothèque Impériale, idem. — Passim.
4 P. Anselme, Hit toi re générale de la maison de Fiance, tome I,
pages 345 et 354.
102 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
traité de Madrid. Louise de Rieux, sa fille unique, avait
épousé René de Lorraine, marquis d'Elbeuf. Tous ces
titres, joints à sa naissance, la recommandaient au choix
du roi de France et de ses ministres : elle devait posséder
aussi les sympathies du roi d'Espagne; la fatale et valeu-
reuse célébrité de son oncle et l'illustre fidélité de son
mari la mettaient en évidence par des droits différents.
Selon l'usage de tous les siècles et de toutes les cours,
des causes moins honorables , mais non moins puissantes
peut-être, désignaient Susanne de Bourbon, dame de
Rieux, à la faveur de Catherine de Médicis. Renée de
Rieux, sa nièce, dite la belle de Chàteauneuf, avait été
élevée comme fille d'honneur de la reine douairière de
France. Le duc d'Anjou, depuis Henri III, en était éper-
dument amoureux; elle employait toute l'énergie de son
caractère plus que viril à l'avancement de sa maison,
sans oublier le progrès de sa position personnelle et la
vengeance de ses propres injures. Plus tard, abandonnée
de son amant, devenu roi et époux de Louise de Lor-
raine, elle voulut, par son intervention, que François de
Luxembourg lui donnât son nom et réparât un honneur
qu'il n'avait point offensé. Il refusa, et sut éviter par la
fuite les effets de la haine que son mépris avait soulevée.
Forte du môme concours , Renée de Rieux prétendit en-
suite à la main d'Antoine du Prat; il la repoussa avec
dédain , brava ses fureurs , et fut foulé publiquement aux
pieds de son cheval , conduit et monté par elle ; enfin ,
mariée à Antinotti, elle le* tua de sa main dans l'acte
même de l'infidélité; et, remariée à Altoviti, elle vit
Henri d'Angoulême, contre lequel il avait conspiré, le
massacrer sous ses yeux; mais, digne de Renée de
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 103
Rieux, il ne mourut pas sans vengeance, et, rendant le
dernier soupir, il sut le poignarder lui-même l.
Telle était la famille de Susanne de Bourbon, veuve
de Claude, premier du nom, sire de Rieux et de Roche-
fort, comte d'Harcourt et d'Aumale, mais telle n'était
point sa personne. L'élévation et la vigueur de son carac-
tère, égales à la noblesse de sa naissance, assuraient le
maintien de sa dignité, et garantissaient tout autant son
dévouement pour l'auguste reine dont elle était la pru-
dente compagne et presque l'expérimentée gardienne.
Anne de Bourbon -Montpensier, jeune compagne de
madame de Rieux, à la suite d'Elisabeth de Valois, était
aussi sa nièce; fille de Louis de Bourbon, duc de Mont-
pensier, et de Jacqueline de Longwie , « princesse d'un
grand esprit et d'une prudence au-dessus de son sexe 9; »
elle fut rappelée en France en 4 560, pour épouser, un an
plus tard, François de Clèves, duc de Nevers et comte
d'Eu. Ce prince, d'une beauté parfaite et d'un mérite
accompli, la laissa veuve quatre mois après son mariage;
il mourut à l'âge de vingt-deux ans, blessé le matin
même de la bataille de Dreux, avant tout engagement,
par Desbarres, un de ses gentilshommes, qui déchargea
maladroitement son pistolet dans ses reins \
Indépendamment des princesses et des dames dont la
présence autour de la reine relevait sa dignité et rassurait
la sollicitude de sa famille , Philippe II avait envoyé à sa
1 P. Anselme, Histoire générale de la maison de Bourbon, tome VI,
page 774. — L'Étoile, Mémoires du temps. — Mémoires de Caslelnau,
tome l, page 347.
* De Thon, Histoire universelle.
* P. Anselme , Histoire générale de la maison royale de France, tome I ,
page 335, et tome m, page 454.
104 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
rencontre, et attachait à sa personne, en qualité de cama-
rera major, la comtesse d'Ureigna.
Cette dame fut étrangère aux dernières années de la
vie d'Elisabeth, puisque, mourant le 19 août 1566 !, elle
devança de plus de deux ans sa royale maîtresse au
tombeau.
Toutefois, l'importance que sa place lui donnait au-
près de la princesse et l'influence qu'elle exerça sur les
tracasseries de son intérieur jettent un intérêt réel sur
ce personnage. Il faisait d'ailleurs partie de ce système
de grandeur et de surveillance tout à la fois, dont il plai-
sait à Philippe II d'environner sa jeune épouse.
11 n'est donc point inutile d'étudier quelle était sa
famille et quel devait être son caractère, en vertu de
tels liens.
La comtesse d'Ureigna , veuve alors , était accompagnée
de son fils , chef de la maison de Giron et riche de cent
mille écus de rente. Le duc de Nazara et le marquis de
los Veloz, ses deux gendres, figuraient dans sa suite8.
La comtesse d'Ureigna appartenait de près aux chefs de
cette pompeuse mission. Sœur du duc d'Albuquerque,
vice-roi d'Aragon et de Navarre, elle avait eu pour mère
-Françoise de Tolède, fille d'Alvarez de Tolède, premier
duc d'Albe; son aïeule était une Mendoze, fille de Diego
' Hurtado de Mendoze, premier duc de l'Infantado*. Le
grand nom qu'elle tenait de son père, et que couvrait
le grand titre de duc d'Albuquerque, était celui de la
1 Imhoff, Genealogiœ viginti illustrium in Hispania familiarum , p. 79.
2 M. L. Paris, Négociations sous François //, p. 167. Nombre des sei-
gneurs venus recevoir la reine d'Espagne.
3 Imhoff, Genealogiœ viginti illustrium in Hispania familiarum, p. 79.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 105
Cueva, nom éteint, il est vrai, au quatorzième siècle en
une fille, mais, selon l'usage de ceux qui ne veulent pas
périr, relevé par ses enfants '. Le sang paternel qui coulait
dans les veines de la comtesse d'Ureigna, sang auquel ne
peuvent rien changer ni les princes ni les rois, n'était pas
selon ces nobles apparences. 11 les valait du moins, s'il
ne les surpassait pas. Bien que cette illustre dame tirât
tout son orgueil de la Yieille-Castille, et ne cherchât pas
son berceau ailleurs ni plus loin que dans le val de Man-
zanada, elle aurait dû le reconnaître, et, malgré sa fierté
castillane, on le trouvait pour elle sur les bords de
l'Océan, non loin de Saint-Malo, dans ce noble duché
de Bretagne, que ne devrait renier aucun de ceux qui
peuvent lui rattacher leurs souvenirs et leur origine. Si
les substitutions, si les édits et les monarques n'avaient
point épuisé leurs forces et leurs volontés à faire de la
comtesse d'Ureigna une fille de la maison de la Cueva,
si les siècles n'avaient pas ajouté leur sanction à cette
entreprise, elle eût porté un des plus beaux noms dont
s'enorgueillissent la Bretagne et la France , et dont l'Eu-
rope entière salue l'antique illustration : elle se fût appelée
du Guesclin. Née Française, sujette ou suivante des reines
et princesses filles de saint Louis, au lieu de figurer
dans l'austère et magnifique cortège des envoyés du roi
Philippe II , elle eût accompagné peut-être Elisabeth dans
ses nouveaux royaumes, et, bien loin de mettre son
orgueil et sa jalousie a la séparer de sa cour française, à
la plier à des usages encore étrangers pour elle, elle eût
mis son amour et ses soins à lui parler de sa patrie , à la
1 Abbé de Veyrac , État présent de l'Espagne , tome IV, page 26. —
Imboff (ut supra), page 75.
106 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
rendre doucement et sûrement Espagnole par la condes-
cendance plus que par la contrainte, par les souvenirs
qui lui auraient rappelé sa famille plus que par les efforts
et les conseils qui tendaient vainement à la lui faire
oublier.
En 1340 , Bertrand du Guesclin ', grand-oncle du con-
nétable, avait porté au secours des rois de Gastille et de
Portugal, dans les contrées qu'arrose le Guadalquivir,
une bannière bénite par le souverain pontife à Avignon.
Il s'était distingué dans plus d'une rencontre avec les
Maures sur les rives du Salado. La gloire l'avait amené
en Espagne, l'amour l'y fixa; il épousa Marie Fernandez
de la Cueva, dernière héritière de cette antique maison;
il partagea son nom, qu'il transmit, en l'illustrant encore,
à ses descendants.
La noblesse du sang des du Guesclin ne faillit en au-
cune des générations suivantes. Soutenu par des alliances
dignes de son origine, il ne fut jamais corrompu; mais
sa pureté française en fut bien altérée, son cours ne
tenait plus guère de sa source; le sang, malgré la voix
qu'on lui prête, manque de langage : l'éducation en fait
toute la force et toute l'inclination ; bien que celui de la
comtesse d'Ureigna n'eût point dégénéré depuis le conné-
table , il avait perdu tout instinct français, il était devenu
franchement espagnol, contre la disposition qu'aurait dû
lui donner la nature.
Ce qu'il y avait de Français en la reine d'Espagne et
1 ImhofT, Genealogiœ viginti illuslrium in Hispania familiarum,
page 75. — Abbé de Veyrac , État présent de l'Espagne , tome IV, page 26.
— P. Anselme, Histoire générale de la maison de France , tome VI,
page 485. — Favyn, Théâtre de Vhonneur, tome II, page 7.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 107
autour d'elle blessait les affections de la comtesse d'Urei-
gna ; bien différente en cela dn comte de Penaranda de
la maison de Bracamonte, qui, sons le roi Philippe IV,
tenait encore à grand honneur d'être issu du connétable
Dogesclin par un de ses fils naturels, et se faisait repro-
cher dans son conseil trop de penchant pour les intérêts
français1.
Elle attendait la reine d'Espagne à Pampelune ; il fallut
trois journées de marche pour atteindre cette capitale de
la Navarre. Partout sur son passage, Elisabeth recevait les
témoignages de l'admiration, après avoir été l'objet des
empressements de la curiosité. Les arcs de triomphe, les
compliments, les inscriptions, les danses, se multipliaient
sous ses pas et sous ses yeux; la grâce de ses manières,
le charme et la dignité de sa figure, ces deux séductions
de la grandeur, lui gagnaient toutes les sympathies. « Son
visage étoit beau, et ses cheveux et yeux noirs qui adom-
broient son teint et le rendoient si attirant que les sei-
gneurs ne l'osoient regarder, de peur d'en être épris et
en causer jalousie au roi son mary, et par conséquent
eux courir risque de la fortune et de la vie. Les gens
d'Église faisoient tout de même, de peur de tentation, ne
cognoissant assez de force et commandement à leur chair
pour s'en garder d'en être tentés8. »
Après avoir visité l'église cathédrale de Pampelune, la
reine se rendit au palais au milieu de l'enthousiasme
populaire. La comtesse d'Ureigna l'attendait au bas des
* Herrera, lhr. ffl, 3e partie, cbap. v. — Amelot de la Houssaye,
tome I, page 554. — P. Anselme, Histoire générale, tome VI, page 486.
1 Brantôme, Dames illustres françaises et étrangères, discours 4*,
[ton* V naon J9ft
108 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
degrés, et baisa la main de la reine sa maîtresse, qui, la
relevant, l'embrassa familièrement. Après ces respects
rendus à Elisabeth , elle fit ses révérences à mademoiselle
de Montpensier et à madame de Rieux, dont elle ne pou-
vait pas voir sans jalousie le titre de parentes de Sa Ma-
jesté Catholique et de princesses du sang français. Puis
elle présenta à la reine une lettre du roi, qui, au lieu des
tendres impatiences auxquelles elle s'attendait sans doute,
contenait seulement et froidement des éloges de la com-
tesse, le détail des soins qu'elle devait lui rendre, et la
demande du bon accueil qu'il sollicitait en retour.
Il y eut entre la noble Espagnole et les illustres Fran-
çaises un échange de courtoisie qui semblait promettre
un ciel toujours serein ; mais à côté paraissaient et se
cachaient tour à tour les susceptibilités, les froissements,
les vanités, les ambitions, les intrigues, qui amoncelaient
bien des nuages. Petitesses et mesquineries, qui sont le
partage de l'esprit et du cœur humain, et surtout l'apa-
nage des cours ; détails minimes et puérils, d'où naissent
souvent de grands événements; tracasseries de palais,
qui parfois conduisent aux bouleversements des pays;
égoïsme et jalousie , qui grandissent jusqu'à la passion
furieuse, jusqu'à l'envie dévorante.
Des questions de préséance furent traitées entre ces
dames, des concessions de service furent faites avec une
apparente bonne grâce et une admirahle tranquillité. La
queue du manteau de la reine d'Espagne passa des mains
de madame de Clermont entre celles de la comtesse
d'Ureigna. La reine, occupée à pacifier toutes choses dès
l'abord, avait dit à l'Espagnole « combien elle s'estimoit
heureuse d'être accompagnée d'une si honorable et ver-
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 109
tueuse dame comme elle, et qu'elle se délibérait de l'aimer
et honorer autant qu'elle pourrait , et de recevoir ses bons
conseils et avertissements comme si la reine sa mère les
lui faisoit '. »
Les paroles d'Elisabeth de Valois devaient flatter le juste
amour-propre de la comtesse, surtout elles cherchaient à
s'adresser à son cœur; mais où se trouve le cœur de la
plupart des courtisans? et surtout comment suivre la route
tortueuse et embarrassée pour arriver jusqu'à lui ? Ma-
dame d'Ureigna n'était point autre que ceux de son
espèce, et, loin d'être charmée et apaisée par les grâces
et la jeunesse de la reine, elle n'éprouva qu'inquiétude
et dépit du partage de ses fonctions, et surtout elle ne
ressentit que jalousie profonde contre les deux princesses,
qu'elle prétendait dominer par son influence et bannir
par ses tracasseries, ne pouvant pas les égaler par son
mérite. Cependant, dissimulant pour mieux réussir, elle
répondit à la reine « qu'elle se roi t sa très-humble servante,
et très-bonne sœur et amye de la dame de Clermont s. »
Deux jours se passèrent à Pampelune, les mascarades,
les combats de taureaux et autres plaisirs en furent le prin-
cipal emploi, les festins et les danses à la mode de France
étaient variés par d'autres divertissements dans le goût
espagnol. 11 y avait une courtoisie délicate à environner
la reine des souvenirs de sa patrie; il y avait une autre
politesse non moins vraie à l'initier aux mœurs de son
royaume.
1 M. L. Paris, Négociations sous François II ', page 176. — Lansac
au cardinal de Lorraine.
3 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 476. — Lansac
au cardinal de Lorraine.
110 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Elisabeth de Valois répondait à ces avances par des
procédés semblables; tour à tour, suivant en cela son
inspiration, elle s'habillait à l'espagnole pour plaire
au peuple sur lequel elle venait régner, ou, cédant
aux conseils de la comtesse d'Ureigna, elle se parait
à la française pour satisfaire la curiosité publique l.
D'autres fois enfin elle mêlait ensemble les parures et
les modes des deux pays , comme pour les rapprocher
et les confondre dans son affection et dans sa mémoire,
et pour figurer en sa personne un symbole d'alliance et
de paix.
Cependant les lettres de Philippe II se multipliaient et
témoignaient de l'impatience avec laquelle il attendait la
reine; elle y répondait par des messages que le chevalier
Salviati lui portait avec mission de lui baiser la main de
sa part9.
Ces fêtes, cette harmonie, ces empressements, devaient
être incessamment troublés par les aigreurs de la com-
tesse d'Ureigna ; elle ne put pas porter plus loin sa feinte
douceur. La reine et sa suite quittaient Pampelune; elle
fit prier sa camarera major de monter dans sa litière
royale. Cette dame estimant qu'une telle place ne man-
querait jamais à son ambition, mais que son rang à la
suite de la reine pourrait lui être disputé dans l'avenir
par les étrangères, si elle ne le fixait pas dès l'abord,
pria Sa Majesté de l'excuser et de lui permettre de voya-
ger dans la sienne; encore, ajouta-t-elle répondant à
1 Relation du voyage de la reine jusqu'à Pampelune, par un anonyme -
— M. L. Paris, Négoci ations, etc., page 487.
3 Relation du voyage de la reine jusqu'à Pampelune , par un anonyme ;
— M. Louis Paris, Négociations (ut supra) , page 487.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 111
l'honneur qui loi avait été fait, « qu'elle ne pût souhaiter
plus grande faveur que celle-là '. »
Madame de Clermont prit donc la place qu'elle avait
refusée; la comtesse , suivant la politique pour laquelle
elle avait sacrifié un des privilèges de sa charge , voulut
occuper pendant la marche et dans le cortège la place qui
appartenait à madame de Rieux et à mademoiselle de
Montpensier; ne pouvant pas l'obtenir, elle se mit en
devoir de l'enlever, et ses estaffiers heurtèrent et abatti-
rent si résolument ceux des princesses, qu'elles furent
jetées hors de leur rang, dont la comtesse s'empara sans
hésitation et sans excuse.
La reine, informée de ce débat et de cette injure, fit
répéter à la comtesse « qu'elle eut eu très-agréable s'il
luy eust plu monter en sa litière, comme elle l'auroit
encore si elle le vouloit faire, mais qu'après elle la prioit
d'être contente que lesdictes demoiselles et dame pour
être princesses de son sang et de la maison royale, étran-
gères en ce pays et non ses subjettes, fussent honorées
ainsi qu'elles avoient accoutumé, et comme il leur appar-
tenoit. Sa Majesté estimoit l'honneur qu'on leur faisoit
être fait à elle-même, comme aussi étant mesprisées, elle
pensoit être mesprisée •. »
Madame d'Ureigna dissimula sous des paroles respec-
tueuses un trouble et un mécontentement difficilement
contenus; mais si le fiel ne put pas lui monter jusqu'aux
lèvres, il fermenta dans son cœur, et ses yeux en trahi-
1 Rapport de Lhuillier au cardinal de Lorraine. — M. L. Paris , Négo-
ciations, etc., page 485.
* Lansac au cardinal de Lorraine. — M. L. Paris, Négociations sou*
François II, page 477.
112 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
reni l'amertume. Elle répondit cependant « qu'elle n'étoyt
que pour obéir à Sa Majesté mesmement en cet endroit,
qu'elle étoit très-mal contente de ses gens, qu'elle les
feroit châtier1. »
Depuis , les choses se passèrent gracieusement quant à
l'extérieur; mais les rivalités nées et exprimées alors
entre les dames des deux nations n'en continuèrent paô
moins autour de la reine ; les Espagnols gardèrent une
rancune profonde de l'affront qu'avait reçu la comtesse.
Les tracasseries et les intrigues qui environnèrent Eli-
sabeth de Valois à cette occasion ne furent pas sans in-
fluence sur les ennuis de sa triste et courte royauté.
La reine d'Espagne , tout en se hâtant vers le roi son
mari, étudiait ses amitiés et ses goûts, et elle était atten-
tive à les satisfaire , en attendant qu'elle pût combler un
autre sentiment. Elle s'arrêta chemin faisant chez le vice-
roi de Navarre, le marquis de Cortès, auquel revenait
la faveur de coucher dans la chambre du roi lorsque Ruy
Gomès était absent. Elle traita et favorisa la marquise avec
une distinction dictée par Philippe II lui-même. La reine
s'annonçait pour le 26 ou le 28 janvier à Guadalaxara,
elle y arriva le \ er février. On espérait que le roi d'Espagne
n'attendrait pas cette date ni ce lieu , et que ses empres-
sements viendraient rassurer la timidité et dissiper les pres-
sentiments que la jeune reine avait éprouvés en passant la
frontière; ce fut une erreur. Philippe H, alors à Tolède,
vint jusqu'à Guadalaxara, accompagné de dona Jeanne sa
sœur et de la principale noblesse d'Espagne *. Mais soit
1 Lansic au cardinal de Lorraine. — M. L. Paris, Négociations sews
François II, page î77.
2 J. de Ferreras, tome IX, page 41 Ê.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS* 113
affectation d'une majesté et d'une gravité qu'il aurait pu
abdiquer sans faiblesse en pareille occasion , soit dévoue-
ment pour des affaires qu'il aurait pu oublier et laisser un
moment sans péril, il ne passa pas outre. D'ailleurs il
avait en mémoire l'auto-da-fé que peu de mois auparavant
l'inquisition avait renouvelé à Valladolid sous ses yeux,
par ses ordres, pour son bon plaisir, et comme pour célé-
brer son retour en Espagne; malgré le nom d'acte de foi
qu'il avait donné à cette barbare exécution, non moins
exécrable aux yeux du vrai catholicisme que maudite par
la nature, peut-être qu'en secret son souvenir lui pesait
et le poursuivait comme un remords. Sous ce poids, son
esprit devait se troubler autant que sa conscience s'était
aveuglée; une sorte de stupeur pouvait l'atteindre jusque
dans les joies du mariage et les empressements de l'a-
mour. La reine fut donc reçue avec une étiquette et une
pompe sérieuses, bien faites pour la glacer, pour effrayer
ses pensées, et pour égarer un cœur moins inébranlable
que le sien dans la voie du devoir.
CHAPITRE DOUZIEME.
MARIAGE DE PHILIPPE II ET d' ELISABETH DE VALOIS.
— MALADIE DE LA REINE D'ESPAGNE. — INTRIGUES ET TROUBLES
PARMI SES DAMES.
Un auteur que plusieurs fois déjà nous avons eu l'oc-
casion de contredire, tout en admirant le charme et l'in-
térêt de ses inventions, commet, au sujet de l'entrevue
des royaux époux, une erreur qui sied à son roman.
Saint-Réal, plus terrible encore dans ses récits que le
sombre Philippe II ne le fut dans ses actes , le fait demeurer
à Madrid, tandis que la princesse son épouse s'avançait
vers lui : moins exact dans l'énoncé des faits que correct
dans l'élégance de son style, il dit en des termes et avec
une forme que nous n'entreprendrons point d'égaler,
qu'il envoya son fils don Carlos, alors âgé de quatorze ans
seulement, à la rencontre d'Elisabeth de Valois, et que,
prévenus déjà l'un pour l'autre d'un sentiment fondé sur
d'anciennes espérances, ils achevèrent de s'aimer dans
cette imprudente rencontre, et qu'ils exprimèrent par
leurs yeux ce que n'osaient point encore avouer leurs
lèvres. Quant au roi lui-même, fidèle au système de froi-
deur qu'il avait adopté en mettant si peu d'empressement
à appeler Elisabeth en Espagne, il l'aurait attendue pa-
tiemment dans son palais à Madrid , et ne l'aurait reçue
qu'à la descente de son carrosse Ë.
Telle est la version que Saint-Réal nous donne avec
tous les agréments du plus charmant langage et tous les
1 Saint-Réal , Nouvelle historique et galante, édition d'Amsterdam, \ 673»
page 46.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 115
détails de la plus touchante invention. S'il se trompe sur
le fait matériel et palpable des lieux , ne peut-il pas errer
aussi sur le trait insaisissable des mouvements secrets et
précoces de ces jeunes cœurs ?
Quoi qu'il en soit, il faut convenir avec lui, et avec
tous les documents sur lesquels s'appuie notre étude, que
le premier aspect et le premier accueil du roi d'Espagne
ne produisirent pas une impression favorable sur l'esprit
et le cœur de la jeune princesse. Lorsque, à Guadalaxara,
elle fit connaissance avec le roi son époux, effrayée de
l'air sérieux et inexorable que ses trente-deux années ne
justifiaient pas encore, elle le fixa avec une curiosité et
comme avec une terreur enfantine. Philippe II, trouvant
mauvaise cette observation muette, lui dit : Que regar-
dez-vous? Si j'ai les cheveux blancs? « Ces mots, ajoute
Brantôme, lui touchèrent fort au cœur; depuis on augura
mal pour elle '. » La jeune reine, interdite, ne répondit
rien ; mais ne dut-elle pas pleurer en secret ce beau pays
et cette cour brillante qu'elle venait de quitter, où tant
d'empressement recherchait ses regards, où tant de bon-
heur accueillait son sourire, où tant d'approbation répon-
dait à ses paroles ?
La principale noblesse d'Espagne avait accompagné
Philipppe II à Guadalaxara; dona Jeanne, sa sœur, était à
ses côtés, et le prince don Carlos, son fils, avait obtenu de
l'y suivre *. Ce fut là que s'alluma d'un nouveau feu cette
passion si vive et si tendre que le jeune prince avait déjà
conçue pour Elisabeth, et que se développa le sentiment
si compatissant et si fidèle qu'elle lui accorda en retour.
1 Brantôme, Dames illustres françaises et étrangères, page 132.
2 Jean de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 444.
8.
116 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Don Carlos méritait celui-ci par ses malheurs, par les
rigueurs auxquelles on avait soumis son enfance , par le
culte qu'il avait voué à cette princesse le jour même où
son portrait l'avait persuadé de ses charmes, où son père
et la cour l'avaient entretenu de sa possession. Sa perte
n'avait pas pu le détacher d'un sentiment si doux et si
légitime à sa naissance. Il s'était fait un devoir de son
adoration , et lorsque cette passion cessa d'être une espé-
rance et un droit, lorsqu'elle perdit son caractère sacré,
elle demeura longtemps un besoin, elle devint une
fatalité.
Quant à lui, pouvait-il obtenir plus qu'une compassion
fraternelle ? La disgrâce de sa tournure et le dépérisse-
ment de sa santé devaient attendrir, mais ne pouvaient pas
enflammer, à son sujet !. Lorsque Elisabeth l'eut aperçu
pour la première fois , elle dut modifier en bienveillance
et en sollicitude les penchants plus tendres qu'elle avait
conçus pour lui. Élevé avec Jean d'Autriche, son oncle, et
Alexandre Farnèse, son cousin, ses contemporains, ses
émules tous les deux, environné sans cesse de l'un et de
l'autre , il ne ressortait pour lui aucun avantage de cette
double comparaison : Alexandre avait l'esprit prompt,
frondeur peut-être , mais sa déférence pour le roi et pour
ses gouverneurs était entière : son caractère indépendant
par lui-même se pliait à toutes les lois de l'étiquette, de
l'élégance et de l'urbanité. Jean d'Autriche le surpassait
encore; sa figure était non-seulement belle, mais sédui-
sante, son regard était étincelant et pénétrant, ses cheveux
blonds encadraient les plus beaux traits du monde, et ses
1 Strada, De bello Beîgico; Romae, 4637, page 709.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 117
membres, forts, souples et déliés, se prêtaient avec grâce
à tous les exercices du corps '.
Don Carlos était infirme de naissance : la disproportion
de ses jambes le rendait boiteux , et sa taille se ressentait
de l'irrégularité de sa marche; sa santé chancelante était
en outre atteinte, à l'époque dont il est question, d'une
fièvre quarte qui le minait lentement ; il en était fort affaibli
lorsqu'il vint saluer la reine 2. En outre, le caractère du
jeune prince, aigri par ses souffrances et par son dépit,
n'avait aucun de ces charmes qui attirent et fixent la ten-
dresse, et qui auprès de certains cœurs remplacent les
avantages physiques par d'autres droite non moins puis-
sants sur l'amour. Leur absence , si bien compensée par les
privilèges de l'esprit et la distinction de l'âme, donne à
penser que cette privation est un refus injuste et jaloux
de la marâtre nature. L'éducation de l'infant, mêlée de
rigueurs excessives 3 et de faiblesses comme de négli-
gences sans nombre, n'avait point réformé ses tristes
penchants. Souvent il ne connaissait plus de maître , et
n'entreprenait pas de se posséder : l'empereur Charles-
Quint , son aïeul , témoin de ces débuts et de ces germes
de passions mauvaises, n'avait pas pu s'empêcher de les
déplorer, et de mal augurer d'un tel héritier de ses
couronnes \
Elisabeth de Valois, cependant, fidèle à ses premiers
souvenirs et touchée du sujet comme de la profondeur de
1 Strada, De bello Belgico; Romae , 4637, page 709.
2 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 274. L'évêque de
Limoges au roi.
3 SaiDt-Réal, Don Carlos; Amsterdam, 4673, passim.
4 Strada, De bello Belgico, pages 43 et 437.
118 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
ses peines , l'accueillit avec les égards et l'empressement
que méritaient ses premières destinées, son titre de prince
d'Espagne, les liens qui les unissaient, et ceux qui avaient
dû les attacher l'un à l'autre. Attentive à ses devoirs
envers le roi son époux , elle sembla partager surtout les
sentiments dont il aurait dû lui donner l'exemple.
« Elle le reçut avec telles caresses et comportement,
que le père et toute la compagnie en ont reçu un singulier
contentement; ledit prince l'a encore plus grand comme
il a démonstré depuis et démonstre lorsqu'il la visite , qui
ne peut être souvent; car, outre que les conversations de
ce pays ne sont pas si fréquentes et faciles qu'en France,
la fièvre quarte le travaille tellement, que de jour en jour
il va s' exténuant '. »
Le 2 février 4 560, lendemain de l'arrivée de la cour à
Tolède, le roi, ayant ratifié son mariage, fit bénir et con-
sacrer son union par les mains de l'archevêque de Burgos.
Le duc de l'infantado, voulant jusqu'à la fin partager
avec le cardinal les charges et les honneurs de ce grand
événement, reçut Leurs Majestés dans son palais, et il
traita ses souverains et les seigneurs de la cour avec une
magnificence digne d'eux. Peu de jours se passèrent
à Guadalaxara; les états, que, dès l'année 1559, le roi
avait tenus à Tolède , étaient encore assemblés ; Philippe II
voulut en profiter pour donner à son mariage un éclat de
plus, et pour augmenter l'état du prince don Carlos son
fils. Faible compensation de la perte qu'il lui faisait
éprouver en lui enlevant la plus charmante princesse de
l'univers. Ce fut en ce moment et en ce lieu qu'il déclara
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 274. L'évêquede
Limoges au roi.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 119
solennellement à la face de toute l'Espagne , représentée
par ses principaux seigneurs, et du monde entier, figuré
par les ambassadeurs des princes et des républiques, que
son mariage avec Elisabeth de Valois n'éloignait pas don
Carlos du trône, et qu'en conséquence il appelait tous ses
grands à lui prêter serment de fidélité comme à l'héritier
de ses États. Cette cérémonie eut lieu dans la cathédrale
de Tolède. Si les promesses du pouvoir garantissaient sa
possession, l'avenir de don Carlos eût été long, glorieux
et prospère; si les honneurs consolaient des pertes et des
peines, le prince eût senti le vide de son cœur se combler
par des biens et par un espoir nouveaux.
La princesse d'Eboli, qui causa tant de ruines avant de
courir à la sienne, commença vers cette époque à jouer
près de la reine un rôle de surveillance plus favorable à
ses propres desseins qu'utile à l'honneur d'un lit nuptial
qui n'avait pas besoin de telles protections. Elle ne fut point
encore attachée à sa personne, mais elle en fut approchée.
Si toute influence et toute autorité ne lui appartinrent pas
dès lors dans la maison d'Elisabeth, on lui accorda la
faveur de l'intimité et les moyens de l'espionnage '• Ses
intérêts personnels l'appliquaient à cette mission plus
encore peut-être que les ordres du roi : maltresse non pas
avouée, mais réelle de ce prince, on attribuait entre
autres à ce commerce adultère la naissance de Roderic
de Silva , duc de Pastrana , auquel le prince d'Eboli s'é-
tait gardé de disputer son propre sang *. Ruy Gomès lui-
1 Saint-Réal, Don Carlos; Amsterdam, 4673, page 73.
* M. Mignet, Antonio Perez et Philippe //, page 74. — Imhoff, Genta-
logiœ viginti illuslriwn in Hifpania familiarum. Leipzig, 4742,
pages 288 et 290.
120 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
même, favori du roi, gouverneur du jeune don Carlos,
concourait à cette nouvelle inquisition, couverte du voile
de la fidélité , comme celle qui s'exerçait à la lumière du
jour était dissimulée par le masque de la religion.
Ces injustes précautions vis-à-vis de la reine prouvaient
non pas l'absence de la passion dont elle était l'objet,
mais son excès et son égarement.
Les débuts de sa royale union furent remplis des témoi-
gnages de l'amour le plus vif, confirmés par les gages les
plus vrais. Les fêtes qui accueillirent Elisabeth en furent
une preuve moins sensible que les soins dont le roi l'en-
vironna lorsque, à peine arrivée, elle fut prise subitement
par une maladie que l'on crut être la petite vérole.
Les solennités et les réceptions furent suspendues , et
firent place à de vives inquiétudes; cette charmante reine,
qu'il avait suffi de voir pour la surnommer la reyne de la
paix et de la bonté !, et que les Français appelaient Y olive
de la paix *, s'était en peu de jours attaché tous les cœurs.
Celui du roi son époux , le plus difficile à fixer, n'avait
pas été le dernier à se laisser conquérir; les fêtes et le
concours dont elle avait été officiellement et spontané-
ment environnée étoient accompagnés de bonne volonté et
affection populaires 3. La tristesse de son départ de France
s'en était effacée; la gaieté de son caractère et de son âge
avait surmonté ses premières impressions.
« Peu d'heures avant l'atteinte du mal, écrit l'ambas-
sadeur de France au roi François II, je la vis enfermée*
1 Brantôme , Vies des dames illustres françaises et étrangères , page 4 29.
2 Brantôme , Vies des dames illustres françaises et étrangères , page \ 29.
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page %1\. L'évêquede
Limoges au roi.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 121
dans sa chambre avec ses dames, qu'elle faisoit danser
les unes après les autres , et elle-même dansa deux ou
trois fois , estant bien disposte et gaillarde, qu'il estoit
possible; si ce n'est que les serviteurs la trouvoient forte
en couleur. La nuit estant avec le roi couché avec elle ,
elle sentit quelque petite inquiétude, et le matin chaleur
se démontrant le long de son estomach et dedans la teste,
il parut quelques pustules comme d'ébullition de sang ou
petite vérolle \ »
Le roi prolongea ses visites et multiplia ses soins auprès
de la jeune reine; ses instances , sa tendresse, firent con-
sentir Elisabeth à la saignée, pour laquelle sa répugnance
était extrême *.
Ces détails médicaux et intimes n'ont point la futilité
dont on pourrait les accuser; ils témoignent que l'é-
goïsme de Philippe II ne le rendit pas toujours insensible
aux charmes et aux vertus de la jeune reine, que si son
cœur eut ses jours de haine et d'inflexible cruauté soit
envers son fils, soit envers ses peuples, il eut envers
Elisabeth une constance de tendresse. Ceux-là mêmes que
sa jalousie ou ses infidélités détournent de cette dernière
justice ne peuvent pas du moins lui refuser pour elle les
élans mérités par son aimable caractère et par ses charmes
séduisants. L'humeur sombre du roi aurait pu être com-
plètement adoucie par cette influence, si des passions,
des intérêts, et surtout l'action mauvaise de coupables
et d'ambitieux courtisans n'avaient point exercé sur lui
leur empire. L'inquiétude et le regret, ces fruits de l'amour,
ces épines du bonheur, avaient accès dans son âme. Les
4 M. L. Paris, Négociations sous François //, page Î72.
* M. L. Paris, Négociations sous François //, page *72.
122 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
actes de sensibilité sont assez rares dans la vie de Phi-
lippe II pour qu'on insiste sur ceux que la vérité peut
enregistrer en son honneur.
Mais si les craintes inspirées par cette maladie furent
vives, elles furent aussi passagères. Les symptômes graves
n'eurent pas de durée, les alarmes cessèrent promptement;
les fêtes et les affaires, que les larmes et les prières
avaient remplacées, purent reprendre incessamment leur
cours accoutumé !.
Toutefois une inquiétude tourmentait le cœur maternel
de Catherine de Médicis. Elisabeth l'avait quittée bien
jeune, elle n'était point encore formée : et dans sa cor-
respondance avec les dames qui environnaient et qui soi-
gnoient la Reine Catholique, on la voit multiplier ses ques-
tions et des conseils relatifs à ce fait. En outre, les esprits
jaloux et inquiets n'étaient point sans soupçons que la
reine d'Espagne fût atteinte de ce venin dont le roi Fran-
çois Ier pouvait avoir empoisonné sa famille, et que le roi
Henri II n'avait assurément pas combattu. Les mauvaises
langues cherchaient à insinuer cette crainte : la reine
mère revenait sans cesse sur ses recommandations de
prudence, ses reproches de légèreté, ses craintes d'indis-
crétion. Tout à ce sujet la remplissait d'anxiétés et lui
faisait ombrage a. Les complots qui l'environnaient, les
intrigues qui la menaçaient, les embarras qui surgissaient
autour d'elle ne pouvaient pas la détourner de cette solli-
citude dans laquelle la politique jouait un rôle auprès
de sa tendresse. Se jetant fatalement entre les bras de
1 Jean de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 4*5.
2 M. Louis Paris, Négociations sous François 11, pages 704 et sut-
van» os. — Mayor, Galerie philosophique du seizième siècle; passim.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 123
Philippe II pour se sauver des princes lorrains, elle avait
besoin de l'appui de sa fille auprès du Roi Catholique.
Aussi les luttes intérieures qui se développèrent autour
de la reine d'Espagne ajoutèrent-elles singulièrement à
son trouble. Une fois les discordes entre la comtesse
d'Ureigna et les dames françaises apaisées, celles-ci se
déclarèrent la guerre entre elles. Madame de Vimeux en-
treprit sur les droits et sur les emplois de madame de
Clermont. Elle voulut la supplanter auprès de la reine,
elle entra dans sa confiance, elle la prima; elle se mit
en devoir d'effacer et d'éloigner cette dame, aussi bien
que la duchesse de Montpensier, cousine de Sa Majesté.
La reine douairière le trouvait merveilleusement mauvais,
et, n'ayant pas perdu encore l'habitude d'admonester et
de diriger Elisabeth, elle le lui mandait sans détour et
sans fard. Elle gourmandait l'évèque de Limoges de lui
avoir caché ces détails : elle lui imposait plus de franchise
à l'avenir, le prévenant que, faute de sincérité de sa part,
elle aurait le rapport de ses espions.
Le roi connaissait ces détails, et prenait en pitié cette
petite cour française. La jalousie espagnole se réjouissait
de ce spectacle : et si la fermeté de Catherine de Médicis
n'eût pas, de loin, présidé à l'ordre et à la dignité de cet
intérieur, si plus d'une fois elle ne se fût pas vertement
courroucée contre la reine sa fille, à tel point que celle-ci
« ne recevoit lettre de la reyne sa mère qu'elle ne trem-
blast et ne fût en allarme qu'elle luy dist quelque parole
fascheuse ', » Dieu sait en quel autre sentiment la vue de
cette anarchie et de cette faiblesse, et les indiscrétions qui
pouvaient en résulter, auraient changé l'amour, l'estime
1 Brantôme, Vies des dames illustres françaises et étrangères.
124 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
et la confiance que le Roi Catholique était si disposé à
accorder à Elisabeth. La reine sa mère tremblait de ces
conséquences. Lui rappelant les conseils de prudence
qu'elle lui avait donnés au départ, elle lui disait sans
cesse : a ... Suivez ce que je vous dis au partir, car vous
savez comment il vous importe que Ton ne sache ce que
vous avez. Car si vostre mary le savoit, assurez-vous qu'il
ne vous verroit jamais. J'ai entendu que madame de
Vimeulx veut à toute force entrer à vos affaires , ce que
je trouve merveilleusement mauvais. Encore que je pense
qu'elle vous soy t fidèle , si ai-je entendu qu'elle ayme fort
les biens et la faveur : et puisque cela est, l'on oublie
quelquefois ce que l'on doit à sa maltresse pour complaire
à son maître, qui a plus de moyen de lui en faire que
vous n'avez !... » Puis, profitant des droits et du despo-
tisme maternels qu'elle n'avait point encore abdiqués,
Catherine de Médicis reprochait à la Reine Catholique
d'affecter une préférence notable de madame de Vimeux
sur toutes ses dames, et de répéter qu'elle ne faisait
cas et ne tenait compte d'aucune d'entre elles autant
que de cette favorite. « ... Et de vray, ajoutait-elle, cela
sied très-mal au lieu dont vous tenez et à celui où vous
êtes, et montre trop avoir encore de l'enfant, d'entretenir
et faire cas devant les gens de vos filles. Quant vous
êtes seule en vostre chambre, en privé, passez votre
temps, et jouez avec elles et toutes, et devant les gens
faites bonne chère à votre cousine et madame de Cler-
mont, et les entretenez souvent, et croyez-les, car elles
sont toutes deux sages, et n'ayment rien tant que vostre
honneur et contentement. Et ces autres jeunes garses ne
1 M. Louis Paris, Négociations sous François //, pages 706 et 707.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 125
vous peuvent apprendre que folye et sotisses. Pour ce,
faites ce que je vous mande , si vous voulez que je soye
contente de vous, et que je vous ayme, et que je croye
que me aimez comme devez , vous étant ce que je suys,
et ne désirant rien plus en ce monde que vous voyr si
heureuse que gaie, toutte vostre vie être contente : c'est
vostre bonne mère, Catherine '. »
Ces discordes intérieures, qui auraient pu amener de
si graves complications dans l'existence de la Reine Catho-
lique, furent apaisées grâce à l'énergie de la reine mère
et à la déférence respectueuse et craintive d'Elisabeth.
Catherine de Médicis, non contente des leçons qu'elle
adressait à sa fille, des plans de conduite qu'elle traçait à
l'ambassadeur, du concours qu'elle se faisait prêter à ce
sujet par le roi Charles IX, écrivait elle-même ses vertes
réprimandes à madame de Vimeux, et ses recommanda-
tions les plus instantes à madame de Clermont. Tous ces
efforts portaient leurs fruits , ou par la frayeur ou par la
tendresse, qu'elle savait également inspirer. M. de Four-
quevault, à la fin de Tannée 1560, mandait à la reine
douairière que tout était rentré dans le calme selon ses
vues et selon ses ordres; la reine était honorée autant que
possible de son mari et de ses sujets. Madame de Clermont
s'acquittait de mieux en mieux de sa charge. La lettre de
Sa Majesté à son adresse l'avait bien un peu troublée;
mais enfin le zèle et l'amour de sa mal tresse et de son devoir
'avaient réconfortée : elle avait pardonné à madame de
Vïnaeux ses empiétements, l'excusant sur ce qu'ayant
1 M. Louis Paris, Négociations sous François II, pages 706 et 707. Le
^Vant commentateur fait observer, à propos du mot garse , que cette
exPressioD signifiait alors jeune fille gaie, folâtre.
126 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
aidé la nourrice de la reine dans ses soins intimes, elle
avait cru pouvoir la remplacer : de là avaient résulté
a force coups de bec que la nation espagnole avait été
bien aise de voir et d'entendre : car quelque bonne mine
qu'elle fasse aux unes et aux autres, ils n'aiment que par
force et n'attendent que les occasions de s'en deffaire
petit à petit : je dis, madame, les grands aussi bien que
les moindres !... »
Toutefois ces perturbations avaient inspiré à Philippe II
le dessein d'éloigner les dames françaises de la Reine Catho-
lique. Le duc d'Albe avait conçu l'espoir de les remplacer
d'une façon favorable pour son amour-propre et pour son
ambition : toute la maison de Tolède favorisait cette
menée. Le prince d'Eboli, plus attaché qu'aucun d'eux àla
reine , et tant soit peu jaloux de l'extension que de telles
intrigues promettaient à leur influence, usa de franchise
et fit preuve de dévouement en cette rencontre. Il convint
des pratiques et des menées qui tendaient à ce but d'ex-
clusion de toute Française à la cour; il servit de ses con-
seils et de son appui M. de Laubépine : celui-ci eut à
ce sujet une audience du roi. La reine d'Espagne obtint
une explication sur les mêmes intérêts. La comtesse de
Clermont, qui était le but principal de toutes ces attaques,
fut assurée de la faveur de sa maltresse et de la grâce du
Roi Catholique, et la comtesse d'Ureigna, qui assistait à
ces entretiens, « voyant sa maîtresse vertueusement
épouser la conservation de l'amitié qu'elle porte à ladite
dame de Clermont, s'excusa et fit nouvelle alliance avec
ladite dame... Ce qui, madame, va serrer le pas aux
méchants, et conservera cette dame près du lien où vous
1 M. Louis Paris, Négociations sous François //, page 709.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 127
l'estimez avec grande raison si nécessaire parmy les jeunes
ans de la reyne, attendant que Dieu luy aye donné quel-'
ques enfants1... »
Telles furent les intrigues qui environnèrent la reine
d'Espagne peu après qu'elle fut montée sur le trône, et
tels furent les dangers que sa jeune inexpérience lui fit
courir. La vigilance et l'habileté de Catherine de Médicis
furent sa protection, et la docile tendresse d'Elisabeth ,
encore enfant, lui tint lieu de sagesse et fit tout son salut.
Entre ces deux reines existait le sentiment et le lien que
Brantôme a si bien décrite en ces termes : « C'étoit sa
bonne fille, qu'elle aymoit par-dessus toutes; ainsi, elle
(Êlizabeth)lui rendoit bien la pareille, car elle l'honoroit,
respectait et craignoit*... »
1 M. Louis Paris, Négociations sous François //, page 743. L'évèque
de Limoges à Catherine de Médicis.
1 Vies des dames illustres françaises et étrangères.
CHAPITRE TREIZIÈME.
AFFECTION DE PHILIPPE II POUR ELISABETH.
Catherine de Médicis, alarmée d'abord pour la vie de
la reine d'Espagne , s'émut ensuite pour sa beauté. Ses
dons n'étaient-ils pas son orgueil ? La conservation de son
bonheur, celle de son influence sur l'esprit de Philippe II,
n'étaient-elles pas attachées à leur fragile existence ? Pen-
dant la maladie d'Elisabeth, les courriers s'étaient croisés
sur la route de Paris à Madrid, portant et demandant de
ses nouvelles; durant sa convalescence ils continuaient ce
trajet,- cherchant et donnant, avec les bulletins d'une santé
si précieuse , ceux d'une beauté non moins chère. Elisa-
beth réclamait de sa mère , habile dans la composition de
secrets merveilleux, l'envoi de ses recettes pour la répa-
ration de ses charmes; elle joignait à leur emploi celui
de moyens plus communs et plus connus; l'eau, le sel,
le lait d'ànesse, s'unissaient comme lotions et frictions
aux baumes naturels reçus de Paris ; ils étaient appliqués
successivement sur ses rougeurs et sur ses fosses , ils firent
si bien que la maladie ne laissa nulles traces visibles '.
De l'aveu même du roi d'Espagne, si prévenu contre
la France et les Françaises de la suite d'Elisabeth, la
reine était environnée d'incomparables soins : il remer-
ciait hautement ses dames de la peine qu'elles y prenaient,
disant que celles de son pays n'en sauraient autant faire2:
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, pages 809 et 8R
Madame de Clermont à la reine mère.
2 M. L. Paris, Négociations sous François //, pages 809 et 8Hi
Madame de Clermont à la reine mère.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 129
il faut avouer qu'elles ne s'y épargnaient en aucune
manière. Les plus qualifiées d'entre elles s'offraient à sou-
lager cette princesse. Madame de Clermont (Louise de
Bretagne) se distinguait par un zèle à toute épreuve, elle
le mandait à Catherine de Médicis en des termes que la
gravité' du récit ne nous permet pas d'admettre; mais la
liberté du temps et la simplicité des mœurs servant en
quelque sorte d'excuse à la crudité des images, nous
confions à l'appendice cette pièce curieuse par la preuve
qu'elle fournit des habitudes du temps et par l'échan-
tillon du langage qu'elle reproduit l.
Philippe II aida par ses soins et par ses assiduités la
convalescence d'Elisabeth. 11 avait cette reine en grande
et juste tendresse; ses empressements le lui témoignaient
assez; il ne s'éloignait d'elle aux heures de son loisir et
de son repos que vaincu par la nécessité. Peu après,
les rapports du royal ménage redevenant aussi intimes
que possible , une de ses dames mandait à Catherine de
Médicis : « Elle dort toutes les nuits avec le roi son mari,
qui n'y faut jamais, sans grande occasion *. »
Le cours de sa grave et contagieuse maladie n'avait
même pas empêché ce prince de la visiter : a Le roi la
vient voir tous les jours du monde , qui y fait plus de
demeure qu'il n'avoit accoutumé : je vous assure, madame,
que quand elle est saine, son visage le montre bien,
comme aussi quand elle a mal il montre bien l'amitié qu'il
lui porte, par le déplaisir qu'il en ressent 3. *
1 Voir à l'appendice le n° 4 .
2 M. Louis Paris, Négociations sous François H, p. 844.
* M. L. Paris, Négociations sous François II, page 885. Madame de
Clermont à la reine mère.
9
130 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Et ailleurs madame de Clermont mandait encore à la
reine mère : a Le roi a si grand soin d'elle qu'à toutes
heures il envoie savoir comme elle se porte et quelque
chose que l'on lui ait dit de n'y venir point, il y vient
tous les jours , et suit bien ce qu'une vieille d'ici lui a dit,
que l'on appelle la Béate , qu'il étoit le plus heureux du
monde d'avoir cette femme de France et qu'il l'aimât
bien, et ne la fâchât de rien, car s'il le faisoit, Dieu lui
donnerait une grande punition '. »
De toutes parts se multipliaient les témoignages de cet
amour extrême du roi pour la jeune reine : une autre
dame attachée à la suite d'Elisabeth mandait à Catherine
de Médicis : « Il n'y a pas longtemps , une personne qui
peut connoltre une partie de ces conditions m'assura que
le roi l'aime le plus qu'il est possible *. »
La reine répondait à ces soins par une reconnaissance,
et par un amour conjugal qui les égalaient assurément;
elle les exprime confidentiellement et gratuitement à
Catherine de Médicis. On ne saurait omettre ces expres-
sions, tant de fois répétées, pour autoriser et justifier
l'opinion que nous avons émise sur la nature et la conve-
nance des sentiments qu'elle accordait à don Carlos,
si distants et si différents de ceux dont Philippe II était
l'objet.
Elisabeth , prenant la parole sur le fait de son attache-
ment pour son mari, mande à Catherine de Médicis :
« Vous dirai-je, madame, que si ce n' étoit la bonne
compagnie où je suis en ce lieu , et l'heure que j'ai de
voir tous les jours le roi mon seigneur, je trouverais ce
1 M. L. Paris, Négociations sous François 77, page 809.
2 M. L. Paris, Négociations sous François II t page 807;
VIE D*ÉLÎSÀBETH DE VALOIS. 131
lieu l'un des plus fâcheux du monde ; mais je vous assure ,
madame, que j'ai un si bon mari, et suis si heureuse que
quand il le seroit cent fois d'avantage je ne m'y fàcherois
point1. »
Tant d'affections et tant de soins obtinrent enfin les
bénédictions du ciel. La guérison de la reine fut entière,
et sa beauté redevint parfaite, tellement que le 4" mars
1560, l'évoque de Limoges était en droit de mander au
roi de France :
« Sire, la reine Catherine envoyé par delà le sieur de
Vaulx, afin que de bouche il vous puisse mieux informer
de la parfaite santé et disposition de la Reine Catholique;
oultre ce que Votre Majesté en verra parce qu'elle vous
écript, et le roi votre bon frère à la reine votre mère
estant, Dieu merci, tellement accompagnée et de conten-
tement et de santé maintenant, qu'il ne lui reste chose
pour laquelle elle se puisse dire et estimer Tune des plus
heureuses dames du monde *. »
Les premières négligences , l'apparente indifférence de
Philippe II pour Elisabeth avaient donc cessé ; les terreurs
et les pressentiments éprouvés par cette princesse encore
enfant, au premier aspect du roi son mari, avaient fait
place à une douce confiance : six mois plus tard une de
ses dames mandait confidentiellement à la reine douai-
rière de France :
a La reine votre fille et le roi son mari ont toujours
continué en leur bonne santé et leur bonne amitié accou-
tumée , sinon qu'il me semble qu'elle commence à prendre
* M. L. Paris, Négociations sous François //, page 843.
2 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 290. L'évoque de
Limoges au roi.
9.
132 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
un chemin de parler plus privément à lui de ses affaires,
qu'elle n'avoit accoutumé l. »
A l'occasion de propos assez graves de la comtesse
d'Ureigna, la reine tint au roi d'Espagne un langage
tendre et si ferme « qu'il n'est pas possible de mieux
dire ni plus sagement, et la réponse qu'il lui fit fut
fort honnête J'en suis si aise qu'il est possible,
continuait le correspondant de Catherine de Médicis,
considérant le contentement qu'elle recevra si elle
continue de le faire ainsi à toutes bonnes occasions, et
son autorité que fera cognoistre à tout le monde son bon
entendement *. »
On ne saurait trop multiplier au sujet de cette har-
monie intérieure et de cette affection réciproque les textes
et les preuves; elles abondent dans la correspondance
de ces souverains, comme dans celle de leurs en tours.
Il suffit de laisser au roi Philippe II les rigueurs et les
cruautés qui rendent sa mémoire justement odieuse. La
vérité permet de la soulager, nous en avons la convic-
tion, d'une jalousie, d'une persécution et d'un forfait qui
la rendraient surtout exécrable. L'histoire égarée jusqu'ici
par une opinion trop vite acceptée, trop fréquemment
répétée, devra, pour cet acte du moins, une réparation
éclatante à ce souverain accablé encore par trop de faits
injustifiables.
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 460.
* M. L. Paris, Négociations sous François //, page 460.
CHAPITRE QUATORZIÈME.
AMOUR DE DON CARLOS POUR LA REINE D'ESPAGNE. —
SENTIMENT QU'ELISABETH LUI ACCORDE EN RETOUR.
Don Carlos était enclin à toutes les passions fatales,
comme il était en proie à toutes les difformités et à toutes
les langueurs. Ambitieux au besoin jusqu'à la révolte,
il eût encore été peut-être amoureux jusqu'à l'inceste
si l'occasion eût favorisé ses désirs; l'objet qui causait
ce dernier sentiment les expliquait du moins par ses
charmes, sans toutefois les justifier. Lorsque le souvenir
des premières destinées d'Elisabeth venait s'ajouter à
l'admiration de sa beauté et de ses grâces , on blâmait
encore don Carlos, mais on comprenait sa faute, et, tout
en la déplorant, pouvait-on se résoudre à détester et à
maudire le coupable?
La maladie de la Reine Catholique avait été pour le
prince son beau-fils une cause d'anxiétés extrêmes. De
Tolède, où il était demeuré exténué de sa fièvre quarte,
il envoyait savoir de ses nouvelles ', et lorsque, rapproché
de la cour, il put donner à ses sentiments pour Elisabeth
la timide satisfaction du regard, il ne manquait point
d'aller la visiter les jours où ses accès le laissaient libre;
le roi était alors absent et préparait à Assegna un tournoi
en l'honneur de la reine. Cette princesse mettait à dis-
traire don Carlos tous les soins que pouvait lui inspirer la
plus délicate compassion; elle lui donnait le plaisir du
1 M. L. Paris, Négociations soui François II, page 809. Madame de
Clermont à la reine mère.
134 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
bal et autres honnêtes délassements. Mais ce n'était point
un remède à cette santé dépérissante : « il alloit d'heure
en heure s'affaiblissant , si bien que les plus sages de cette
cour en gardoient bien petite espérance l. »
Les attentions et les prévenances par lesquelles la reine
répondait aux hommages et à la passion de don Carlos
étaient le signe* de son intérêt pour lui, mais non pas le
trait d'un sentiment égal et réciproque; chacune de ses
lettres intimes trahit le sentiment conjugal dont Phi-
lippe II était l'objet, et révèle aussi sa sollicitude calme
au sujet du prince d'Espagne. La crainte d'une trahison
de la part de ses messagers n'était assurément la cause
d'aucune restriction ni dissimulation à ce sujet; elle
mandait elle-même à Catherine de Médicis : a Madame ,
il ne faut pas avoir peur de vos lettres; ceux à qui vous
les baillez sont trop diligents et gens de bien *. » Il est
donc permis de voir dans la correspondance des deux
reines l'expression bien franche de leurs sentiments et
de leurs pensées.
Écrivant à la reine sa mère selon les impressions de
son cœur et la disposition de son esprit, Elisabeth lui
mande froidement, au milieu de détails étrangers à cette
inquiétude : « Le prince a encore sa fièvre quarte et ne
lui diminue pas. » Si plus tard son intérêt s'anime sur ce
sujet, c'est qu'elle poursuit au nom de son frère et de sa
mère une négociation dont le résultat importe fortement
à l'union de la France et de l'Espagne, et même à son
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 294. L'évéque de
Limoges au roi.
* Le môme, page 846. La Reine Catholique à la reine Catherine de
Médicis.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 135
intérêt à venir. Catherine de Médicis rêvait le mariage
de Marguerite de Valois , depuis femme de Henri IV, avec
don Carlos; elle était alors recherchée malgré sa grande
jeunesse, elle n'avait que sept ans, par Sébastien, roi
de Portugal, plus jeune encore qu'elle, il n'avait que
six ans : la diplomatie s'était occupée déjà de cette
union , elle y mettait toutes ses instances. « Nous sommes
pressés de répondre à l'ambassade de Portugal , mandait
Catherine de Médicis, pour le mariage de ma petite-
fille, etc., etc. »
La cour de France , désirant don Carlos, et ne se tenant
pas pour assurée de cette alliance, mettait son adresse à
temporiser : François II recommandait lui-même à son
ambassadeur à Madrid de se comporter dans cette ques-
tion avec prudence, de façon à obtenir mieux s'il se
pouvait, et cependant, en cas d'échec, à ne pas perdre ce
qui se présente. Le cardinal de Lorraine écrivait au même
Sébastien de Laubépine : « L'ambassadeur de Portugal
m'est venu trouver, il m'a parlé de la part du cardinal de
Portugal du mariage de Mademoiselle, sœur du roi, avec
le petit roi de Portugal, dont ayant par ci devant été
fort pressé de lui , je lui fis réponse par l'avis de la
reine mère du roi qu'étant ladite dame en viduité, elle
avoit tant en esprit la perte qu'elle avoit faite, qu'il n'y
avoit moyen, avant l'expiration de son deuil, de lui
en parler, afin de pouvoir cependant gagner autant de
tenis , et voir ce que nous pourrions espérer du mariage
du prince '. »
Catherine de Médicis, poursuivant cette dernière et
1 M. Louis Paris, Négociations sous François //, pages 435, 436.
136 VIE D'ELISABETH DE VALOIS,
favorite pensée, sans cependant repousser entièrement
la première, usait à son profit de son entière influence
sur l'esprit de sa fille. Sachant combien, dans les âmes
les plus pures et dans les cœurs les plus dévoués et les
plus droits, l'intérêt personnel conserve souvent de
puissance cachée, elle mit en jeu l'avenir de la reine,
persuadée qu'à son insu elle en rechercherait les avan-
tages et la stabilité.
Elle écrivit à la Reine Catholique « d'aviser aux moyens
que le prince ne fût marié à aucune aultre femme qu'à sa
sœur ou à sa belle-sœur. 11 me semble, ajoutait-elle, que
vous devez y mettre tous vos soins pour faire l'un ou
l'aultre mariage , car aultrement vous seriez en danger
d'estre la plus malheureuse du monde, si vostre mary
venoit à mourir, luy étant roi comme il seroit, s'il n'a
épousé quelque femme qui fût autre vous-même, comme
seroit votre sœur, et aussi j'ai entendu que la princesse
vous aime infiniment, et pour parvenir il faut que vous
disiez à la princesse l qu'il faut qu'elle vous ayde à lui
faire épouser votre sœur, et que vous mettrez peine de lui
faire épouser le roi, votre frère, à quoi vous pensez bien
qu'auriez grand pouvoir, si se fait le mariage de votre
sœur et du prince, car vous l'aimez tant que en quelque
façon que ce soit vous désirez qu'elle soit votre sœur,
encore un coup, et que vous ayez le bien que vous ne
bougiez d'ensemble. Cela, ma fille, est me semble ce
1 Cette princesse était dona Jeanne, fille de l'empereur Charles-Quint
et d'Isabelle de Portugal , mariée en 4 552 à Jean , prince de Portugal ; elle
en était devenue veuve en 4554. Elle avait eu pour fils Sébastien, roi de
Portugal, né posthume. Dona Jeanne, trop jeune pour avoir la tutelle
de cet enfant, que la mort de son aïeul rendait roi de Portugal, revint,
en 4567, à la cour d'Espagne, auprès du roi Philippe II, son frère.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 137
que devez commencer de loin à bâtir, afin que l'un ou
l'autre arrive , et en ce faisant vous ferez infiniment pour
vous et pour tous nous autres ici.
» Je ne vous en dirai davantage et veulx fayre fin priant
Dieu de vous donner autant d'heur que je vous en désire,
et afin qu'il vous le donne ne l'oublyé point, et le priez et
le servez comme devez; que les plaisirs ni ayse et joye
qu'il vous donne maintenant ne soyent cause de vous le
faire oublier et retournés toujours à lui et reconessés que
sans luy vous ne seriez ni pourriez rien, afin qu'il ne
vous envoyé de ses verges pour le vous faire recognoistre
comme il la fait jà '. »
Don Carlos, malgré ces efforts et ces plans qui tendaient
à placer ailleurs qu'en Elisabeth son amour et son avenir,
conserva pour lors sa fatale passion; sa prudence ne la
dissimula pas, elle perça malgré ses précautions impar-
faites. La reine, en la devinant, y compatissait seulement,
et c'était une raison de plus pour soigner assidûment ce
corps infirme et ce cœur malade.
Autour d'Elisabeth on s'apercevait du culte dont elle
était l'objet. Sa nourrice, Claude, le dénonçait sans incon-
vénient et sans malice à la reine sa mère, de qui lui
venaient tant de bons conseils et qui, malgré l'absence,
avait conservé sur la Reine Catholique un grand empire.
« Madame , lui écrit Claude , la reine et la princesse visi-
tent bien souvent la duègne de la Reine Catholique Léonor,
et soupent en ung jardin qui est auprès de la maison et
le prince avec elles, qui aime la royne singulièrement, de
façon qu'il ne se peut soûler de en dire bien. Je croie
* M. L Paris, Négociation sous François //, page 8 H. Catherine de
Médicis à Elisabeth de Valois.
138 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
qu'il voudroit être davantage son parent ; ils passent ainsi
leur lems entre eux en ce lieu-ci '. »
Catherine de Médicis n'en poursuivit que plus vive-
ment sa pensée favorite. Sûre du détachement personnel
de la reine d'Espagne en cette question, elle la prit pour
le principal appui de son ambition et de sa politique.
Elles rencontraient de grands obstacles à leurs succès.
Les ducs de Guise, après la mort du roi François II, pour-
suivaient l'alliance de Marie Stuart, sa veuve et leur nièce,
avec don Carlos. L'esprit de cette princesse, sa beauté,
sa grandeur, lui donnaient bien des chances auprès d'un
monarque ambitieux. Elle régnait sur l'Ecosse , elle avait
porté la couronne de France, et cette perfide et puis-
sante Angleterre , où elle ne trouva que des geôliers et
un échafaud, semblait alors lui destiner des sujets et un
trône. Elle devait succéder à la fille de Henri VIII; Cathe-
rine de Médicis redoutait cette concurrence formidable,
elle craignait les princes de la maison de Lorraine, en la
personne de leur nièce. Du reste, la faible recomman-
dation qu'elle avait faite de sa belle-fille à la reine d'Es-
pagne n'avait rien de sérieux. Elle ne tarda même pas à
revenir sur ces paroles qui exprimaient une dissimulation
beaucoup plus qu'un désir. La reine mère n'avait mis la
reine sa belle-fille en évidence pour ce parti, le plus
brillant de la chrétienté, que dans le cas d'un échec souf-
fert par sa fille Marguerite et pour faire opposition à ses
autres rivales.
Celles-ci étaient puissantes auprès du roi d'Espagne.
La reine, de Bohême, dona Marie, sœur de Philippe II,
1 M. L. Paris, Négociations sous le règne de François II, page 460.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 139
femme de son cousin germain Maximilien, roi de Bohême
et des Romains, depuis empereur, recherchait son neveu
pour sa fille, l'archiduchesse Anne. On ne se doutait pas
alors que celle-ci dût un jour remplacer près de Phi-
lippe II Elisabeth de Valois; enfin, la maison royale de
Portugal, tant de fois alliée déjà aux souverains espa-
gnols, compliquait ces diverses intrigues par la pré-
tention d'unir une de ces infantes au fils de Philippe II.
L'âge de don Carlos, sa santé, ses difformités, son carac-
tère, n'étaient point un obstacle à ces ardentes rivalités.
Elisabeth, qui, tant qu'elle vécut, employa son crédit et
son influence à tempérer la haine du roi son époux pour
tout ce qui était Français, et à exalter la grandeur et la
gloire du trône de ses pères, servit constamment les inté-
rêts confiés à son zèle. Catherine de Médicis, revenant sans
cesse sur le sujet qu'elle avait tant à cœur, mandait à la
reine sa fille :
« Madame ma fille, je vois par votre dernyere lettre
comment vous contynuez à vous bien porter; de quoy je
loue Notre Seigneur comme de la chouse de ce monde que
je désyre le plus que de vous sçavoyr tousjours en aussi
bonne santé que je vous désire et que continoyez en votre
bonheur, lequel je vous prie de vous même aussy vous
ayder à nous le fayre contynuer, en vous governant tant
au contentement du roy votre mary, qu'il ayt toujours
aucasion de vous aymer davantage; laquelle chouse devez
non seulement désirer pour vostre contentement, mes
pour le bien et repos de toute la crétyenté , afin que ayez
plus de moyens d'entretenyr l'amytyé qui est entre lui et
cet royaume, qui sera aussi cause de vous fayre aymer et
haunorer davantage de lui et de tous ses sugets, et afin
140 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
que je ne puysse jamès veoir dymynuer ryen de ceste
amytié, je désire tous les jours davantage le mariage que
vous savez; pour se, ny perdez une soûle heure ny une
soûle occasion pour le pouvoir voyr faist1. »
La Reine Catholique, animée du même désir et soi-
gneuse des mêmes intérêts, répondait à la reine sa
mère : « Je ne veux oublier à vous dire comme ces jours
icy je ressus une lettre de la reine de Bohême, en laquelle
me disoit qu'elle voudroit avoir autant de part au prince
comme j'avois au roy mon seigneur, et que je luy aydasse
pour sa fille, et en écrivoit une autre à la princesse disant
le mesme , laquelle me montroit et disant que ce fust à
son préjudice; je lui dis le mesme, et elle me répondit
qu'elle m'en assuroit; j'en parlé au roy, luy disant comme
la reine de Bohême m'avoit escript et qu'elle exceptoit
une condission , et que j'en exceptais deux qui estoit pre-
mièrement le particulier de ma sœur, et puys celui de la
princesse, il me répondit que son fils était si jeune et en
tel estât qu'il y avoit tems pour tout. — Si est-ce que le
prince n'a plus la fièvre quarte*. »
Catherine de Médicis employait au succès de son ambi-
tion des inventions et des habiletés de toute sorte. Elle
avait envoyé à la reine d'Espagne son portrait et ceux
du roi de France et de la jeune princesse Marguerite,
sous prétexte d'étrennes et de consolation pour sa fille,
à peine convalescente. Elle tendait un piège au cœur et
aux yeux du prince don Carlos et de son père , qui avaient
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 839. Catherine de
Médicis à la reine d'Espagne.
* M. L. Paris, Négociations nous François II. La Reine Catholique à la
reine mère.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 141
commencé par une admiration semblable la passion dont
Elisabeth était devenue l'objet; les portraits firent son
bonheur*. .. « Puisqu'elle ne peut avoir ce bien de vous
voir, écrivait Claude de .... à la reine Catherine, elle
reçoit grand contentement, madame, de voir vostre pein-
ture et celle de Monsieur et de Madame; elle les a fait
mettre totes en son cabinet. La vostre la première et les
autres après; tous ceux qui les voient ne se peuvent soûler
de les regarder et dire qui sont beos; le soir, quand elle
a dit ses heures, après avoir fet la révérence à Dieu, elle
ne faut jamais en vostre souvenance de la fere à vostre
peinture, et après au roy et aux otres1. »
Mais là n'était pas toute l'intention et tout le profit de
cet envoi. Ces portraits, l'un d'entre eux surtout, avaient
une mission plus importante à remplir. Elisabeth l'aidait
de tout son zèle, madame de Clermont possédait aussi le
secret et partageait le complot. Elle mandait à Catherine
de Médicis :
« Quand vostre courrier est arrivé , le roy ne faisoit
que partir de sa chambre, et la princesse y estoit qui
trouva les deux peintures fort belles, principalement la
petite madame, et sur l'heure arriva le prince à qui ils
furent montrés, et lui demanda qui lui sembloit la plus
belle? Il me fit réponse , la chiquite, où je lui dis qu'il avoit
raison, pour ce qu'elle estoit mieux pour lui, de quoi
H se prit à rire. Il ne se parle en aucune façon issy de
l'autre mariage, sinon qu'il se continue; qu' Elle (Marie
Sluart) va à Join ville, qui me semble, madame, que
vous devez garder, car c'est fort près de Flandre ; l'on
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 807. — Claude
de à la reine mère.
U2 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
dit bien issy que c'est ung fort beau mariage pour issy,
et qu'Ecosse est leur passage pour aller eu Flandre, et
que luy appartenant le royaume d'Angleterre, comme il
faict que selui ci d'Espagne ; la Flandre et l'Ecosse seroit
bientôt en leur possession1. »
Enfin la reine d'Espagne elle-même fit la relation de
l'arrivée des portraits, et de l'impression produite par
eux autour d'elle : « Madame, pour continuer à faire
toujours votre commandement de vous mander toutes
nouvelles, je n'ay voullu faillir à vous escrire la pré-
sente, pour vous dire comme quand les peintures arri-
voient la princesse étoit icy, qui les trouva les plus belles
du monde, et principalement celle de ma petite sœur, et
le prince vint après qui les vist et me dit trois ou quatre
fois en riant : Mas hermosa es la pequegna; si es aussy, et
je ay asseurés bien qu'elle étoit bien faite, et madame
de Clermont luy dist que c'étoit une belle femme pour
luy, il se prit à rire et ne répondit.
» Le roy l'a trouvé fort belle, ma demandé si elle estoit
grande, il ma loué bien fort la princesse depuis deux
ou trois jours, se qu'il n'a jamais fait, et lui fait bien
meilleure mine qu'il ne fesoit et la va voir presque tous
les jours9. »
Ce sentiment légitime et réciproque d'Elisabeth et de
don Carlos, cette négociation de mariages éloignés n'é-
taient pas l'unique préoccupation de son cœur, ni le seul
emploi de ses loisirs. Les jeunes princes de Bohême,
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 803. La comtesse de
Clermont à la reine mère.
2 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 806. La Reine
Catholique à la reine mère.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 143
neveux de Philippe II , fils de Maximilien, roi de Bohême
et des Romains, depuis empereur, étaient sévèrement
élevés à la cour de leur oncle; sa politique plus encore
peutrêtre que sa tendresse veillait sur eux. L'ambassadeur
de France, mêlant la relation de leur éducation au récit
des événements du jour, mandait à Catherine de Médicis :
« On nourrit fort soigneusement les enfants du roi des
Romains aux lettres et à la vertu, sans qu'on leur inter-
mette un seul jour les heures de leurs études ni la règle
de leur vivre , bien qu'on leur laisse assez de liberté d'aller
voir sur le tard la reine et les dames et de s'ébattre,
danser et se réjouir tellement qu'ils se trouvent bien sains;
mais ceux qui les gouvernent n'ont pas honte de dire
qu'ils aymeroient mieulx les voir morts que si quelquefois
ils venoient par leur insuffisance à être déboutés de l'élec-
tion de cette empire où tant de leurs prédécesseurs de
main en main se sont trouvés dignes d'y estre eslus : et
souvent quand le roy, la royne ou la princesse les envoient
quérir, ils diffèrent de les leur amener jusqu'à ce qu'ils
ayent achevé leur étude.
» Le prince d'Espagne, depuis le dernier du mois, n'a
point eu d'accès de fièvre et se porte assez bien; il est
assez creu durant sa maladie, et est depuis samedi der-
nier en ce lieu, continuant toujours de porter fort bonne
volonté à la reine vostre fille, laquelle se faict aussy
chaque jour de plus en plus bien aymer et estimer de tous
ceux de deçà.
» L'on avoit présumé dernièrement à Aranjuès qu'elle
fût grosse par plusieurs signes des plus apparents qu'on
lui eût encore veus, qui fust une conjouissance générale,
mais principalement du roy son mary, qui s'en montroit
m VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
le plus content du monde et avoit desja mandé faire une
chèze d'argent à bras pour la porter en ce lieu; mais six
jours après le prince d'Esboly m'escripvoit que pour le
coup cette espérance leur failloit, et qu'ils attendoient que
bientôt elle leur seroit rendue meilleure et plus certaine,
et pour ce que j'eus à aller lors au dict lieu d'Âranjuès,
je trouvai que ladite dame s* é toit donné beaucoup de ma-
rison, et avoit largement pleuré de cecy : de quoi le roy
son mary ne l'en avoit moins estimée et avoit toute la
peine du monde de la consoler et luy tenir beaucoup plus
privée et plus ordinaire compagnie que n'avoit jamais
fait, de manière qu'il n'a été que bon que tous deux, ayent
eu cette opinion.
» Il me fit l'honneur de me prier que je l'allasse con-
soler et luy dire qu'elle luy voulust donner ce contente-
ment et plaisir de ne sen point faichez et mesme quand
on seroit de retour à Madrid , que ma femme le lui allast
aussi dire et user de tous ses bons offices qu'elle sçavoit
bien faire en son endroit.
» Elle est ajourd'hui, madame, en tel estât près du roy
son mary, que Vos Majestés Très-Chrétiennes et tous ceux
qui ayment son bien et sommes affectionnés à son service
en debvront remercier Dieu *. »
Telles étaient dans les premières années de l'union
d'Elisabeth et de son séjour en Espagne les occupations,
les espérances, les sentiments de cette grande princesse;
tels étaient pour elle l'amour et les sollicitudes du roi son
mari, la passion respectueuse et les soins empressés de
l'Infant son beau-fils. Il importe à son honneur de les
1 B bliothèque Impériale, Mortemart, 39, page 35.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 145
établir par l'exposé des faits et par la citation textuelle de
correspondances irrécusables.
L'histoire et la politique de ce siècle demandent ces
récits minutieux, ils sont sincères : nulle considération
ne pouvait porter les deux reines au déguisement de la
vérité ni l'ambassadeur à son atténuation. Le caractère
d'Elisabeth réclame bien haut cette justice, ses sentiments
si calomniés à l'égard du Roi Catholique et du prince
d'Espagne ont besoin de telles preuves pour être remis
dans le jour qui, selon nous, n'aurait pas dû cesser de
les éclairer.
40
CHAPITRE QUINZIÈME.
LETTRE DE LA REINE D'ESPAGNE A CHARLES IX. — AMITIÉ D* ELISABETH
POUR MARIE STUART. — NÉGOCIATION DU MARIAGE
DE LA REINE d' ECOSSE AVEC DON CARLOS.
Le 1 0 juillet 1559, le roi François II était monté sur le
trône; le 5 décembre 1560, il descendait dans la tombe,
après une maladie de dix-sept jours, à Page de dix-sept
ans et dix mois. La reine d'Espagne, sa sœur, apprenant
cette perte prématurée, se hâtait d'écrire au roi Charles K,
âgé de dix ans (elle-même n'en avait que quinze), la
lettre suivante, si charmante de délicatesse et de naïveté:
« Monsieur,
» Ma maladie a été cause que je ne vous ai point écrit
depuis la fortune qui vous est venue en perdant le feu roi
notre frère : si est ce que je ne veux faillir, puisque nous
sommes tous deux tant fortunés , de vous dire combien
nous devons prier Dieu pour la reine notre mère, qu'il
lui plaise nous la garder; et encore que je sache que vous
lui serez bien obéissant, je vous ferai souvenir, toutes-
fois, combien vous la devez aimer et honorer, puisque
vous lui estes tenu de tout le bien et honneur que vous
avez.
» J'ai bien pris la hardiesse de le vous dire ainsi,
m'assurant que vous ne trouverez rien mauvais de votre
sœur, et que, ayant changé d'état, vous n'avez point
changé de volonté en mon endroit, et m'aimerez autant
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. U7
que vous avez accoutumé. De quoi je vous supplie très-
humblement, et tenir toujours en votre bonne grâce.
» Votre humble sœur,
» Elisabeth.
» Au roi monsieur mon bon frère '. »
Catherine de Médicis, inquiète pour la durée des tiens
qui unissaient l'Espagne et la France, se hâtait d'écrire à
la reine sa fille , la conjurant d'obtenir du roi Philippe II,
pour le roi Chartes IX, l'amitié qu'il avait portée à
François EL
« ... D'autant que vous nous aymès, lui mandait-elle,
mettez-* vous en peine d'entretenir le roi votre mari en la
bonne volonté laquelle il portoit aux feux roys vostre père
et frère, et aussi à moi particulièrement, l'assurant que
tant que je vhnray ne connoistra de nostre côté que
anytyé et bonne intelligence avecques lui, et qui l'as*
seure que je nourriray le roy mon fils en cette volonté,
et que d'anltant que à cette heure j'ai l'autorité et gou-
vernement en ses royaumes que d'auUant plus se doit «il
asseurer que ny anlra nulle occasion de changer la volonté
es notre endroit*. »
Puis, après avoir habilement ménagé par ces promesses
les sympathies du roi son beau-fils, la reine douairière se
faisait excuser auprès de lui du rappel à sa cour du roi de
Navarre et de celui de tous les vieux serviteurs du roi
Henri II, éloignés par les Guise. La nécessité de com-
battre l'autorité trop ambitieuse et bien établie des
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 80Î.
3 M . L. Paris, Négociations som François II, page 794.
40.
148 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
princes lorrains lui imposait l'obligation de s'environner
de leurs adversaires. Elle garantissait à la Reine Catho-
lique que nul d'entre les princes du sang, ni son fils plus
qu'eux tous, n'agirait contre ses volontés, et elle disait
de Charles IX : qu'il est si obéissant qu'il n'a nul comman-
dement que celui que luy permets.
La reine Elisabeth se montra fille dévouée autant que
Charles IX se montrait fils docile, et malgré des intrigues
que le changement de règne ne manqua pas de soulever,
elle entretint entre les deux cours l'harmonie si nécessaire
au bien des deux royaumes et à son bonheur personnel.
La fin du règne éphémère de François II avait éloigné
les Guise des conseils, et enlevé à la reine de France et
d'Ecosse son autorité tout entière. Plus habile que les
princes lorrains, Catherine de Médicis voyait venir le
danger, et connaissant leurs pratiques vis-à-vis de l'Es-
pagne, elle mit tout en œuvre pour ressaisir l'influence
que l'esprit et la beauté de sa belle-fille lui avaient une
fois enlevée. Elle pénétrait les combinaisons par les-
quelles cette grande maison, assurée déjà des sympathies
de Philippe II, finirait par soumettre la France à son
influence, et peut-être à son pouvoir. Les alliances con-
certées par sa politique étaient en opposition avec celles
que les vœux de la maison de Lorraine allaient rechercher
pour la reine d'Ecosse. Elle convoitait alors la main de
don Carlos pour sa fille Marguerite, qui fut depuis la
reine de Navarre; il devenait évident que les Guise pré-
paraient aussi cette alliance pour leur nièce, et que sa
possession actuelle du royaume d'Ecosse, la succession
probable du royaume d'Angleterre, ses antécédents et
ses intelligences en France, faisaient de ce royal parti le
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 149
pins noble et le plus puissant qui pût séduire l'ambition
du Roi Catholique. Si parfois, et probablement par feinte,
Catherine de Médicis encourageait ce mariage et le re-
commandait à Elisabeth , d'autre part elle enjoignait en
confidence à l'ambassadeur de France de rompre les
négociations entamées à ce sujet. Sébastien de Laubé*
pine, évêque de Limoges, créature de la maison de
Lorraine et qui devait ses grandeurs à sa protection,
représentait alors le Roi Très-Chrétien auprès du Roi
Catholique. Mais la chute des Guise n'entraîna point la
sienne; son intelligence et son expérience des affaires
plaidaient en sa faveur, et, comme il se voit toujours à
chaque revirement du pouvoir, son dévouement passa
du côté du vainqueur. Après avoir servi la volonté des
princes lorrains, il tourna sa mobile fidélité du côté de
Catherine de Médicis; il l'aida de toute sa finesse pour
découvrir les trames qui s'ourdissaient à Madrid en faveur
de la reine d'Ecosse, et pour les déjouer de tout son pou-
voir. La reine régente de France revenait toujours sur
cette inquiétude, et cessant d'abuser à ce sujet la Reine
Catholique, au lieu de lui recommander désormais le
mariage de sa belle-fille avec don Carlos, elle le lui
dénonçait comme un malheur préjudiciable à sa famille
et à la France. Elisabeth la rassurait en lui mandant
aussitôt :
« Madame ,
» Je ne veux laisser partir ce porteur sans vous avertir
de tout ce qui se passe par deçà pour obéir à votre com-
mandement. Vous m'écrivîtes, il y a assez longtemps,
que je dise au roi mon seigneur comme vous ne vouliez
150 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
point ceux de Guise pour le gouvernement, ce que je fis;
et dernièrement, quand vous lui écrivîtes cette lettre,
laquelle il trouva un peu étrange, il me semble que je lui
devois dire encore un coup, plus clairement, afin qu'il
connût que la lettre étoit plus par dépit d'eux que par le
conseil de personne, ce que je fis.... D me répondit que
vous avez raison de vous servir d'eux en ce qu'il seroit
pour votre service et autres choses, et qu'il n'avoit jamais
si bien entendu que ce fût pour cette occasion, et que ce
qu'il avoit mandé n' étoit à autre intention, et qu'il savoit
que vous aviez opinion que ceux de Lorraine traitaient du
mariage de leur nièce avec le prince, et qu'il m'assuroit
que non...; que je vous écrivisse qu'il est bien aisé de
connoître d'où vient cela , et que l'on lui a mandé de delà.
Je lui répondis que vous ne m'en aviez rien mandé, et
que je ne pensois point que vous en eussiez soupçon;
toutesfois, puisqu'il me le commandent, que je vous l'écri-
vois, au demeurant, Madame, il a couru ici tout plein
de nouvelles que l'ambassadeur vous mandera plus
au long.
» Je suis bien aise que la religion se porte si bien, et
que vous ayez fait faire un si bon édit. Je vous supplie ,
très-humblement, Madame, de continuer à ne vous lais-
ser point aller à l'opinion de personne, et pour ce que
M. l'ambassadeur vous écrit plus amplement , je supplirai
Dieu qu'il vousdoint en santé et très-heureuse et longue vie.
» Votre très-humble et très-obéissante fille,
» Elisabeth !. »
* M. Louis Paris, Négociation» tous Françoi* //, page 847.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 151
Ce n'est donc pas exclusivement la haine, dit M. Louis
Paris, qui guida Catherine dans cette affaire. L'alliance
des princes lorrains avec l'Espagne eût pu devenir bien
funeste à la France.
Le 3 mars 1560, Marie Stuart était encore à Fontaine*
bleau, à la cour du roi Charles EX, comme il résulte d'une
lettre de Catherine de Médicis à l'évêque de Limoges, en
date de ce jour.... « L'un des oncles est parti pour aller
en Champagne, où elle le devoit suivre trois jours après
notre arrivée ici , mais le temps fut allongé, et montre ici
autant d'obséquiosité envers moi qu'elle fit jamais; de
l'intention , je n'en doute point l. »
Marie Stuart, avant son départ, rendit à la couronne
de France tous les joyaux dont elle avait reçu le dépôt et
l'usage en montant sur le trône; puis, comme elle savait
bien que la reine Catherine, sa belle-mère, « ne l'aimoit
pas, elle quitta la cour de France, et alla passer une
partie de l'hiver à Reims, dont le cardinal de Lorraine,
son oncle, étoit archevêque , et ensuite elle alla demeurer
à Nancy \ »
Mais les projets d'alliance avec l'Espagne que les Guise
avaient formés par elle et pour elle entretenaient les
inquiétudes de la reine mère; elle s'exprimait ainsi au
sujet de leurs manœuvres en écrivant à la reine Elisabeth :
« Ils (les princes de la maison de Lorraine) sont si
fâchés de ne gouverner plus qu'ils ne tâchent qu'à me
faire haïr, pensant que si la guerre étoit, que y faudroit
que je me remisse entre leurs mains, et que je m'en ser-
vicisse; mais je vous promets, ma foi , que je ne le ferai
1 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 849.
a Rapîn Thoiras, tome VII, page 205.
152 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
jamais, car ils m'ont été trop ingrats et ont ruiné ce
royaume en leurs dépenses, que tout alloit en ruine;
puisque le cardinal n'y est plus, je vous assure que c'est
le moyen de remettre tout en bon état1. »
Ces sentiments et ces craintes si vivement éprouvés
par la reine mère ne permirent pas à celle qui en était
l'objet de demeurer si peu éloignée d'elle. Ses grâces, sa
jeunesse, son élégance, sa beauté, qui la rendaient la
personne la plus accomplie de son siècle, touchaient le
cœur du roi Charles IX, son beau-frère, et celui du roi de
Navarre. Si cette princesse s'était prolongée auprès d'eux,
il se peut qu'une seconde fois elle fût montée sur le trône
de France, ou que, le roi de Navarre répudiant sa femme
pour l'épouser, et joignant ainsi sa cause à celle de la
maison de Lorraine, elle eût réuni deux intérêts dont la
division faisait la force et la tranquillité de la politique de
Catherine. La pénétration de cette princesse avait deviné
ces dangers , et toute son application tendait à les prévenir.
Le départ de Marie Stuart pour l'Ecosse ne mit point
fin aux intrigues qui l'environhaient : les Guise poursui-
vaient toujours le projet de son mariage avec don Carlos ;
la France continuait ses oppositions à cette alliance;
l'Angleterre n'y était pas plus favorable, elle se souvenait
du règne de Marie, l'épouse de Philippe II, et elle crai-
gnait pour ses institutions antiques et pour sa religion
nouvelle le retour de l'influence espagnole.
En mars 1564, la reine Elisabeth d'Angleterre faisait
rechercher la main de Marie Stuart pour lord Robert
Dudley, qui depuis fut créé comte de Leycester; mais de
1 M. L. Paris, Négociations sous Françoit II.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 153
l'avis de son conseil, peut-être aussi de l'avis de son
cœur, la reine d'Ecosse repoussait ces démarches aussi
bien que celles que le duc d'Anjou continuait par M. de
Castelnau Mauvissières. L'archiduc d'Autriche, les ducs de
Ferrare, d'Orléans, de Nemours, n'obtinrent pas plus de
succès *. Mais on prononçait encore le nom de don Carlos.
Catherine de Médicis, tout émue de ces nouvelles ten-
tatives et redoutant à l'excès l'influence que ce mariage
donnerait aux Guise, écrivait à Elisabeth de tout faire
pour rompre son projet et lui substituer, à force d'intrigues
et d'efforts, deux autres combinaisons d'union, l'une et
l'autre au profit de la France, savoir : le mariage de sa
jeune sœur Marguerite avec don Carlos, et celui du Roi
Très-Chrétien avec la princesse dona Jeanne, sa belle-
sœur*.
Ces conseils, s'adressant à une fille tendre et docile,
timide même quelquefois en présence de sa mère, ne
pouvaient manquer d'obtenir leur succès.
Puis pour n'oublier aucune des armes dont l'emploi
pouvait aider sa politique, la reine de France mandait à
l'évèque de Limoges :
« Monseigneur de Limoges ,
j> La lettre de ma main vous satisfera sur la plus im-
portante chose de la dépêche que je reçus hier par l'un
de mes valets de garde robbe, dont votre frère me fait
voir trois lettres par où de celles de la reine ma fille j'ai
bien au long entendu le goût que l'on commence à
1 Prince LabanofT, Recueil des lettres de Marie Stuart, tome I, page t\ 5.
a Voir à l'appendice le n° 8.
154 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
prendre par delà du gentilhomme l , chose qui me déplaît
tant que suivant la dernière lettre de ma main, que ma-
dame ma fille vous montrera , je veux et désire qu'elle
et vous fassiez tout ce que sera possible pour rompre ce
coup, et le faire tomber à l'attente , si mieux ne se peut,
car il n'y a rien que je ne veuille plutôt tenter et hasarder
que de voir ce qui me déplairait tant, et qui nous sera, à
elle et à moi, si dommageable, et à ce royaume aussi. Ce
qui me donne assurance que vous, le connaissant comme
vous faites , y ferez autant que vous aymez notre service,
comme vous me l'avez assez fait connoître *• »
Marie Stuart recula devant tous ces empêchements;
elle rejeta de nouveau l'alliance du duc d'Anjou, son
beau -frère, que Catherine de Médicis, toujours persévé-
rante, cherchait à substituer aux projets de la politique
des Guise, et aux inclinations qu'elle avait inspirées en
France. La reine d'Ecosse, cherchant alors les satis-
factions d'une passion malheureuse, puisque les succès
de l'ambition rencontraient trop d'obstacles, épousa,
en 1561, Henri Darnley, son cousin, d'une branche
cadette de la maison de Stuart. Il était fils de Matthieu
Stuart, comte de Lennox, et de Marguerite Douglas,
nièce du roi Henri VIII. Marie Stuart avait alors vingt ans.
Cette union , inégale par le rang et par la puissance , par
les souvenirs surtout de la couronne de France, que Marie
Stuart avait portée, par l'espoir de la couronne d'Es-
pagne, à laquelle il lui avait été permis de prétendre,
n'était pas disproportionnée sous le rapport de la nais-
sance.
1 C'est ainsi que Marie Stuart se trouve indiquée.
s M. L. Paris, Négociations tous François II, page 844.
i
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 155
Le duc d'Albe mandait à ce sujet à Philippe II que
nulle alliance, pour assurer le succès de ses prétentions
et le repos de son royaume, ne pouvait lui convenir
davantage que celle de la Camille de Lennox '.
Aussi les relations de la reine d'Ecosse avec le roi
d'Espagne, son beau-frère, ne souffrirent-elles aucune
altération. La reine d'Angleterre semblait s'indigner de
cette alliance, et faisait sentir sa colère à la comtesse de
Lennox, mère de Darnley, qu'on arrêtait par ses ordres;
la reine douairière de France intervenait avec une bien-
veillance douteuse dans les troubles qui éclataient en
Ecosse; mais le Roi Catholique établissait son influence
auprès d'elle par les assurances de son amitié et les pro-
messes de son appui. David Riccio, secrétaire de Marie
Stuart , était l'un des agents de la politique espagnole, et
Tàme de la ligue que Philippe II cherchait à former contre
Elisabeth d'Angleterre et les protestants. Ceux-ci inspi-
rèrent à Darnley une homicide jalousie contre Riccio , et
l'assassinat de ce prétendu rival, commis sous les yeux
de la reine et autorisé par la présence du roi, en fut la
conséquence.
L'amitié de la Reine Catholique pour Marie Stuart
n'avait point été limitée à ses années d'enfance , et bien
qu'on n'en saisisse pas constamment les traces dans le
cours de ces deux vies, devenues si séparées l'une de
l'antre, il est à supposer qu'elles s'en donnèrent des
preuves échappées à nos recherches. L'alliance que nous
avons signalée entre l'Espagne et l'Ecosse pouvait en être
le fruit, et nous retrouvons les preuves de la sympathie
1 Papiers d'État du cardinal de GranveUe, tome IX, page 3*7.
156 VIE D'ELISABETH DE VÀLOÏ&
d'Elisabeth de Valois pour sa belle-sœur à l'époque du
meurtre dont il s'agit. La reine mère avait pris soin d'in-
former la reine sa fille de cette catastrophe par M. de
Fourquevault. Le même courrier portait au même per-
sonnage et à la même intention un message du roi
Charles IX.
Fidèle à ses habitudes de surveillance et d'habileté ,
Catherine de Médicis enjoignait à l'ambassadeur de la
tenir au courant des moindres impressions causées par de
telles nouvelles , et le roi, pour mieux assurer la marche
et le langage de son représentant, l'entretenait des détails
particuliers aux affaires de la France '•
M. de Fourquevault, après avoir rempli cette mission
auprès de Leurs Majestés Catholiques, rendait compte au
roi son maître de l'impression que ses récits avaient fait
naitre chez ces souverains.
Us avaient été consternés de tant d'infortunes advenues
à la reine leur belle-sœur. L'indignation contre un ingrat
mari et contre des sujets rebelles s'était jointe à leurs
sympathies pour Marie Stuart; ils concluaient en formant
des vœux, en conseillant des efforts pour la vengeance
d'un si grand attentat. Tout n'était point le résultat d'une
affection particulière dans ce langage : la majesté royale
outragée demandait un redoutable exemple aussi haut
que la voix du sang appelait un châtiment 2.
Nous ne suivrons pas Marie Stuart dans le cours des
infortunes qui remplissent le reste de son existence et
jusqu'à la catastrophe qui en fut le terme et le comble à
la fois.
1 Voir les n** 3 et 4 de l'appendice.
2 Voir le n° 5 de l'appcnd ce.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 157
Ces longues et douloureuses années, cette fin violente
et cruelle, relevèrent son caractère et réparèrent ses fai-
blesses, par la résignation, le courage et la foi dont elle
fit preuve à ses derniers moments. Marie Stuart grandit
en tombant, et la durée comme la rigueur de ses maux,
si noblement soutenus, purifient sa mémoire, et la ren-
dent digne d'une tendre pitié et d'une religieuse admira-
tion. Mais ces faits doivent prendre place dans une autre
histoire.
Cette reine n'appartenait à notre sujet que par ses
points de contact avec la princesse dont nous avons entre-
pris d'étudier la vie; nous avons épuisé ceux-ci, autant
du moins que nous l'a permis le résultat de nos recherches.
CHAPITRE SEIZIÈME.
DEUXIÈME MALADIE , PREMIER TESTAMENT DE LA REINE ELISABETH. —
SOIf EMPIRE SUR t' ESPRIT DO ROI. — DÉMARCHES AUXQUELLES
ELLE PARTICIPE , OU DONT SA DOT EST L'OBJET.
La reine Elisabeth, en dehors des grossesses qui ré-
jouirent son cœur et altérèrent sa santé f en dehors aussi
de la catastrophe qui termina sa vie, fit deux maladies en
Espagne; Tune dès son arrivée, nous en avons parte à
sa date : les historiens la mentionnent à peine, mais les
correspondances du temps la signalent avec r intérêt que
mérite sa gravité. Ferreras n'en dit que ce simple mot :
« La reine dona Elisabeth eut une fièvre maligne et fut
en grand danger; mais s'étant recommandée à saint
Diegue d'Alcala, elle guérit heureusement. » Ce saint
Diegue ou Didace était le même patron dans lequel don
Carlos avait une souveraine confiance.
La seconde maladie de la Reine Catholique eut lieu vers
la fin de 1562. Par une coïncidence assez singulière et
qui mérite d'être relevée, l'infant fit aux mêmes époques
environ deux maladies sérieuses; la première en mars
1559, elle durait encore à l'état de langueur en sep-
tembre 1560 '. La seconde porte la date de celle de sa
belle-mère et fut en 1562 la suite de l'accident d'Alcala:
le danger imminent que courut la reine pendant cette
nouvelle maladie amena son testament.
M. de Saint-Sulpice, qui avait succédé à M. de Lau-
bépine comme ambassadeur à la cour d'Espagne, ren<—
1 M. L. Paris , Négociations sous François //, pages 290 et suivantes -
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 159
dait compte au roi de cet acte important, et il ne négli-
geait pas de donner à l'influence de la reine sur Philippe II
les justes témoignages qui eussent rendu sa perte si sen-
sible et si préjudiciable à la France tout entière '.
Cependant, malgré ces précautions si solennellement
prises et si sévèrement imposées , soit par la coutume
espagnole, soit par la prudence du roi, la Reine Catho-
lique se rétablit. Les deux années qui suivirent sa grave
maladie, et qui conduisent jusqu'à l'entrevue de Bayonne,
ne furent point vides d'événements pour la France et pour
l'Espagne, mais elles ne mettent point en évidence la
part qu'Elisabeth de Valois prit à leur cours. Le fervent
catholicisme qu'elle avait puisé dans son éducation pre-
mière se développa sensiblement près du roi son époux;
et les circonstances particulières à son époque et à l'Es-
pagne étaient bien faites pour satisfaire et pour encou-
rager sa foi : en voici la brève indication.
En 4562, sainte Thérèse établit en Espagne la réforme
des religieuses Carmélites, et saint Pierre (FAleantara,
son auxiliaire et son conseiller dans cette grande et fer-
vente entreprise, mourut avec une joie et une confiance
amenées par les prodigieuses pénitences de sa vie tout
entière. Plus tard le roi Philippe II devait accorder à la
sainte son respect le plus religieux , et à la règle qu'elle
instituait sa protection la plus signalée. Il permettait à
cette illustre réformatrice de correspondre directement
avec lui, au sujet des intérêts de son ordre. Il la défen-
dait contre les adversaires puissants qui l'attaquaient et
qui sortaient non-seulement des rangs du monde, mais
1 Voir le n° 6 de l'appendice.
160 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
quelquefois encore de ceux du clergé. Aussi la reconnais-
sance de sainte Thérèse ne craignait-elle pas de le nom-
mer père et protecteur de sa réforme; poussant plus loin
encore sa gratitude, elle l'appelait, dans son langage
ascétique, le premier ange de son ordre l. Elisabeth était
morte déjà lorsque cette protection se développa d'une
façon si vive et si puissante ; mais elle avait assisté aux
premiers pas de la sainte dans la voie de l'ardente fer-
veur et de l'austère pénitence : son influence n'avait point
été étrangère au penchant du Roi Catholique pour la ré-
forme de Tordre du Carmel.
En \ 563 eut lieu la clôture du concile de Trente , com-
mencé en 1545, et qui fut le plus long que l'Église ait
célébré. Philippe II ne tarda pas à rendre ses statuts obli-
gatoires , par un décret , dans toutes les parties de son
vaste empire. Le concile de Tolède, assemblé en 1565
par ses ordres, accepta sans restriction tou& les règle-
ments et toutes les décisions du concile de Trente, et
plusieurs autres conciles provinciaux, réunis tant en Es-
pagne qu'en Portugal, y adhérèrent avec une égale so-
lennité.
Il n'est pas sans intérêt peut-être, pour l'esprit de
l'Église , de relever ici que ce fut grâce aux réclamations
instantes du concile que l'archevêque de Tolède, arrêté
par l'inquisition, fut arraché aux mains de ses juges
inexorables pour être transporté à Rome; le roi Philippe II
voulait réserver à ce tribunal le droit de le condamner —
sur le soupçon d'hérésie dont il était atteint, et il résistait^
encore aux injonctions répétées des évoques. Mais le pap^s
1 Lettres de sainte Thérèse, ya'sim.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 161
saint Pie V, qui occupait alors le siège apostolique , ja-
loux de conserver à l'Église non-seulement l'intégrité de
sa foi, mais celle encore de sa juridiction, soutint les vo-
lontés exprimées par l'auguste assemblée ; l'archevêque
de Tolède, enlevé au saint-office, vint achever ses jours
à Rome, sinon dans les honneurs, du moins dans une re-
traite doucement pénitente , dans la paix et dans la foi
catholique1.
Un peu plus tard encore Leurs Majestés, toujours occu-
pées du bien, des joies et des pompes de la religion,
sollicitèrent du roi Charles IX le don du corps de saint
Eugène.
Une relation contemporaine parle de celui de saint
Eusèbe , et ajoute à ce récit le fait et les commentaires
suivants : « Ce saint a le premier planté la religion chré-
tienne au pays d'Espaigne , chacun faict sou profit qui
peut : il vaudra tout plain d'argent en ces quartiers-là*. »
Ce corps appartenait à l'abbaye de Saint -Denis, et le
cardinal de Lorraine, qui en était abbé, refusa longtemps
son consentement. L'Église de Tolède , qui regarde saint
Eugène comme son premier prélat, renouvela ses in-
stances. La reine Elisabeth, alors en visite dans cette
ville, fut employée dans la négociation; elle la conduisit
à heureuse fin par l'entremise de don Juan Idiaquez,
ambassadeur en France. L'affection ou cardinal de Lor-
raine pour cette reine, l'estime qu'il professait pour le
Roi Catholique, triomphèrent des oppositions.
Charles IX et la reine mère informèrent Elisabeth de
1 Ferreras, Histoire générale d'Espagne , tome IX , page 523. — Abrégé
chronologique de Y Histoire de V Espagne et du Portugal, t. II, p. 566.
2 Bibliothèque Impériale, Colbert, tome CXL, folio 475.
44
162 VIE D'ELISABETH DE VALOia.
ce succès. Le duc de Nevers mena le corps en grande
pompe jusqu'à Bordeaux; don Pèdre Manrique, chanoine
de Tolède , vint le recevoir, et le conduisit à Tolède avec
une solennité non moins brillante. La reine Elisabeth et
la princesse dona Jeanne vinrent de Madrid à sa ren-
contre pour le vénérer, et arrivé près de Tolède, il fut pris
par le roi , les archiducs et les seigneurs, qui le portèrent
sur leurs épaules jusqu'à la cathédrale '.
En 4563, le roi d'Espagne se proposait un voyage en
Aragon, en Biscaye, et même en Navarre; la reine
comptait aller l'attendre à Mouzon , où se devaient tenir
les cours des trois royaumes de Catalogne, Valence et
Aragon, pour reconnaître don Carlos comme roi et lui
jurer fidélité.
On parlait mystérieusement aussi d'un bien plus long
voyage que pourraient nécessiter les affaires de Flandre :
en annonçant à Catherine de Médicis ces projets et ces
rumeurs, M. de Saint-Sulpice ajoutait : « La reine votre
fille croit de jour en jour en beauté et en perfection de
corps , elle sera encore plus accomplie en toutes les per-
fections de vertus qui se puissent désirer, et une des plus
excellentes princesses de la terre.
» Elle nous a fort sagement et par ordre fait entendre
l'intention du roi son mari, sur les présentes affaires de
France, avec si bonnes expressions d'aucunes particula-
rités non vulgaires et en si bons termes, que nous avons
bien connu qu'elle avoit eu l'entière communication de
tout, qui m'est un signe, après plusieurs autres que j'en
ai depuis un temps en ça, qu'elle s'en va s' établissant de
1 Ferreras , Histoire générale d'Espagne , tome IX , page 497.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 163
plus en plus en amitié, autorité et privauté auprès du roi
son mari, ce qui m'est un si grand bien que je ne sais
quel plus grand nous pourrions désirer en ce temps, at-
tendu l'amitié et grande affection qu'elle porte à Votre
Majesté, et à celle du roi son frère, et au grand lieu
dont elle est issue '. »
Ce rapport, en date du 14 mai 1563, était suivi le 40
aoftt de la même année d'une autre lettre du même am-
bassadeur, confirmant ces éloges et ces projets. Un seul
d'entre ceux-ci reçut son exécution, ce fut sur la fin de
septembre la réunion des états généraux à Mouzon, qui
se fit avec une splendeur magnifique, et qui, tout en
amenant l'exécution de quelques bandits, procura au bas
peuple la restitution de quelques privilèges, et de libertés
qui lui avaient été tyranniquement enlevées *.
Des combats avec les Maures d'Afrique employèrent
aussi ces deux années de 1 562 à 1 564 , et ils furent ac-
compagnés de succès inégaux, plus favorables cependant
aux armes chrétiennes qu'aux armes infidèles.
Du reste, la participation d'Elisabeth aux affaires pu-
bliques ne se montre point visible à cette époque, en
dehors du témoignage que l'ambassadeur rend à son in-
fluence. Sa santé plusieurs fois atteinte depuis son arrivée
en Espagne et les tracasseries mesquines et jalouses de
son intérieur usèrent sa vie; de plus, ses pensées furent
occupées par le désir et le besoin de donner au roi Phi-
lippe II un fils plus capable que don Carlos, par ses qua-
lités morales et physiques, de lui succéder; il manquait
jusqu'alors d'un digne héritier, et la tranquillité publique
1 Bibliothèque Inçériale, Mortemart, 39, folio 40.
1 Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 466.
44*
164 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
le réclamait , aussi bien que la grandeur de cette illustre
maison de Hapsbourg, qui depuis Charles-Quint portait la
couronne d'Espagne, et qui devait après cinq règnes seu-
lement faire place sur ce trône à la glorieuse maison de
Bourbon.
En août 4 564 , la Reine Catholique parut commencer
une grossesse , et M. de Saint-Sulpice se consolait de l'ab-
sence des bons médecins de la cour de France par le « bon
devoir que font tous, tant grands que petits, avec la vi-
gilance de la comtesse d'Ureigna et autres dames qui
sont auprès de la reine votre fille, et surtout par la pré-
sence du roi son mari qui quasi est à toute heure avec
elle, et rien ne s'ordonne sans lui, lequel montre à bon
escient qu'il n'a rien plus recommandé au monde que le
salut d'elle et de ce qu'elle porte '. »
Il ajoutait en finissant : « Je vous supplie, madame,
écrire à la comtesse d'Ureigna pour la remercier des bons
et diligents services qu'elle fait à la reine votre fille, et
autres dames, etc., etc. *. »
Cet espoir de grossesse de l'année 1 564 fut sans résul-
tat, la reine fut malade et déclarée même en danger.
Philippe II n'avait pas cessé de la soigner avec sa solli-
citude accoutumée; il ressentait même, par suite de ses
tourments à ce sujet, des souffrances personnelles, lors-
qu'Élisabeth « commença à se lever, et se promener par
la chambre , le jour de Saint-Michel , comme par un bon
augure d'icelle fête, disant qu'elle étoit celle du roi son
frère
» Le Roi Catholique fut aux champs prendre le plaisir
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 27.
* Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 27.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 165
de l'air et de la chasse, pour se refaire de tant d'ennuis
et de travail qu'il avoit eus durant l'extrémité de la reine,
mais ce a été huit jours seulement, pour n'être trop long-
temps absent de ladite dame, laquelle s'amende beaucoup
plus de le voir et de la bonne compagnie que ordinaire-
ment matin et soir il lui tient , que de nul remède qu'on
lui puisse donner l. »
Bien des projets du roi d'Espagne s'évanouirent, comme
ses espérances de paternité; il ne fit point le voyage de
Flandre, pour lequel tant de préparatifs étaient commen-
cés et tant de négociations ouvertes.
« Le comte d'Aiguemont vint en Espagne par l'ordre
du roi, pour lui éviter de faire ce passage , ou à son fils ,
et croit par ce moyen suppléer le défaut de sa présence
en conférant avec ledit comte '. »
Des marchands français, que leurs intérêts avaient con-
duits en Espagne, avaient été maltraités, arrêtés et con-
damnés aux galères sous prétexte de protestantisme : des
Espagnols jaloux de leur trafic, ou des compatriotes eux-
mêmes, animés par le bas sentiment de la jalousie, les
dénoncèrent à l'inquisition , bien qu'ils ne fissent aucun
acte scandaleux ni aucun exercice de leur religion. ((Leurs
biens étoient confisqués et leurs personnes misérablement
traitées et condamnées, sans en pouvoir avoir aucune
raison *. » Dès l'année 1559, Sébastien de Laubépine
avait donné ses soins au redressement de ces injures. À
cette époque il mandait au roi :
« Je peux écrire que quant à l'exécution du dernier
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, f°27. Saint-Sulpice au Roi.
3 Bibliothèque Impériale, Morlemart, 29, folio 51.
1 Bibliothèque Impériale, Morlemart, 39, folio 46.
166 VIE D'ELISABETH DE VAbu.^.
traité, il reste peu de choses de conséquence à satisfaire,
honnis la liberté de nos forçats, lesquels pour l'égard de
ceux qui sont aux galères d'Espagne, ainsi que Votre
Majesté a déjà entendu, seront incontinent délivrés, car
le commandement et la volonté y sont de cette part, mais
pour être difficiles et regardant en toutes choses d'assez
près, ils se sont voulu informer diligemment du nombre
de Français que je pourrois, d'autant qu'il y a de leurs
capitaines qui ont mis en avant que quelques Italiens et
autres des Pays-Bas, condamnés aux galères, se pen-
soient sauvés sous cette couleur. Je y ai envoyé deux fois
et dernièrement homme avec lettres pour voir les écrous
et registres de chacune galère , afin qu'il n'y soit rien
oublié ■. »
M. de Saint -Sulpice, ambassadeur de France, renou-
velait au nom du roi son maître ses protestations et
ses réclamations contre l'acte arbitraire dont ils étaient
victimes, et la reine d'Espagne épuisait son intervention
en leur faveur; Philippe II se tirait d'affaire, comme
toujours, par des réponses évasives, de feints regrets,
des promesses inexécutées; l'ambassadeur recommençait
alors des instances d'autant plus vives que non-seule-
ment ces condamnations, souvent arbitraires, recevaient
leur dure exécution, mais que la plupart du temps la
peine se prolongeait au delà du terme prescrit par l'arrêt.
La perpétuité des chaînes semblait frapper les captifs,
soit par la négligence, soit par le mauvais vouloir des
ministres.
Le 14 août 1564, M. de Saint-Sulpice rendait compte
1 M. L. Paris, Négociations tous François II, page 334.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 167
au roi Charles IX des nouveaux moyens qu'il avait ima-
ginés pour intéresser à cette tardive justice la conscience
du roi son beau-frère.
« J'ai obtenu, mandait-il, nouvelle commission et man-
dement de ce roi, pour la délivrance des forçats français
qui sont en ses galères, et ne cesse de lui en être importun
jusqu'à ce qu'il les aura fait mettre en pleine liberté, et
ai ces jours passés fait si vive instance à son confesseur
afin de lui en solliciter la conscience, qu'il s'est donné
grande honte de l'injustice et oppression qui, contre
Dieu et contre le traité de la paix, a été faite l'espace de
cinq ans à la liberté de ces personnes, dont depuis il en
a proposé l'affaire au conseil avec tant de saintes remon-
trances que non-seulement pour lesdits Français, mais
aussi pour les propres sujets et naturels du pays, a été
ordonné que dorénavant, après que le tems de leur con-
damnation sera achevé, ils ne seront tenus une seule
heure contre leur gré es dites galères '. »
Plus tard encore, le 31 décembre 1564, malgré tant
d'instances d'un côté et tant d' engagements d'autre part,
aucune satisfaction n'étant obtenue, M. de Saint-Sulpice
revenait à la charge : il insistait de nouveau sur les re-
montrances du roi, « dont le premier point étoit la déli-
vrance des forçats que Sa Majesté Très-Chrétienne avoit
si fort à cœur et en si grande recommandation , qu'elle ne
cessera jamais de faire instances jusques à tant qu'il soit
satisfait à quoi la raison et le traité ont obligé8. »
Sa Majesté Catholique, protestant toujours de son bon
vouloir, répondait, dit l'ambassadeur, que « l'on savoit
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39. Saint-Sulpice au roi
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39.
168 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
assez ce qu'il avoit fait pour l'acquit de son devoir et satis-
faction de votre bon désir, et voyant le peu de profit que
cela avoit apporté, avoit été ordonné pour le plus sûr et
utile expédient que le capitaine Bellière, Marsillois, qui
fut commis il y a cinq ans à la sollicitation de cette affaire ,
porteroit lettres adressées aux alcades de Séville et Car-
thagène pour exécuter eux-mêmes la commission et mettre
en liberté tous lesdits forçats; de là, ledit capitaine s'en
iroit à Gênes portant aussi lettres à son ambassadeur y
résidant, auquel il manderoit ne faire faute incontinent
de relâcher tous les Français, et que il écrivoit à Naples
à don Garcia de Toledo, capitaine général de ces galères,
que sans aucun retardement la délivrance desdits forçats
fust promptement faite '. »
Telle fut la solution de cette longue affaire. Aux ordres
de la délivrance des forçats Philippe II ajouta des instruc-
tions pour qu'à l'avenir l'inquisition ne s'occupât plus des
actes des protestants français qui ne mettraient point en
péril la foi catholique et la paix dans ses États; il pro-
testa au surplus « qu'il n' avoit jamais donné mandement
particulier contre eux, et qu'il seroit fort marri de con-
sentir ni permettre que telle chose fust faite, et que les
inquisitions, sans aucun respect de nation ni qualités des
personnes, procédassent à la connoissance de la religion
et au châtiment de ceux qui se trouveroient coupables *. »
En ce même temps la dot de la Reine Catholique était
de la part de la France l'objet de réclamations instantes;
sa maison si noblement composée, son trousseau et ses
joyaux si richement assortis lors de son départ, avaient
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 46. Saint-Sulpice au roi.
9 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 46. Saint-Sulpice au roi.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 169
l'un et l'autre bien diminué de leur splendeur; Philippe II
avait éloigné la plupart des illustres dames qui avaient
suivi la princesse, et, faute d'un entretien convenable,
toutes les magnificences de sa toilette et de ses équipages
perdaient beaucoup de leur éclat; ce n'était cependant pas
faute d'exactitude de la part de la France. Le 5 août 1 559,
le Roi Catholique avait donné quittance de la somme de
cent trente-trois mille trois cent trente-trois écus soleil,
faisant la tierce partie de la somme de quatre cent mille
écus soleil promise en faveur du mariage d'Elisabeth \
Le second tiers de la dot devait être payé un an après,
et le roi n'entend le payer que selon les termes du traité;
enfin, le dernier tiers devait être acquitté six mois en-
suite, ce qui, pour l'achèvement dudit payement, com-
posait dix -huit mois à dater de la consommation du
mariage. Le roi devait en échange garantir la possession
de cette somme, aussi bien que le payement des revenus
dus à la reine. « Le roi estime que ledit sieur Roi Catholique
pourvoiera honnestement au fait de l'entretennement de
ladite dame; il semble peu nécessaire d'en faire instance,
toutefois il ne sera que bon d'y regarder doucement. »
Cet entretermement fut l'objet de retards, de négligences,
de discussions de la part de l'Espagne, et de négocia-
tions du côté de la France *.
Les sûretés demandées furent enfin accordées, mais
incomplètement; les revenus étaient mal payés, et la
Reine Catholique , en avril 1 560 , était redevable de trois
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, pages 22, 33, 79, 80
et 308.
' M. L. Paris, Négociations sous Français II. pages 308, 3) S, 336
ci 338.
170 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
mille livres à son trésorier; elle n'avait pas pu suffire aux
frais auxquels le roi s'était engagé de pourvoir *•
Cette situation précaire et malaisée s'était aggravée en
se prolongeant, et le 31 décembre 1564 M. de Saint*
Sulpice était contraint, pour y mettre un terme, de parler
au roi de la dot de la Reine Catholique, de l'exécution
des conditions du contrat et de ses promesses solennelles,
enfin des garanties exigées pour la solidité des sommes
reçues et pour le payement de leurs intérêts, « à cause de
l'instabilité qui est aux choses humaines, et l'incertain
événement auquel sont sujets toutes personnes *• »
Telles étaient les préoccupations et les affaires au
milieu desquelles se préparait et approchait la célèbre et
solennelle entrevue de Bayonne.
Du reste, tout en Espagne était tranquille, et la paix
semblait acquise à l'avenir.
« Les affaires de par deçà , mandait M. de Saint-
Sulpice , tiennent par la prudence de ce prince et par le
bon ordre de son conseil, tant longtems en un même
état, qu'à peine en plusieurs mois survient-il quelque
chose de nouveauté qui mérite d'être écrit, et à présent
elles y sont si tranquilles que de l'Espagne ni de ses
autres pays, l'on y ait rien à dire seulement qu'à Valence
a été ces jours passés fait un acte qu'ils appellent <T exécution
de justice sur aucuns condamnés par l'inquisition , dont un
principal sieur frère du comte de Sendillas a été brûlé vif,
ne s'étant voulu dédire ; douze autres brûlés après avoir été
étranglés, et autres quarante condamnés diversement *. »
1 M. L. Paris, Négociations sous François 77, page 333.
3 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 46.
* Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39.
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.
BHTREVUB DE BAYOlflfE.
La religion , la tendresse et la politique eurent chacune
leur part dans l'entrevue des deux reines. L'on ne saurait
dire, après cinq ans d'absence, après le tumulte d'Am-
boise et ses dangers , après l'envahissement toujours crois-
sant du protestantisme, lesquels, de la foi chancelante,
du sentiment maternel ou de l'autorité ébranlée, appe-
laient le plus vivement ce renouvellement d'alliance.
Ce n'était pas sans peine que Catherine de Médicis,
désireuse depuis longtemps de revoir Elisabeth, arrivait
à ses fins.
Elle avait mis en cette négociation toute l'habileté et
tonte la persévérance dont elle était si largement douée;
elle voulait attirer jusqu'à elle le roi, son beau-fils, mais
celui-ci fit répondre « qu'il ne pouvoit être de la partie
de peur de donner aucuns soupçons à ses alliés. » Dès
Tannée 4 560 il avait été question de cette entrevue entre
la reine douairière et le Roi Catholique : et celui-ci faisait
mine de grand désir et de banne volonté à ce sujet. Il devait
profiter pour celte rencontre d'un voyage projeté à Bar-
celone. Mais le duc d'Albe et autres discoureurs n'étaient
pas fart friands de telles occasions l : et Philippe II , tout en
aimant, du moins le disait-il, sa belle-mère de tout son
cœur, avait ses affaires en recommandation bien plus grande
que tous les rois et toutes les reines du monde : et il ne
1 M. Louis Paris, Négociations sous François II, page 747.
172 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
leur aurait pas enlevé une minute pour aucun autre in-
térêt. Ces ii^luences et ces motifs existaient encore : le
roi prit un prétexte pour éluder l'entrevue , mais il auto-
risa la Reine Catholique à faire ce voyage, et il laissa au
duc d'Albe le soin de régler avec M. de Saint-Sulpice les
circonstances de l'entrevue.
Pour abréger les lenteurs, l'ambassadeur français était
d'avis que , « sans regarder aux cérémonies entre si pro-
ches, la Reine Catholique devoit aller trouver à Bayonne
le roi et la reine qui s'y rendraient en même tems, et que
ladite reine rendroit le devoir que doit une bonne fille à
sa mère. »
Mais le duc d'Albe répliquait que le roi et la reine
venaient à Bayonne conduits par leurs intérêts; <* que la
Reine Catholique n'y avoit que faire, et qu'ainsi la reine,
sa mère , pouvoit faire quelques journées en Espagne pour
voir sa fille, laquelle s'approcheroit d'elle le plus près
qu'elle pourroit. »
M. de Laubépine, infatigable dans ses instances et
inépuisable dans ses raisons , reprenait que « l'on s'éton-
neroit de ce que la grande reine et mère vînt devers sa
fille; que le roi ne permettroit aisément qu'elle le laissât
pour tant de jours, parce que sa personne lui étoit néces-
saire, et qu'ayant réciproquement quelques petites villes
frontières, l'on pourroit pour lors aviser à l'égale com-
modité, mais que la prééminence et droits donnés de Dieu
aux pères et mères fussent respectés l . o
L'incommodité des chemins est grande, disait le duc
d'Albe : « La cour d'Espagne n'est pas accoutumée ai
i Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, pages 53 et 54.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 173
marcher. » Toutefois il promit son intervention auprès
du Roi Catholique, et, quatre jours après cet entretien,
il fit mander M. de Saint-Sulpice. Après lui avoir redit
« que le roi d'Espagne étoit fâché de ne pouvoir recevoir
l'honneur de la vue du roi et de la reine, il ajouta que la
reine d'Espagne les iroit trouver à Bayonne. » La cour
irait jusqu'à Burgos, et le sieur de Saint-Sulpice en parti-
rait un jour ou deux devant la reine « pour aller donner
certitude du lieu, du tems et de l'arrivée de la reine
d'Espagne au roi de France. »
Charles IX et Catherine de Médicis, qui se préparaient
alors à parcourir les provinces du royaume pour leur paci-
fication, s'éloignèrent de Paris et accoururent à Bayonne
avec un empressement digne des intérêts qu'ils allaient
traiter et une pompe égale à leur grandeur. Le roi d'Es-
pagne se ressentait de la contrainte qu'il subissait en cela,
s'y prêtait avec une froideur et une parcimonie qu'exprime
ce passage d'une lettre de M. de Saint-Sulpice en date du
\ 6 février. Il écrit à la reine mère : « Le Roi Catholique
ne veut faire aucune dépense excessive en cette occasion ,
ni que l'on porte or ni argent sur habits, ainsi que Ton
fera du côté de France. » Cependant les dépenses dépassè-
rent les projets, et si elles restèrent bien au-dessous de
celles que le Roi Très-Chrétien fit pour recevoir une fille
et une sœur, elles répondirent cependant aux strictes
exigences de tant et de si grandes Majestés.
La suite de la Reine Catholique fut imposante par le
nombre et la qualité des personnages qui la compo-
saient.
Le roi Philippe II , retenu par les graves afFaires de son
gouvernement, demeura à Madrid. Le 8 avril 1565, la
174 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
reine Elisabeth s'éloigna de cette capitale avec des pou-
voirs et surtout des ordres pour les conférences qui
allaient s'ouvrir. Le duc d'Albe, son mauvais génie, le
démon de toute sa destinée royale, était en première
ligne de ses conseillers; il était enjoint à la Reine Catho-
lique de ne rien résoudre sans son avis. Ce seigneur devait
avoir entrée dans les conseils les plus secrets, ainsi que don
Jean Manrique, majordome d'Elisabeth. Avant le départ
de la reine, des instructions avaient été données en forme
de mémoire au duc d'Albe; elles montrent combien les
préoccupations religieuses dominaient l'esprit des souve-
rains , et étaient l'un des buts essentiels de l'assemblée
qui se préparait1.
Elles exploitaient la foi au profit de la politique, sans
son aveu elles empruntaient son nom, pour arriver à
une domination arbitraire sous l'apparence de zèle pour
l'intégrité des croyances catholiques. Nous revenons sur
cette distinction sage et vraie; trop souvent méconnue ,
elle a besoin d'être aussi souvent proclamée.
En plus de ces instructions précises, qui devaient faire
la base des conférences, le Roi Catholique avait donné à
la reine son épouse les ordres les plus positifs et les plus
sévères pour sa conduite, même privée, ne voulant pas
que des actes de sa vie intime la curiosité des courtisans
et l'observation des politiques pussent tirer des inductions
contraires à sa foi.
« On tenoit pour certain que la reine d'Espagne avoit
commandement du roi Philippe II, son mari, de ne parler
à M. le prince de Condé ni à la reine de Navarre, s'ils se
1 Voir l'appendice n« 7;
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 175
fussent trouvés par deçà, à cause seulement de la reli-
gion '. »
Mais la reine de Navarre évita à la reine d'Espagne
cette tristesse et cet embarras : elle s'abstint de cette
réunion si solennelle. Les relations ne parlent d'elle que
pour signaler sa sollicitude à l'occasion de la magni-
ficence du jeune prince son fils : « Elle envoya de Pau
des tapisseries d'or et d'argent fort excellentes, pour
parer les salles et chambres de monseigneur le prince
son fils et de monseigneur le cardinal : outre cela, mon
dit seigneur le cardinal a acheté tapisseries et meubles
précieux pour accommoder son logis *. »
Quant au prince de Condé, ce moteur secret de la
conspiration d'Amboise, il demeura isolé dans son mé-
contentement, et occupé de conjuration, de rébellion, de
protestantisme , dont ne purent le détourner ni la grâce
de la vie, que lui accorda Charles IX à son avènement au
trône, ni la liberté qu'il lui rendit pour compléter ses
bienfaits. La mort de François II l'avait sauvé du dernier
supplice, auquel il venait d'être justement condamné; il
avait usé des grâces du roi Charles IX pour se placer à la
tète des protestants. La bataille de Dreux, perdue par lui
en 4562, l'avait remis entre les mains du roi son maître.
Une fois encore il avait retrouvé sa liberté par la paix
de 4 563 ; mais son ingratitude allait renouveler ses crimes
et préparer son dernier désastre : il devait reprendre les
armes en 1567, perdre la bataille de Saint-Denis, <* ce
dont l'aise de Philippe II et de toute la cour fut incroyable,
et ce dont grands et petits ont fait grands signes de joie,
1 Bibliothèque Impériale, Colbert, 440, page 475.
3 Bibliothèque Impériale, Colbert, 440, page 476.
176 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
avec louanges de l'honorable et glorieuse mort de M. le
connétable (de Montmorency); tous le plaignent pour
avoir failli en temps si nécessiteux pour le service du
roi.,.. Ladite dame reine a eu le baise-main de la prin-
cesse, du prince, des princes de Bohême, de don Jehan
d'Autriche, et de tous les principaux et moyens, s'allé-
grant de ladite victoire avec elle. »
« Véritablement, continue M. de Fourquevault, écri-
vant au roi à la date du 2 décembre 1 567, je ne saurais
dire sinon que ces Espagnols sont très-affectionnés à votre
bonheur, s'ils ne sont les plus grands dissimulateurs de la
terre !. »
Lorsqu'au commencement de 1 563 il était question de
paix entre le Roi Très-Chrétien et le prince de Condé,
chef des protestants, don Francis d'Alava, ambassadeur
d'Espagne à la cour de France, se fit l'interprète de l'in-
dignation du roi son maître; sa politique l'emportant sur
sa courtoisie , il s'oublia vis-à-vis de Catherine de Médicis,
laquelle, écrivant de sa main à M. de Fourquevault, s'en
plaignait en ces termes :
« J'ai communiqué jour par jour toutes choses à l'am-
bassadeur, lui ouvrant l'estomach du tout, et lui disant
les occasions pour lesquelles nous faisions ce que nous
faisons; mais au lieu de m'en remercier et être aise de
voir de quelle fiance j'en usois en son endroit, il m'a tenu,
de si sots propos le dernier jour que j'ai parlé avec lui,
jusques à me dire que l'on mettroit par écrit et enverroit—
on par toute la chrétienté que c'étoit moi qui allois ai
l'entour du pot, et que je voulois ce que je disois ne von—
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr. -2-p, numéro 279, folio 4400.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 17?
loir point, et que ce n'étoit bataille que celle de Saint-
Denis.
» Je lui ai dit qu'il ne la trou voit pas bataille, car il
voudrait que fussions tous morts, et fut en colère et moi
encore plus. Je lui dis que quand je serois été hors d'ici,
que je ne sçais si l'amitié entre les deux rois seroit
continuée.
* Il me dit que pour cela le roi son maître ne perderoit
la couronne1. »
Lorsque cette paix éphémère fut conclue, l'impression
qu'en éprouva la reine d'Espagne fut aussi douloureuse
que l'effet de son projet et de sa dernière ouverture avait
été fâcheux.
« Sire , mandait M. de Fourquevault au roi , en date
du 12 avril 1568, j'ai présenté à la reine les lettres que
Vos Majestés lui ont écrites, qu'elle a lues en pleurant et
gémissant à chaudes larmes, de crainte qu'il s'en suive
de la paix quelque désastre contre vos personnes,
laquelle elle a vue faite par vos dites lettres, et par ce
que je lui ai dit suivant votre commandement8. »
Enfin , pour achever en un coup cette biographie , qui
ne devrait pas être celle d'un Bourbon , Louis, prince de
Condé, brave comme tous ceux qui joignirent son nom
à son sang, mais rebelle et tapageur jusqu'au dernier
soupir, reçut la mort des mains de Montesquiou, en 1 569,
après la bataille de Jarnac.
Tel était déjà en 1 565, et tel devint peu après le prince
avec lequel le Roi Catholique interdisait à la reine Elisa-
beth d'avoir aucun rapport : ses souvenirs et ses pressen-
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr. iil^ page 297, folio 4483 à 4489.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr. ±}±9 numéro 324, folio 4293.
42
178 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
timents lui avaient dicté ces rigueurs. La témérité de
Louis de Bourbon, prince de Condé, ne le conduisit pas
à Bayonne, ou peut-être les ordres de Charles IX et de
Catherine de Médicis l'en tinrent-ils éloigné.
Si la pompe qui environna la reine Elisabeth dans son
voyage fut fort inférieure à celle qui l'avait accueillie à
son arrivée en Espagne , le nombre et la qualité des sei-
gneurs qui formèrent sa cour et son cortège ne le cédèrent
en rien au nombre et à la distinction de ceux qui l'avaient
reçue lorsque la France la donna à l'Espagne, Le duc
d'Âlbe n'avait pas amené moins de vingt chevaux. La
maison de Guzman, celle de Mendose, celles de Tolède,
de Manrique, de la Cerda, comptaient dans ce voyage
plusieurs de leurs représentants; les évoques de la fron-
tière s'étaient réunis autour de la reine; les grands digni-
taires de Flandre et d'Espagne s'honoraient de figurer à
sa suite. Le Brief discours de V arrivée de la reine d'Espagne
à Saint -Jehan de Luz, après avoir cité plus de soixante
de ces seigneurs, ajoute « qu'il ne peut entrer dans le
détail d'un grand nombre d'autres, dont il ignore le
chiffre et les noms '. »
Les personnages qui composaient la cour de France
étaient d'un plus grand luxe que ceux de la cour d'Es-
pagne, et n'étaient pas d'une moindre qualité.
Celaient, en outre du roi lui-môme, de la reine douai—
rière en personne, la princesse Marguerite de Valois,.
Monsieur frère du roi, le prince Dauphin, le duc de^
Guise, le duc de Longaeville , le duc de Nevers, qui cha —
cun, dans les jeux, courses, tournois et carrousels qui
1 Bibliothèque Impériale, Colbfert, vol. h 4(t.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 179
Tarent donnés à Bayonne, cc/mmandèrent des bandes
masquées, vêtues les unes à l'égyptienne, les autres à la
moresque, celles-ci à la vieille française, et celles-là à l'es-
pagnole. Les perles, les pierreries fines, les tissus d'or et
d'argent, les taffetas et les satins de toutes couleurs,
étaient répandus et prodigués jusque sur les chevaux de
leurs différentes troupes. Les comédies, les danses, tous
les appareils et toutes les somptuosités possibles se mê-
laient au simulacre des combats, et l'amour aussi bien
que l'honneur y trouvaient des représentations fidèles, et
des exercices comme des jeux dignes de si grandes
passions.
Le comte de Charny, le comte de Villars, le comte
Ringraf , le comte de Brissac, le comte de Roussillon, les
seigneurs d'Anville, de Méru, de Carnavalet, de Ville-
quier, de Thore, etc., tous chevaliers de Tordre, les
enfants du connétable, Philippe de Lénon court, évêque
d'Auxerre, M. de Laubépine secrétaire du roi, et bien
d'autres encore accompagnèrent Monsieur jusqu'à Iron,
premier bourg d'Espagne. Leurs Majestés, suivies des
princes du sang, de nombre de chevaliers de l'ordre,
de seigneurs et de gentilshommes en grand équipage,
allèrent coucher à Saint-Jean de Luz, et le lendemain,
H mai, dès l'aurore, « malgré un chaud si désespéré
que cinq ou six soldats des bandes de Strozzi moururent
étouffés de chaud en leurs harnois, le roi de France et la
cour se rendirent jusqu'au bord de la rivière qui sépare la
France de l'Espagne, où éto«t dressée une ramée pour y
recevoir Leurs Majestés à couvert, auquel lieu elles
séjournèrent environ deux heures , prenant grand plaisir
à voir passer le bagage porté par grand nombre d'ànes,
4?*
180 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
mules et mulets, et ceux qui les conduisoient montés de
même.
» Et voyant que Sa Majesté Catholique avec sa troupe
commencent à descendre du château d'Iron , où elle avoit
couché la nuit précédente, la reine sa mère s'avança,
s'embarqua, et, prise d'une grande joie, passa la rivière
pour se trouver en face de celle qu'elle avoit tant désirée,
et elle l'alla saluer, recevoir et bienveigner jusque de là
l'eau. Sa Majesté, portée en litière à sa rencontre, s'in-
clina si bas (comme le nous ont témoigné ceux qui en
étoient les plus proches) qu'elle se prosterna à suffire
pour baiser le genou à sa mère, ce que ne lui fut permis
par cette Majesté, ains fut incontinent relevée , et, après
s'être entre -baisées par trois fois diverses, se prirent
toutes deux à pleurer si tendrement et épandre tant de
larmes, qu'arrivant au bord de deçà de la dite rivière
elles n'avoient point encore les yeux bien séchés. Le roi,
qui étoit demeuré sous la frescade, voyant leur barque
approcher du rivage, s'achemina, et s'étant élancé au-
devant d'icelle, s'avança et salua la reine d'Espagne, sa
sœur, laquelle, toutesfois, il ne baisa point, comme ainsi
n' avoit fait auparavant monseigneur d'Orléans, son frère,
s'étant avancé au-devant d'icelle de trois ou quatre jour-
nées; mais tous deux se contentoient de plusieurs itérées
accolades et redoublés embrassements.... Lors les com-
pagnies du capitaine Strozzi firent une escopeterie aussi
furieuse qu'il est possible, et furent fort estimés des
Espagnols1. »
Les plus grands seigneurs de France conduisirent les
* Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. 440, folios 454-474.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 181
seigneurs espagnols en leurs logis : M. de Rambouillet ,
de la maison d'Angennes, eut la charge du duc d'Albe;
le comte de Bénévent fut conâé à M. de la Vauguyon;
Tévêque de Màcon eut en garde l'évêque d'Origula;
l'évêque de Rieux exerça l'hospitalité envers l'archevêque
de Pampelune ; l'évêque de Poitiers eut mission de traiter
celui de Carthagène '.
Dès le lendemain, le roi Charles IX et la reine douai-
rière devancèrent la reine d'Espagne pour préparer son
entrée à Rayonne, laissant à Saint- Jean de Luz, auprès
d'elle, Monsieur, frère du roi, et le cardinal de Bourbon;
celui-ci voulut s'en excuser, prétendant céder ce lieu
à monseigneur le Prince, son neveu, « lequel selon sa
coutume il pousse et avance devant lui le plus qu'il peut,
sur quoi fut conclu qu'il seroit demandé à ladite dame
quelle compagnie des princes elle désiroit9; » suivant
son respect pour l'Église catholique, elle choisit le car-
dinal.
La marquise de Curton de la maison de Chabannes,
la comtesse de Gharny, la comtesse Sommariva et huit
filles suivaient la reine : les premières en litière, à son
exemple, les autres à cheval autour d'elle. Le roi et la
reine sortirent de Rayonne au-devant d'Elisabeth , qui
approchait , et ils la placèrent entre eux. a Charles IX fit
présent à sa sœur d'une belle haquenée aussi richement
harnachée qu'il est possible : la housse était toute couverte
de perles et de pierres, et le duc de Savoie envoya quatre
grands chevaux fort beaux.
* Bibliothèque Impériale, Mss. Béthune, vol. 9369, folio 89. — Colbert,
toI. 140, folio 458.
2 Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. 440 folio 458.
182 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
« Le roi voulut que la reine, sa sœur, délivrât des pri-
sonniers ainsi qu'il le fait lui-même, et le grand aumô-
nier du roi avec le grand aumônier de la reine accom-
pagnèrent Sa Majesté Catholique dans cette généreuse
action de leur bienvenue1. »
Le dimanche 17 mai 1565, Elisabeth fit son entrée
à Bayonne. Les cardinaux de Guise et Strozzi marchaient
tout auprès de la reine; M. le duc de Montpensier entre-
tenait madame Marguerite, madame la princesse de La
Roche -sur- Yon offroit l'honneur h la première princesse,
et « suivoient, les unes après les autres, une Françoise
et une Espagnole, selon leur qualité et rang; tous les
chevaliers de l'Ordre, gentilshommes de la Chambre,
servants et autres , marchoient avec les Espagnols, aux-
quels ils faisoient l'honneur de leur bailler la main droite,
chacun selon sa qualité 8. »
« Après celte première partie du cortège venoient
les moindres gentilshommes espagnols, mais quasi tous
montés sur méchantes mules et haridelles, et la plupart
portaient valises devant et derrière8. »
MM. de Guise, de Longue ville, de Nevers, de Nemours,
se débattirent longuement au sujet de la préséance; le
conseil réuni à ce sujet ne put rien conclure. Le roi, la
re^ne et les princes décidèrent alors que Tordre serait
gardé entre eux tel qu'il avait été observé au baptême
de la reine Elisabeth; que le duc de Longueville aurait
le pas en qualité de grand chambellan, et que ceux
qui ne voudraient point le reconnaître à ce titre s'abs-
* Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. 440, folio 495.
2 Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. 440, folio 460.
3 Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. 440, folio 454.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 183
tiendraient de se trouver aux cérémonies et « assis-
tances publiques, pour que leurs différents n'appor-
tassent aucunes fâcheries à l'assemblée. » Les clefs de
la ville de Bayonne furent présentées par courtoisie à la
reine d'Espagne.
En plus du nombre considérable de seigneurs et de
troupes que le devoir de leurs charges et l'honneur qu'on
voulait rendre à la reine d'Espagne attiraient en cette ville,
il s'y rendait une foule considérable, tant des États du
Roi Catholique que de ceux du Roi Très-Chrétien. Des Es-
pagnols malades des écrouelles accouraient en partie de
Pampelune et du pays navarrais , « avec une grande affec-
tion, ne pouvant se soûler de voir les princes français. »
« La presse étoit si grande qu'on ne se pouvoit remuer,
et y eut grande crainte d'une infection pour la ville. L'on
cria qu'on eût à faire sortir tous les malades et les faire
retirer au village. »
» Le jour de la Pentecôte, il y eut si grande presse au
temple où le roi toucha les écrouelles , qu'une troupe de
gens étant tombés l'un sur l'autre moururent; quatorze
ou quinze petits enfants crevés et étouffés. M. de Burie,
lieutenant au gouvernement de Guienne, trépassa le
6 juin , et M. Descars fut mis en sa place, dont plusieurs
s'ébahirent de la faveur qu'il avoit trouvée. Le frère de
M. de Montluc poursuivent ladite lieutenance, et l'avoit
quasi emportée1. »
À cette réception, les harangues furent prodiguées à la
reine; des gentilshommes par centaines et des archers
faisaient la haie sur son passage, la hache sur l'épaule ou
1 Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. 440, folk) 476.
184 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
l'épée à la main. Les trompettes sonnaient des fanfares,
et pour se rendre à la cathédrale , qui reçut sa première
visite, elle se plaça sous un magnifique dais, et « en cette
sorte fut conduite au grand temple, où les prêtres firent
une musique romanesque qui dura plus d'une heure ' . »
Les fêtes qui suivirent cette entrée ne furent pas d'une
magnificence moins extraordinaire et moins royale : il y
eut des simulacres de sièges et de batailles, des reproduc-
tions d'inventions chevaleresques avec enchantements,
diableries, etc., etc.; on y fit revenir les souvenirs de la
fable, la Vertu et l'Amour se livrèrent des combats, et
l'un et l'autre chantaient mélodieusement, et chacun à
leur façon, les louanges de la reine Elisabeth.
Ce fut dans ces plaisirs , et parmi bien d'autres encore,
que se passèrent les dix-neuf jours accordés à l'entrevue
des souverains; mais si ces fêles les délassaient de leurs
travaux, elles ne les en détournaient pas. Charles IX et
Catherine de Médicis logeaient ensemble dans le palais
épiscopal. On avait préparé pour la reine Elisabeth une
maison tout proche d'eux, et pour qu'ils pussent com-
muniquer à toute heure , on avait établi une galerie de
l'une à l'autre de ces habitations. A son aide, les deux
reines, qui s'aimaient « comme jamais mère et fille ne
purent le faire davantage, » enlevaient à la curiosité publi-
que, et donnaient à leur légitime tendresse des moments
qui devaient être les derniers de leur intime bonheur.
De graves historiens ont prétendu que le massacre de
la Saint-Barthélémy (1572) avait été décidé dès lors, ou
préparé du moins dans les conférences de Bayonne.
1 Bibliothèque Impériale, Colbert, pa$$im.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 185
Sans admettre une telle préméditation pour un crime
qui ne s'accomplit que sept ans plus tard, et qui fut, selon
nous, l'ouvrage des circonstances, le remède violent et
imprévu aux dangers dont le protestantisme menaçait la
France et le souverain , il est certain que des mesures
énergiques furent discutées, et probablement résolues,
pour arrêter les progrès de Terreur.
Elles avaient été longtemps éloignées par les désirs et
les efforts du roi de France; nous tenons à le maintenir
comme aussi à établir que le crime de 1 572 ne fut amené
par aucune combinaison. Charles IX avait tout essayé
pour pacifier les troubles religieux du royaume , en mê-
lant la clémence et la tolérance à ses actes. Il chargeait
M. de Saint-Sulpice de rendre compte au roi, son bon
frère , de ses efforts et de ses moyens, étendant même
son intervention jusqu'au Comtat Yenaissin , dans lequel
le protestantisme agitait singulièrement les populations.
Il écrivait au neveu du Saint-Père « de s'accommoder à
vivre avec une infinité de ses sujets, tant gentilshommes
que aultres, tous de la nouvelle religion, demeurants au
dit Comtat, et de les laisser vivre en leurs maisons et
jouir de leurs biens, sans les travailler, pourvu qu'ils ne
fissent prescher l'administration des sacrements ni autres
exercices de leur religion ' . *>
Après avoir insisté sur le zèle pour la vérité religieuse,
et sur le respect pour la liberté individuelle, si toutefois
elle ne dégénérait point en perturbation et en licence,
Charles IX faisait dire à Philippe II :
« Je m'acheminerai bientôt, Dieu aidant, en ces pays-
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 20.
186 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
là , et y donnerai si bon ordre que noire SaintrPère con-
noitra que je ne suis pas moins soigneux de son bien que
des miens propres, ainsy n'appartient-il point à personne
d'en avoir le soing que moi pour être ce pays party de
mes prédécesseurs, et si avant enclavé dans mes terres,
qu'il ne peut ayant mal que mon pays ne s'en sente ; et
quant au second point qui regarde la religion , les actions
de moy et de la reine, madame ma mère, témoignent
assez nostre intention de maintenir la religion catho-
lique en laquelle avons vécu , vivons et voulions vivre et
mourir1. »
Telles étaient les dispositions à la fois fidèlement catho-
liques et miséricordieusement chrétiennes du roi, que l'on
accuse d'avoir prémédité et résolu aux conférences de
Bayonne le massacre anticatholique et antichrétien de
la Saint-Barthélémy. Les voies du roi Philippe II n'étaient
pas semblables, il est vrai. Non-seulement ennemi des
doctrines nouvelles, selon les lois de la vérité, mais
encore persécuteur des protestants, .contre les principes
de la religion dont il avait pris la défense, il continuait,
en l'absence de la reine , ses cruels auto-da-fé. Ses instincts
naturels s'augmentaient d'échecs reçus par sa politique;
les états d'Aragon, de Catalogne et de Valence, tenus
dans le courant de mai 1 565 , n'avaient point eu d'égard
pour les dépenses dans lesquelles il était engagé, et ils
n'avaient voté que les sommes ordinaires. « Il n'y a point
de doute que si la reyne, qui est tant aymée et désirée,
fust venue il en eust eu davantage ; et pour ce qu'il s'est
departy de ceux'de Valence plus gracieusement que des
« Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 30.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 187
aultres, il leur a promis de la faire venir dans peu de
temps1. »
Ces contrariétés inattendues, racontées à Catherine de
Médicis par Saint-Sulpice, ajoutaient des cruautés nou-
velles aux instincts ordinaires du roi , et à la suite de cet
échec, allant à Barcelone sous prétexte d'un concile , il
assista à l'acte « qu'ils appellent de l'inquisition , étant
les condamnés sur les échafauds qui étaient joints au-
dessous de ses fenêtres, desquels ils en furent huit brûlés
et les autres mis aux galères, et la plupart Français \ »
Tels étaient en l'absence d'Elisabeth les actes du Roi
Catholique; tel était l'obstacle que devait rencontrer
Charles IX à ses dispositions plus religieuses encore que
les siennes, puisqu'elles étaient plus clémentes et plus
libérales.
Les instructions données au duc d'Albe font foi de ces
exigences rigoureusement sévères. Ce seigneur insista
près de Charles IX, au nom du roi son maître, pour que
la permission accordée aux religionnaires de tenir leurs
assemblées dans les villes frontières fût révoquée; il crai-
gnait la contagion pour les provinces voisines.
Le même intérêt pour l'intégrité de la foi et pour l'in-
dépendance religieuse de ses États engagea le roi d'Es-
pagne à obtenir du pape que le Guipuscoa et la Biscaye
fussent distraits du diocèse de Bayonne, dont ils dépen-
daient1.
Les protestante s'inquiétèrent vivement de l'entrevue
de Bayonne , pensant qu'elle avait surtout pour objet de
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 34.
2 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, folio 34.
* De Thon, Cabrera, Mézeray ; J. de Ferreras, tome IX, page 496.
188 VIE D'ELISABETH DE VALOIS. -
limiter et peut-être de détruire la liberté de conscience ;
cette crainte n'était pas sans fondement, et peut-être cette
mesure n'était-elle pas sans justice, exercée toutefois avec
la modération que conseille la sagesse , plus qu'avec la
violence qu'inspirent toujours les passions. Les protes-
tants avaient répandu la perturbation dans tout le
royaume, et non contents de la guerre qu'ils entrete-
naient avec ses fureurs et ses ravages , des conspirations
qu'ils essayaient lorsque la force ouverte avait échoué,
ils s'adressaient encore à l'assassinat , ce lâche et perfide
moyen qui déshonorerait les causes légitimes elles-mêmes
si celles-ci ne reculaient pas devant son emploi.
Un seul de fous ces attentats contre la personne de la
reine et celle du roi rentre dans notre sujet, parce qu'Eli-
sabeth fut l'ange gardien des existences menacées par de
tels dangers.
Peu après son arrivée en Espagne, elle avait décou-
vert un assassinat, préparé par empoisonnement, sur les
personnes de Catherine de Médicis et du Roi Très-Chrétien ;
il lui avait été dénoncé par un moine de l'ordre de Saint-
Dominique, fuyant en Espagne les pièges et la vengeance
des luthériens. Un sieur Pépin était l'âme du complot, et
un médecin nommé Cupille, demeurant à Paris, rue de
l'École-de-Médecine, était son associé !.
Elisabeth mandait elle-même ces détails à Catherine
de Médicis, qui, dans l'effusion de sa reconnaissance en-
vers le Ciel et envers sa fille, lui répondait aussitôt :
« Dieu nous a bien aidés, et fera encore, s'il luy plaît
à nous aider de mettre toutes choses en cet estât, que
1 Bibliothèque Impériale, Mortemarî , 39, page 3.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 189
aurons plus occasion de penser à le remercier et servyr
selon la grâce qu'il nous fait de nous avoyr tout fait dé-
couvrir : car y semble que c'est un vray miracle de la
façon que avons tout scéu; il nous monstre byen com-
ment y nous ayme, et tout set royaume, qui nous doit
faire penser que puisqu'il veult myntenyr nostre maison,
qui nous meyntiendra toujours ainsy en nostre conten-
tement et grandeur ; mais que le reconnoissiez et serviez
comme devez; c'est ce que je vous prie n'oublyer ja-
mais '. »
Ce souvenir et ces dangers pouvaient seuls justifier la
suppression ou la diminution d'un droit de liberté sacré
par son auteur, qui est Dieu lui-même, par son origine et
par son antiquité, qui remontent aux premiers jours du
monde.
Sans pénétrer dans des conseils qu'environne le mys-
tère, il est permis de supposer que la répression des
protestants en fut en grande partie la matière.
Les événements qui préparèrent les conférences de
Bayonne conduisent à cette conclusion , non moins que
les témoignages qui les suivirent. A l'exemple du Roi
Catholique, la reine Elisabeth avait toujours mis le zèle
pour la foi et les services rendus à la religion comme
condition de ceux que la France pouvait attendre de
l'Espagne.
Elle l'écrivait à Catherine de Médicis, et dans son zèle
pour la foi, sortant de la douceur accoutumée de son
caractère, elle allait presque jusqu'à la remontrance,
jusqu'au conseil du moins, et, au lieu de son langage
1 M. L. Paris, Xêgociations sous François II, page 521.
190 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
habituel de fille soumise , elle parlait celui d'une reine
qui sait vouloir, qui peut promettre, et qui au besoin
saura procurer de puissants appuis '.
Du reste, ces soins religieux n'étaient pas les seuls qui
fussent l'objet des conférences de Bayonne; mais nombre
d'entre eux, selon la loi d'incertitude et de changement
qui régit les choses humaines, manquèrent de succès.
A aucune autre époque de la monarchie la France ne
fut plus riche en princes jeunes, beaux et vaillants, et
en princesses illustres que dans le seizième siècle; les
alliances qu'ils contractaient pouvaient apporter non-seu-
lement une vraie splendeur à la maison de Valois, mais
encore une grande force à son pouvoir.
Catherine de Médicis, mère tendre et reine ambitieuse
et habile à la fois, ne pouvait oublier de tels intérêts.
Depuis le mariage d'Elisabeth, sa fille bien-aimée, avec
Philippe II, mariage qui satisfaisait tous ses instincts, elle
n'avait pas cessé d'employer l'influence de la reine d'Es-
pagne pour les négociations matrimoniales auxquelles la
conclusion devait toujours manquer; elle n'en désespérait
cependant pas encore.
Marguerite de France, qui fut depuis reine de Navarre,
n'avait pas encore contracté l'union qui devait la laisser
stérile , l'exposer à devenir infidèle, et se dissoudre enfin
pour faire place à Marie de Médicis. Si Catherine de Mé-
dicis n'avait point placé en elle ses prédilections, elle
avait sur elle du moins les vues de la politique.
En 1560, et dès sa première enfance, elle avait re-
cherche l'alliance du prince de Portugal9; à la même
1 Voir le n° 8 de l'appendice.
2 M. L. Paris, Négociations sous François II, pages 440 et 443»
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 191
époque environ , son ambition prenant une autre direc-
tion et un plus grand essor, elle avait poursuivi le ma-
riage de la même princesse avec l'infant don Carlos. Là
se rencontraient pour elle des intérêts plus puissants; les
Guise avaient lutté contre la reine de France en donnant
Marie Stuart pour rivale à Marguerite , et la reine de
Bohême compliquait les difficultés en recherchant le même
infant pour la princesse sa fille l.
Ce mariage avec Marguerite de Valois avait donc pour
Catherine de Médicis l'intérêt d'une lutte , et si le succès
eût couronné ses efforts, il aurait eu l'importance d'une
conquête.
Là ne se bornaient pas ses royales et maternelles am-
bitions; elle songeait à pourvoir le duc d'Orléans son
fils , et l'une des filles de l'Empereur était l'objet de ses
désirs.
Tel était depuis longtemps le but des négociations entre
les deux cours , tel fut le sujet des entretiens des deux
reines, et telle encore la matière des instructions que la
reine de France envoyait à l'ambassadeur après son re-
tour à Paris.
Un Mémoire adressé par elle à M. de Saint -Salpice
témoigne de la persistance de ses désirs à cet égard,
comme aussi de la place que cet intérêt prit dans l'en-
trevue de Bayonne f.
Tant et de si graves affaires n'interrompaient point les
plaisirs : le duc d'Albe, au nom du roi d'Espagne , donna
en grande pompe l'ordre de la Toison d'or au roi de
France; puis, pour varier ces cérémonies par d'autres
* M. L. Paris, Négociations sous François //, pages 845 et 846.
a Voir à l'appendice le n0 9.
192 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
fêtes , on prenait des repas à la campagne, sous une belle
feuillée, et du pied de l'arbre sous lequel Leurs Majestés
collationnaient, a sourdoit une fontaine qui avoit coûté
dix mille livres à faire. » Sous les ponts de Bayonne on
avait placé « une petite baleine feinte tellement que beau-
coup pensoient qu'elle fût naturelle. »
Elle fut attaquée par les mariniers, et, pour compléter
l'illusion du combat et de sa mort, elle perdit un sang
considérable qui rougit la rivière ; les danses de bergers
et de bergères succédaient à ce spectacle; plus loin on
rencontrait les divinités de la mer et les monstres de ses
abîmes : Neptune, Thétis, des sirènes, des animaux
connus ou des monstres fabuleux, tous également figurés,
récitaient les louanges du roi et des reines et leur témoi-
gnaient de grands respects.
Enfin l'un des derniers jours , par allusion au départ
prochain de la reine Elisabeth et au deuil que son éloi-
gne ment répandrait en France, « fut jouée une comédie
représentant une éclipse de soleil. » Le mardi suivant,
surlendemain de cette fête allégorique, la reine, après
avoir comblé de présents quelques grands seigneurs de
la cour, des maîtres d'hôtel du roi et de la reine, des
gentilshommes de leur maison, reprit le chemin de l'Es-
pagne. Le roi et la reine sa mère la reconduisirent, non
plus avec des fêtes semblables à celles qui l'avaient re-
çue, mais du moins avec les mêmes honneurs. Le gou-
verneur de Fontarabie vint au-devant d'elle et lui amena
un bateau ; les gardes du roi d'Espagne, qui l'attendaient
sur l'autre rive, la reçurent avec une joie qui témoignait
de l'amour de la nation.
Le roi et Catherine de Médicis ne franchirent pas l'ob-
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 193
stacle que leur présentait la rivière , et ils revinrent le
long des côtes de la mer, salués dans leur retraite par les
canons de Fontarabie l.
La reine d'Espagne continua sa route jusqu'à Madrid,
où Philippe II l'attendait avec une vive impatience , et
où, après dix-neuf jours de séparation, il la reçut avec
de tendres empressements *.
Elle en fut, et elle s'en montra d'un bonheur ex-
trême.
M. de Saint-Sulpice rend témoignage à ce fait dans les
termes suivants :
« Je ne fis qu'arriver hier de baiser la main à la Roine
votre fille , laquelle j'ai trouvée si joieuse et contente de
la bonne venue du Roy son marry, et de la démonstra-
tion de la bonne affection et amitié qu'il lui fait, que je
vous prierroy croire ce porteur sur ce qu'il vous en dira
avec d'autres particularités que je luy ay donné charge
de vous dire 3. »
1 Bibliothèque Impériale, Colbert, vol. UO, pages 495 et suivantes.
2 Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 496.
3 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, page 31.
43
CHAPITRE DIX-HUITIÈME.
EXPÉDITION ET MASSACRE DE LA FLORIDE. — INTERVENTION D'ELISABETH
POUR OBTENIR SATISFACTION DE CET OUTRAGE; SON INUTILITÉ.
— AFFAIRE DE MADÈRE.
— DE GOURGUES VENGE LES FRANÇAIS.
En Tannée 1512, Jean Ponce de Léon avait découvert
des terres nouvelles; il les avait appelées Florides en
l'honneur de la fête de Pâques Fleuri, jour où il avait
abordé leurs rivages '. Jean de Léry, assignant à ce nom
une autre origine , prétend que « la Floride Ta reçu de
ce que non -seulement la terre y est toujours chargée
d'herbes et de fleurs, mais aussi à voir la mer dans cet
endroit , quelque profonde qu'elle soit, on diroit que c'est
un pré , le plus beau et le plus verdoyant que nous ayons
par-deçà au printemps. » Ce débat n'entre pas dans notre
sujet. Que la Floride tire son nom ou de ses conditions
naturelles et de l'aspect de ses rivages, ou de l'époque
de sa découverte, peu importe à la portion de son histoire
qui fixe notre attention.
Jean Ponce de Léon prit possession de ces contrées au
nom du roi d'Espagne son maître ; mais cette domination
déplaisant aux indigènes , il fut bientôt massacré par eux,
aussi bien que ses soldats et ses compagnons. L'insalu-
brité du pays se joignit à la férocité de ses habitants , et
la curiosité des voyageurs comme l'ambition des conqué-
rants se tournèrent vers des climats où la fortune souriait
plus aisément à leurs désirs.
1 De Thou, Histoire universelle, tome IV, page 440.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 195
En 4534, cependant, le gouvernement espagnol en-
voya Ferdinand de Soto l , le plus cruel et le plus avare des
hommes, venger et réparer les désastres de ses prédé-
cesseurs. Il ne s'agissait plus d'une découverte ni d'une
administration pacifiques et faciles. Soto avait l'ordre
d'une conquête : cette mission s'accommodait avec ses
goûts. Pauvre et simple gentilhomme des environs de
Badajos , il n'avait pour tout patrimoine que l'épée et la
rondache*. C'était avec ce mince bagage, centuplé par
son mérite militaire et sa sauvage valeur, qu'il avait été
rejoindre Ferdinand Pizarre au Pérou. Une compagnie de
cavalerie avait été mise sous ses ordres. L'honneur qu'il
avait acquis à la prise du roi Atau-Valpa ' comme à celle
de la ville de Cusco, lui avait valu une grande part dans
les trésors du dernier des Incas. De retour à Madrid, il
déploya la magnificence que lui permettait sa nouvelle
fortune et que lui inspirait son ambition.
Elle attira sur lui les regards de la cour et du souve-
rain plus efficacement que n'auraient pu le faire de meil-
leurs droits. Les honneurs appelant d'autres honneurs,
comme il s'est vu dans tous les temps, il fut mis à la tête
de la nouvelle expédition dont la Floride était le but. Il
fut aussi nommé capitaine général de ce pays et gouver-
neur de Cuba. Si Ponce de Léon avait mis la noncha-
lance à la place de l'énergie , ce nouvel officier employa
la rigueur au lieu de la justice. Le Gel se chargea lui-
même de son châtiment , et fit périr dans des douleurs
* De Thon, Histoire universelle, tome IV, page 442.
2 Histoire de la conquête de la Floride par Us Espagnols , traduite d
portugais, p. 4.
* P. Oliva, Histoire du Pérou, ch. x et xi, édition elzévirienne.
43.
196 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
extrêmes celui que les malheureux sauvages accablaient
de leurs impuissantes malédictions : Ferdinand de Soto
trouva sa triste fin bien près de ses cruels succès.
Louis de Roscoso fut élu son successeur au sein de la
petite armée qu'il commandait; il n'eut point de peine à
rendre son autorité agréable et respectée. Ferdinand de
Soto était détesté des Indiens pour sa cupidité et sa bar-
barie , il était haï de ses soldats pour l'opiniâtreté égoïste
qui les retenait malgré eux dans des pays insalubres et
sauvages. On espérait et Ton obtint mieux du nouveau
général ; quelques revers vinrent en aide à ce désir, et
les Espagnols se trouvant décimés par des pertes succes-
sives , harcelés par un ennemi qui puisait son courage
dans le droit, et sa force dans le nombre, furent obli-
gés de songer à la retraite , et de s'embarquer pour le
Mexique , où les armes espagnoles avaient établi leur
domination l.
L'empereur Charles -Quint cependant ne se résignait
point à la perte de ces nouveaux royaumes ; il entreprit
de soumettre par la foi ceux que la force n'avait pu
réduire.
Il envoya cinq dominicains chargés de convertir ces
peuples et d'en faire des néophytes au catholicisme et
des sujets de sa couronne ; mais la parole n'eut pas au-
près d'eux plus de succès que les armes, et les mission-
naires ne tardèrent pas à devenir martyrs.
Pendant ce temps la France ne restait pas oisive. Tou-
jours la première dans la voie de la gloire et de la science,
l'émule ou l'égale tout au moins de quiconque en montre
1 Histoire de la conquête du Pérou par les Espagnols, traduite du por-
tugais, édition de 4685, page 242 et 294.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. .197
le chemin , elle s'était animée par l'exemple qu'elle rece-
vait de l'Espagne.
Nicolas Durand de Villegagnon, neveu de l'illustre
Villiers de l'Isle-Adam, chevalier de Malte lui-même,
vice -amiral de Bretagne, avait porté les lis et le dra-
peau de nos rois en Afrique à côté de Charles V. Partout
où s'établissent et s'étendent le catholicisme et la civili-
sation, doivent se prononcer le nom de la France et pa-
raître ses couleurs; l'amiral les avait montrées aussi dans
le nouveau monde, sur les traces d'Améric Vespuce et de
Christophe Colomb. En 4555 il y avait fondé, au nom
du roi Henri II , des établissements que des rigneurs trop
habituelles à l'esprit de conquête, et que les méconten-
tements qui en furent la suite, conduisirent à leur perte.
Mais il en résulta des souvenirs et des droits impossibles
à oublier.
Pénétré de leur réalité comme de leur importance, le
Roi Très-Chrétien donna l'ordre à l'amiral de Coligny de
faire préparer un nouvel armement ' .
Jean Ribaud de Dieppe, homme fort expérimenté en
fait de marine, protestant zélé, ce qui n'importait pas
moins à l'amiral, fut mis à la tête de l'entreprise. Le
48 février 4562, la petite flotte, chargée de sa petite
mais valeureuse armée, mit à la voile; nombre de gen-
tilshommes s'étaient associés à l'entreprise, et parmi eux
figurait le capitaine Laudonnière, l'un des historiens des
événements qui vont se dérouler.
Après deux mois de navigation , par une route toute
différente de celle que suivaient les Espagnols, les Fran-
1 De Thou, Histoire universelle, édition de 4740, la Haye, tome IV,
page 4 40 et suivantes. — Histoire notable de la Floride, page 45.
198 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
çais arrivèrent sur des côtes encore inexplorées; ils en
prirent possession au nom de la France, et établirent,
tant sur le rivage qu'un peu plus avant dans les terres,
des fortifications dont le capitaine Laudonnière et un
nommé Sale furent les ingénieurs et les conseillers. Puis
le capitaine Ribaud exposa à ses soldats le profit et l'hon-
neur qu'ils auraient à demeurer dans ces contrées; il
représenta ensuite le besoin d'aller chercher en France
des renforts nécessaires à l'extension de la conquête, et
surtout « l'intention d'imprimer leurs noms aux oreilles
du roi et des princes, pour que leur renommée à l'avenir
reluise inextinguible par le meilleur de la France l. » Il
obtint ainsi le suffrage et même l'enthousiasme de ses gens
sur le projet de son départ, qu'il leur soumit, et sur la
pensée qu'il leur suggéra de demeurer à la garde de cette
nouvelle France qu'ils avaient fondée, et dans laquelle
« ils avoient recognu en six semaines plus que les Espa-
gnols n'avoient fait en deux ans es conquête de leur Nou-
velle-Espagne *. »
Après le départ de Jean Ribaud , du capitaine Laudon-
nière et d'une partie de leurs troupes, l'indiscipline ne
tarda pas à se mettre dans la petite garnison qu'ils avaient
laissée en arrière, et l'inimitié des indigènes se souleva
vivement contre eux. La cause de ces désastres et de ces
dissensions n'était autre que la cruauté d'Albert, que
Ribaud avait nommé capitaine à sa place. On ne trouva
d'autre remède à ces maux que dans l'exécution de ce
chef. Après ce meurtre, qu'ils appelèrent un jugement,
les soldats se soumirent au capitaine Nicolas Barré,
1 Histoire notable de la Floride, p. 36.
2 Histoire notable de la Floride, p. 40.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 199
homme digne du commandement par son intelligence et
sa juste énergie. Il ne put réparer cependant tant de
maux accomplis, et toute son autorité dut se borner à
organiser le départ des Français d'un pays que l'impru-
dence de son prédécesseur avait rendu inhospitalier pour
eux.
On partit avec plus d'empressement que de ressources.
La longueur de la traversée, l'infortune d'un long calme
qui surprit les navigateurs en pleine mer, se joignirent à
la petite quantité de vivres dont ils étaient fournis. L'ex-
trémité à laquelle ils se trouvèrent réduits alors devint
telle, qu'après avoir dévoré leurs chaussures et leurs
ceinturons, ils durent tourner leurs désirs du côté de la
chair humaine pour soutenir des existences déjà bien
atteintes. Ils mirent à mort l'un d'entre eux, le soldat
Lachèze, méchant homme, il est vrai, dit Jacques de
Thou, déjà puni pour de précédents crimes. Par ce châ-
timent et l'utilité dont il fut à ses camarades, il expia
une existence qui jusqu'alors n'avait offert à tous les siens
que des difficultés et des embarras '.
A l'aide de cette cruelle ressource, ils purent attendre
la rencontre d'une frégate anglaise. Les secours qu'elle
donna à la détresse renaissante des voyageurs leur permi-
rent d'arriver à Dieppe : ils trouvèrent la France en proie
aux horreurs de la guerre civile.
La nouvelle de ce désastre n'était point encore arrivée
aux oreilles du roi; il croyait ses sujets toujours en pos-
session de leur conquête; il songeait à leur envoyer des
secours. Le capitaine Laudonnière, que son premier
1 De Thon , Histoire vnivenelle , tome IV, page 1 4 3. — Histoire ne tablé
de la Floride, page 58.
200 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
voyage rendait expérimenté pour cette navigation, fut
mis à la tête d'une expédition nouvelle : elle prit la mer
au Havre le 22 avril 1564. Laudonnière était protestant
aussi bien que Jean Ribaud, son prédécesseur, et l'amiral
de Goligny manifestait pour la seconde fois dans ce choix,
bon d'ailleurs, la persistance de son zèle religieux. Le
22 juin il aborda à la Floride, où il ne trouva plus la
garnison qu'il y avait laissée; le bâtiment qui la ramenait
et sa petite flottille s'étaient croisés en route, mais sans
se rencontrer1.
Cette déception fut cependant pour l'expédition un
danger bien moindre que les dissensions et l'insubordina-
tion qui la divisèrent. De plus, des difficultés s'élevèrent
entre les rois du pays, et l'intervention française ne fut
pas toujours heureuse dans ses démarches. Des aventu-
riers, que leur avidité personnelle avait attachés à cette
expédition, amenèrent la révolte dans les rangs de la
petite troupe. Ils étaient gens de basse extraction, mais
de haute influence parmi leurs pareils; ils garrottèrent
Laudonnière, lièrent avec lui d'Ottigny et d'Arlai, ses
lieutenants, et obtinrent de leur chef, à force de mauvais
traitements, l'autorisation d'aller chercher dans la Nou-
velle-Espagne des vivres qui commençaient à devenir
rares parmi eux.
Tel n'était pas le but de leur démarche. A peine éloi-
gnés du rivage, ils changèrent de route, se révoltèrent
encore contre les chefs qu'ils s'étaient donnés, ravagèrent
les côtes de l'île de Cuba, et s'emparèrent d'un navire
richement chargé qu'ils rencontrèrent.
* De Thou, Histoire universelle , tome IV, page 444.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 201
Au nombre de ces passagers , qui devinrent leurs cap-
tifs, figuraient le gouverneur de l'île de Cuba et ses trois
fils. Les pirates voulurent en exiger une riche rançon.
Mais avec cette maladresse et cette imprévoyance qui tôt
ou tard deviennent l'un des caractères du crime même
heureux à ses débuts, ils chargèrent l'un des fils du gou-
verneur de porter à la Havane le message qui posait leurs
conditions. Active et intelligente, la mère de ce jeune
homme, au lieu de réunir la somme exigée, rassembla
des forces, et le lendemain, dès le point du jour, les
pirates furent attaqués par trois bâtiments d'une force
supérieure à la leur. Pris à leur tour, ils furent ou vendus
ou envoyés en Espagne et en Portugal pour travailler sur
les galères du roi.
Ce premier acte d'hostilité commis non par la France,
mais par des Français indignes de leur nom, souleva l'in-
dignation espagnole, qui se méprit sur les auteurs et les
intentions de cette agression. Laudonnière eut beau faire
justice de quelques mutins que le hasard de leur fuite
ramena vers lui, ce châtiment demeura moins connu que
l'injure qui l'avait provoqué. Son retentissement était
venu irriter justement l'esprit de Philippe H, et affliger le
cœur de la reine Elisabeth.
Il en fut tiré une bien coupable et cruelle vengeance ;
mais la vengeance elle-même entrait moins que l'ambition
et que le fanatisme religieux dans les excès qui furent
commis à titre de représailles.
La cupidité prenait place aussi parmi ces motifs; on
devinait des mines précieuses en ce pays , et on croyait
alors que ses rivières ouvraient au commerce et à la con-
quête un passage facile vers des contrées éloignées et
202 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
que leur distance rendait peu accessibles; on avait envoyé
trente soldats sur une brigantine, avec ordre de remonter
la rivière de Sainte-Hélène ; ils avaient trouvé une terre
fertile; ils annonçaient des mines d'or et d'argent , et le
narrateur de leur expédition ajoutait : « L'opinion des-
dicts découvreurs est que ladite rivière va à Canada, et
qu'il y a passage pour aller à la mer du Sud et à la
Chine *• » Il n'en fallait pas tant pour faire de la Floride
l'objet des convoitises et l'occasion des luttes de la France
et de l'Espagne.
Jean de Ferrera , qui du reste a passé sous silence le
fait du massacre de la Floride, convient tacitement de son
intention ; il se contente d'en indiquer les préparatifs en ces
termes : « Cette même année, le roi don Philippe dépécha
à la Floride Pierre Melendez , avec des troupes et une flotte
pour en chasser les hérétiques qui s'y étaient établis *. »
Le 28 août 4565, Jean Ribaud arrivait à la Floride,
portant bien à propos secours à la petite colonie; mais
peu de jours après lui approchaient huit navires espa-
gnols, dont les intentions suspectes alarmèrent les Fran-
çais ; ils avaient poursuivi leur petite flotte , désirant la
combattre et la défaire avant son arrivée. Ils ne purent la
joindre, et débarquèrent avec leurs canons à l'entrée d'un
fleuve distant de huit lieues de celui où les troupes fran-
çaises s'étaient réunies et retranchées : ils commencèrent
à se fortifier.
Avis de cette agression menaçante fut donné aux capi-
taines Laudonnière et Ribaud. Celui-ci n'ignorait pas en
partant les dangers qu'il allait courir, et les luttes qui se
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., 221, folios 4089 à 4093.
2 Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 528.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 203
préparaient. L'amiral de Coligny avait ajouté à ses ordres
et à ses pouvoirs cette apostille : « Capitaine Jean Riband,
en fermant cette lettre, j'ai eu certain avis, comme don
Pedro Melendez se part d'Espagne pour aller à la côte de
la Nouvelle-France , vous regarderez de n'endurer qu'il
n'entreprenne sur nous, non plus qu'il veut que nous
n'entreprenions sur eux \ »
M. de Fourquevaulx, ambassadeur de France à la cour
d'Espagne, avait l'œil ouvert sur les pratiques qui prépa-
raient ce dangereux armement. En octobre 4565, il écri-
vait de Ségovie au Roi Très-Chrétien : a Le roi dresse
un grand nombre de ses sujets à mode de légionnaires ou
de milice : l'on a opinion , Sire , que ce soit pour Alger au
printemps qui vient, et est bruit aussi de la Floride : je
mettrai peine de le sonder si je puis *. »
Le 3 novembre suivant, il mandait à Catherine de Médi-
as: « J'ai appris de la Reine, votre fille, ce que je vous
écris de la Floride par mon autre lettre. Ce roi ne veut
souffrir que les Français nichent si près de ses conquêtes.
Ses flottes, en allant et venant à la Nouvelle-Espagne,
sont contraintes de passer devant eux, par quoi il est
nécessaire, si l'on ira de France audit pays, qu'on soit
forts pour se défendre et en équipage \ »
Le surlendemain de la date de cette dépêche, c'est-à-
dire le 5 novembre, toujours préoccupé du même danger,
IL de Fourquevaulx mandait encore de Madrid au roi de
France que l'armée conduite par Pedro Melendez, et
destinée à combattre les Français et les naturels de la
1 Histoire notable de la Floride, page 492.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, fol o 33, n° 6.
' Bibliothèque Impériale, sujipl. fr., ^, foïio 33, n° 8.
204 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Floride, était arrivée à Saint-Domingue; la mer avait tel-
lement maltraité ses hommes qu'ils ne pourraient faire
campagne de longtemps : Pedro Melendez avait écrit en
demandant des renforts. M. de Fourquevaulx aimait à
croire que Melendez n'avait pas mission d'aller ailleurs
que dans ladite île, et, bien que le nom de la Floride fût
dans toutes ses craintes et dans toutes les bouches, il ne
comprenait pas que l'ambition s'égarât sur une contrée
encore bien sauvage et déserte, plutôt que de s'arrêter
sur un pays à peu près conquis, incontestablement en
possession de l'Espagne, riche en plaines fécondes, en
rivières nombreuses, en immenses troupeaux, et même
en montagnes qui promettaient des mines d'or. Toutefois,
concluait le prudent diplomate, il faut écouter ses craintes
plus que tou te autre raison. La passion et la folie obtiennent
dans ce monde le principal gouvernement des choses \
Le même jour, l'ambassadeur, infatigable dans ses cris
d'alarme, annonçait à Catherine de Médicis qu'il avait
entretenu de ses craintes la reine d'Espagne. Elle avait
partagé ses douleurs en les confirmant , et en disant que
rien au monde n'était plus certain que les nouveaux arme-
ments du roi pour la Floride : qu'il en prenoit le fait fort
à cœur, qu'il en déchasseroit les Français. A ces ouver-
tures non moins tristes que ses prévoyances, Fourque-
vaulx avait répondu « qu'il seroit bon pour beaucoup de
considérations que la navigation audit pays et autres en-
droits où Sa Majesté Catholique n'a de ses gens, fût libre
aux sujets du roi de France , afin que ceux qui sont tant
enclins et adonnés aux armes qu'ils ne peuvent vivre en
1 Bibliothèque Impériao , suppl. fr., ^y folio 39.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 205
repos ni souffrir que les autres y vivent, allassent passer
leur colère audit pays, loin de ceux qui désirent la tran-
quillité du royaume très-chrétien \ »
On ne saurait trop multiplier les preuves de la sollici-
tude royale à l'égard de la Floride , tant avant le massacre
des Français qu'après cet horrible événement. Un célèbre
historien accuse à ce sujet la cour d'une honteuse indiffé-
rence, disant que, partagée alors en diverses factions, elle
fut ou plutôt affecta de paraître insensible à tant d'infor-
tunes , et à un si grand échec de nos armes. Il en donne
pour raison la haine de la religion protestante que profes-
saient Ribaud et Laudonnière, et l'aversion qu'inspirait
Goligny, principal auteur de l'expédition9. Il faut donc
insister sur la surveillance et la préoccupation que cau-
saient les préparatifs de l'Espagne , sur l'indignation que
soulevèrent ses trahisons, et sur la part qu'Elisabeth,
trop oubliée par l'histoire, que Catherine de Médicis, sou-
vent déshonorée par elle, prirent dans les négociations
qui pouvaient mettre obstacle à tant de malheurs , et dans
la recherche des réparations qui auraient dû satisfaire
l'honneur de la France si gravement outragé. M. de
Fourquevaulx instruisait le roi qu'une flotte, composée
de 60 vaisseaux, avait mis à la voile, armée et approvi-
sionnée pour une longue navigation; devait-on l'opposer
aux progrès des armées musulmanes? devait-elle au
contraire servir dans le nouveau monde la cupidité des
conquérants et la vengeance de Philippe II contre la
France ? Le doute était permis et le soupçon était presque
légitime : le nom de la Floride était dans tous les esprits,
1 Bibliothèque Impériale, suppl.fr., ^p, n° 40, page 43.
2 De Thou, Histoire universelle, tome IV, page 423.
206 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
et il serait passé sur toutes les lèvres et dans toutes les
dénonciations, s'il eût été prudent d'interpréter ou de
démasquer les projets du Roi Catholique.
Le Roi Très-Chrétien et la Reine Catherine de Médicis
n'abandonnaient pas la conduite de cette funeste et diffi-
cile affaire à des représentants , trop souvent oublieux de
la dignité d'un pays ou distraits de l'intérêt public par
des considérations privées. Ils en suivaient eux-mêmes
et ils en dirigeaient la marche avec une haute et intelli-
gente sollicitude. Leurs questions, leurs ordres, leurs
conseils se croisaient avec les notes et les rapports de
leur fidèle ambassadeur, et celte grande affaire de la
Floride tient dans le règne de Charles IX et dans celui de
Philippe II une place douloureuse pour la France , mais
bien honorable pour ses princes et pour la jeune reine,
qui savaient aimer et servir d'un même cœur la gloire
d'un pays sur lequel avaient régné leurs pères, et sur
lequel auraient régné leurs fils si le ciel avait béni de
légitimes ambitions '.
Aux explications données par l'ambassadeur au nom
de la France, et surtout aux satisfactions demandées, le
roi Philippe II opposait des mécontentements et des réti-
cences; quelquefois il formulait des reproches sur de
prétendus griefs , et d'autres fois , se renfermant dans le
silence, un des talents de sa politique, il semblait oublier
les intérêts de la Floride , et se bornait aux expressions
d'une amitié banale pour le roi son beau-frère.
Recevant l'ambassadeur, dont l'intention principale
était d'expliquer encore et d'appuyer les droits de la
1 Vot à l'appendice les n°» 40, 44, 42, 43.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 207
France au sujet de la Floride, « il n'en partait un seul
mot ni de chose qui approche, il se contentait de mon-
trer bon semblant d'avoir plaisir de la santé du roi et de
la reine , et de la tranquillité du royaume, ainsi qu'il Ta
déclaré par ces paroles : qu'il est et sera toujours très-
aise que toutes choses aillent de bien en mieux '. »
En présence de ce significatif dédain , M. de Fourque-
vaulx allait plus librement traiter avec le duc d'Albe
cette difficile question, et les résultats de ses conférences
avec le ministre étaient plus fâcheux encore.
Celui-ci remontait à la découverte de Ja Floride , et
prétendait à des droits de possession auxquels la France
ne pouvait, selon lui, opposer que des chimères. Ces
débats , dans lesquels des titres solides et la modération
appuyaient la cause et distinguaient le langage de l'am-
bassadeur, laissaient toujours le ministre espagnol iné-
branlable comme son maître dans ses résistances. Les
faits controuvés, les allégations mensongères, ne coûtaient
rien à sa conscience *.
La reine Catherine de Médicis, non contente des
instructions qu'elle avait dictées sur cette question si
difficile et qui devait devenir si funeste, se lançait elle-
même dans la lutte. Le roi, son beau-fils, s'oubliait
presque jusqu'à l'injonction et à la menace; il faisait
faire à la cour de France des communications altières et
officielles au sujet de la Floride, et la reine douairière,
Ranimant alors d'un esprit plus que jamais royal et fran-
çais , écrivait à M. de Fourquevaulx des lettres dont la
1 Fourquevaulx au Roi, Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^, n° 40,
folk) 70.
2 Voir à l'appendice le n° U.
208 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sublime indignation et la noble énergie honoreront à
jamais son caractère '.
Ces négociations n'absorbaient pas tellement l'esprit
actif de Catherine de Médicis, et n'employaient pas si
spécialement l'influence d'Elisabeth ., que l'une et l'autre
ne donnassent encore leurs soins à d'autres sollicitudes.
Elles s'employaient toutes les deux au succès. de ces
mariages, qui avaient fait en partie l'objet de l'entrevue
de Bayonne, et qui ne réussirent point.
Le roi d'Espagne, cherchant à détourner de sa politique
l'attention de Ja cour de France, donnait à ses joies
paternelles et à son amour d'époux un éclat tout nou-
veau. La Reine Catholique devenait grosse pour la se-
conde fois, et il célébrait ses espérances par des bals,
« des tournois et des fêtes ordonnées par l'allégresse
de quoi la reine est enceinte. » Les deux princes de
Bohême y prenaient part avec cette grâce et cet entrain
qui les distinguaient, surtout don Rodolphe , l'atné des
deux frères.
M. de Fourquevaulx ne se laissait point égarer par ces
expressions d'un bonheur sincère ni abuser par les espé-
rances d'un esprit qui ne pense qu'à la concorde et à la
joie* il suivait les machinations dont la Floride ne cessait
pas d'être l'objet.
Il mandait au Roi Très-Chrétien que les armements
continuaient à Séville, que la Floride en était le but
assuré, que la victoire dont Francis d'Alava et un Bis-
cayen descendu à la Rochelle avaient les premiers donné
la nouvelle ne suffisait point à l'ambition espagnole, et
1 Voir à l'appendice les n08 45 et 45.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 209
que le Roi Catholique envoyait de nouveaux renforts
pour assurer sa coupable et sanglante conquête f.
La question des mariages s'entremêlait sans cesse à ces
graves préoccupations; il s'agissait d'unir Charles IX avec
la fille de l'Empereur, et si la reine Elisabeth accouchait
d'une fille , ne pouvait-on pas la destiner au jeune roi de
Portugal ?
Enfin la malveillance espagnole , jointe à celle des
protestants, répandait le bruit que le Turc voulait
donner une sienne fille ou petite-fille au Roi Très-Chrétien,
avec très-grandes offres. On ajoutait qu'un ambassadeur,
avec une suite très-nombreuse, arriverait en France à ce
sujet au premier jour, et qu'il y avait de grandes intelli-
gences entre Leurs Majestés et le Grand Seigneur.
« Auxquels diseurs , ajoute Fourquevaulx, j'ai tant de
bonnes raisons pour leur remontrer le contraire, qu'ils
confessent le tort qu'on fait à Vos Majestés de les calom-
nier2. »
L'éternelle querelle au sujet de la Floride ne cessait
pas de revenir encore , et retombant sur les craintes de
plus en plus justes et de plus en plus graves à cet en-
droit, Fourquevaulx mandait à la reine :
« J'ai remontré à ladite dame votre fille l'article de
la lettre qu'il a plu à Votre Majesté m'écrire par ce cour-
rier partant de la Floride, afin si le roi son mari lui en
touchera quelques mots, qu'elle lui en réponde selon
votre intention, comme je ne ferai faute de mon en-
droit si l'on m'en parlera ; toutesfois le Roi Catholique ne
m'en a oncques rien dit, ni le duc d'Albe , sinon une fois,
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±fi, n° 36 , folios 454 et 454.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±iif n* 30, folio 434.
44
210 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
ainsi que j'ai écrit par une mienne à Votre Majesté, si
est-ce, madame , qu'ils n'épargneront chose du monde
pour en chasser les Français, car ils prennent ce fait fort à
coeur, et s'ils sont victorieux, Vos Majestés entendront
fort piteuses nouvelles de leurs sujets , lesquels ils feront
tous mourir cruellement l. »
Avant cependant que ces prévoyances se changeassent
en réalité, M. de Fourquevaulx continua ses investi-
gations, ses avertissements et ses démarches; il écrivait
au roi lettre sur lettre *, mais si son intelligence n'était
pas surpassée par les perfidies de Philippe II , ses moyens
du moins étaient vaincus par la force de ses armées et
par les ruses de sa politique.
Pendant ses démarches, la catastrophe si longuement
prévue et annoncée avait éclaté, et tandis que dans les
négociations on parlait de pièges et de dangers, il était
déjà de saison de parler de crimes et de rêver de ven-
geance. Bientôt la cour d'Espagne ne put pas être en
doute sur l'exécution de ses ordres , ni la cour de France
demeurer incertaine sur la réalisation de ses craintes;
toutes les perfidies et toutes les cruautés avaient été dé-
ployées par don Pedro Melendez contre les Français.
Plus de six cents d'entre eux avaient péri en cette occa-
sion, tant par l'épée que par le poignard, et au mépris
d'une parole maintes fois donnée \
En septembre 4 565, un mois après l'arrivée du capi-
taine Jean Ribaud, les Espagnols, conduits par un traître
i Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifi, n° 30, folio 434.
2 Voir à l'appendice les n°* 47 et 48.
• Histoire notable de la Floride, 3« voyage. — De Thou, Histoire w£
verselle, tome IV, page 420.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 211
nommé François- Jean, avaient attiré dans leurs pièges la
petite armée française, s'étaient emparés des forts, avaient
planté leur drapeau sur les remparts, et soldats, femmes,
enfants, vieillards, malades, avaient été passés au fil de
l'épée ; ceux d'entre ces infortunés braves qui se rendi-
rent, voyant l'inutilité de la résistance, ne furent pas
moins impitoyablement massacrés. Ribaud et d'Ottigny
forent poignardés avec les fugitifs qui s'étaient réunis
autour d'eux, au moment où ils réclamaient la foi qui
leur avait été promise. Les Espagnols leur accordaient
pour toute grâce de se tuer entre eux-mêmes s'ils veulent, et
s'ils craignent de passer par leurs armes; car ils sont
condamnés à mourir sans rémission '.
Lorsque, par l'extermination des captifs et la fuite d'un
tout petit nombre, il n'y eut plus de cruautés à exercer
sur les vivants, la fureur prit le caractère de profanation,
et la rage espagnole s'appliqua à mutiler les morts. On
trancha la tête du capitaine Ribaud. Sa barbe fut rasée,
mise dans une lettre cachetée, et envoyée, comme tro-
phée, à Séville; puis sa tète, coupée en quatre quartiers,
Ait exposée aux quatre coins du fort; enfin, une inscrip-
tion fut placée au-dessus de ces tristes restés, exprimant
que ce supplice et ce massacre n'avaient point été exercés
parce que ces victimes étaient des Français, mais des
luthériens2.
Landonnière et quelques soldats en bien petit nombre
vinrent à bout de se sauver; après des souffrances
extrêmes, ils regagnèrent leur patrie.
1 Bibliothèque Impériale, soppl. r., 211 9 tf> i%, folio 167.
3 De Thon, Hi$Unr$ universelle , tome IV, pantin.
44.
212 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Cette nouvelle fut accueillie en Espagne avec ivresse ,
et son messager fut accablé de grâces et d'honneurs.
« Le porteur de cette nouvelle a nom Florès , qui a été
reçu à grand joie; et cette cour s'en est plus réjouie que
si ce fût pour une victoire obtenue contre le Turc. Aussi
disent-ils que la Floride leur importe trop plus que Malte.
Et en récompense du massacre fait par Melendez sur nos
pauvres sujets, la Floride sera érigée en marquisat, et lui
créé marquis d'icelluy *. »
Dans sa tendresse pour la reine d'Espagne et dans son
désir de la naissance d'un héritier, Philippe II épargnait à
Elisabeth une partie de ces cruelles nouvelles, et des
débats qu'elles occasionnaient entre la France et lui. Il
fallait ménager le fruit qu'elle portait dans son sein. Le
jour même où M. de Fourquevaulx adressait au roi la
relation dont nous avons fait l'analyse, il mandait dans
une autre dépêche à Catherine de Médicis :
« Ne veux oublier que la reine votre fille m'a confessé
dernièrement qu'elle a senti deux ou trois fois le fruit
qu'elle porte, qui sera cause que La Cousture, une de ses
garde-dame, partira en bref pour en porter la nouvelle à
Vos Majestés2, »
Non content de la joie qu'il témoignait des actes de
Pierre Melendez, plus digne bourreau que bon soldat, et de
l'approbation qu'il leur donnait, le roi faisait encore for-
muler des plaintes et des reproches par le duc d'Albe à
l'ambassadeur de France. Il demanda que l'amiral de
Coligny, premier auteur de l'entreprise des Français sur
la Floride, fût puni comme perturbateur de la paix et
1 Bibliothèque Impériale, suppl.fr., ip, n° 42, page 467.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. frM ifi, folio 69 , n° 43.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 21S
cause du désordre advenu. Mais M. de Fourquevaulx, ren-
dant à sa cause le droit et la justice qui lui appartenaient,
démontrait que, plus de cent ans avant, ledit pays, en
raison de ceux qui les premiers l'avaient sinon possédé,
du moins découvert , était appelé la terre des Bretons ,
« en laquelle est compris l'endroit que les Espagnols s'at-
tribuent, lequel ils ont baptisé du nom qu'ils ont voulu l ».
Il ajoutait encore que l'inhumanité des Espagnols à
l'égard des Français « ne fut pas usée par les Turcs aux
vieux soldats qu'ils prirent à Castel-Novo, ni jamais bar-
bares usèrent de telles cruautés *. »
Lorsque la nouvelle de ce massacre impitoyable parvint
à la cour de France, le deuil fut à son comble. Entre
antres cris d'indignation et de noble colère qui furent
sinon écoutés, du moins entendus à la cour d'Espagne,
ceux de Catherine de Médicis tiennent la première place.
Dans une magnifique et curieuse lettre adressée à l'am-
bassadeur, elle se plaint amèrement non-seulement du
massacre des Français, mais encore de la fausseté des
excuses alléguées par don Francis d'Àlava; elle rétablit la
vérité des droits et des faits; elle fait comprendre que le
roi son fils, défenseur des intérêts de la France et de la
dignité de sa couronne, ne peut admettre qu'on lui rogne
les ailes, qu'on enferme sa puissance dans des limites
qu'il ne reconnaît pas, et que , si Dieu vient en aide à sa
juste cause, il saura porter le nom français aussi loin et
l'élever aussi haut que l'ont jamais élevé et porté aucun
de ses ancêtres \
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*f folio 482, n° 48.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f£, folio 482, n° 48.
3 Voir à l'appendice le n° 4 9.
214 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Malgré cette dignité et cette indignation si royales et si
françaises, Philippe II, poussé par l'orgueil du succès et
par l'avidité de la conquête , poursuivait son entreprise.
Les nombreuses affaires qu'il avait de toutes parts sur les
bras, tant contre le Turc que dans les Flandres et autres
pays soumis à sa domination , rendaient le nombre de ses
soldats insuffisant. Il en recrutait jusqu'en France, en
Auvergne surtout, et les destinait au métier de traîtres à
leur pays, par le but qu'il proposait à leurs armes.
Il les embarquait « avec des blés, des poudres, des
boulets, pour la Floride, en laquelle Pierre Melendez,
nouveau marquis d'icelle, fait fortifier quatre lieux pour
les tenir contre les François, desquels ils se tiennent
pour certains d'être assaillis, et font bruit ici que Votre
Majesté y envoie huit mille bons soldats et trente grands
navires, sans compter les autres des marchands particu-
liers1. »
L'échange de ces messages et le cours de ces événe-
ments n'empêchaient point d'autres relations plus paci-
fiques; la grossesse de la reine d'Espagne avançait heu-
reusement. « Aux enseignes que la comtesse d'Uraigna
donnait, mandait Fourquevaulx à la reine, elle promet à
Votre Majesté que madite dame porte un beau petit
prince, ce que semblablement espèrent maître Vincent,
son médecin, et Baubusse, son apothicaire3. »
Le roi Charles IX et la reine Catherine de Médicis , joi-
gnant aux procédés de la dignité ceux de la tendresse,
envoyaient alors M. de Villeroy près de Leurs Majestés
Catholiques porter leurs félicitations et offrir des sages-
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., £f&, n° 58 y folk) 206.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^fi, n° 59, folio 242.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 215
femmes françaises, sur les soins desquelles la renie
douairière se reposait davantage. Peut-être aussi sa poli-
tique, attentive aux moindres occasions et habile à en
profiter, espérait-elle tirer de l'intimité et de l'assiduité
qui accompagneraient leur mission des renseignements et
une influence utiles. Mais soit pressentiment de ce projet,
soit ménagement pour les susceptibilités espagnoles, Eli-
sabeth refusa leur envoi : « Ladite dame reine se réjouit
bien fort d'entendre le sieur de Yilleroy : sur le fait des
deux sages-femmes , elle demeura ferme qu'il ne falloit les
faire venir '. »
Le roi cependant , entretenu de cet intérêt , « voulut en
communiquer à la reine sa femme, afin de la convertir et
lui faire trouver bon que la reine sa mère les lui envoyé,
montrant, quant à lui, ne le trouver point mauvais9. »
Mais la reine connaissait trop bien la nature soupçon-
neuse du Roi Catholique, elle avait trop souffert des tour-
ments causés par la jalousie espagnole à ses dames et à
ses serviteurs.
« Finalement, cette négociation prit fin par l'audience
de la Reine Catholique , de laquelle n'a été possible obte-
nir qu'elle trouvât bon d'envoyer des sages-femmes de
France8. »
Malgré ces témoignages d'amitié réciproques, les rela-
tions politiques relatives à la Floride ne perdaient rien de
leur aigreur; sur l'injonction de Charles IX, l'ambassa-
deur de France avait demandé au Roi Catholique une
audience pour obtenir justice et réparation de ceux qui
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±f*, folio 213 à 217.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^fî, folk) 243 i 247.
3 Bilbiothèque Impériale, suppl. fr., ±fi, folio 213 i 247.
216 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
avaient malheureusement et cruellement massacré les Fran-
çais à la Floride.
« La réponse n'y satisfait en rien que de paroles, disant
avoir senti grand déplaisir des faits advenus * ; » d'autre
part on envoyait secours sur secours à Melendez.
« J'ai supplié le roi , mandait un peu plus tard M. de
Fourquevaulx, de contenter Votre Majesté touchant la
Floride , à occasion duquel massacre toute la France est
esmue d'une commune et juste douleur, désireuse de
vengeance, si Votre Majesté le vouloit consentir, et que
grand nombre de femmes et enfants sont journellement à
vos pieds, et de la royne vostre mère, requérant justice
de la mort de leurs pères et maris9. » Comme toujours,
de belles et de vaines paroles répondaient à ces plaintes.
Il avait cependant bien fallu prévenir et attrister Elisa-
beth de ces affaires; non contente des lettres qu'elle rece-
vait de France , elle exigea la communication de celles
de l'ambassadeur.
« Le propre jour où j'eus audience de la reine votre
fille, mande M. de Fourquevaulx, lui présentai votre
lettre , et voulust voir la mienne bien ébahie et déplai-
sante de voir votre juste douleur, car elle ne pensoit
point que le carnage advenu sur vos sujets dût être pris
si aigrement , et me sembla qu'il tint peu qu'elle n'en
pleurât son soûl , de crainte qu'il ne survienne quelque
altercation entre ces deux Rois :
» Je la suppliai vouloir remontrer au Roi son mari,
qu'il falloit, pour le devoir de raison, et contenter Vos
Majestés et votre royaume, faire justice des meurtriers
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ijA, n° 60, folio 249.
9 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifî, n° 403, folio 378.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 217
qui avoient excédé sa commission par un si exécrable
massacre; ce qu'elle me promit, et me conseilla, parce
que le Roi Catholique s'étoit occupé le dimanche au ser-
mon et vêpres, que j'attendisse au lundi d'avoir audience ;
ce que j'ai fait et devant qu'y aller, madite dame m'a dit
lui avoir remontré le contenu de ce que Votre Majesté lui
avoit écrit el à moi '. »
Poursuivant cette lettre ou plutôt ce long mémoire,
l'ambassadeur rend compte à Catherine de Médicis de
l'audience qu'il obtint du Roi Catholique. «Il épuisa vis-à-
vis de lui les ressources de sa raison et de l'habileté tout
ensemble ; il feignit d'ignorer si Pierre Melendez était sol-
dot ou brigand ayant accompli l'acte qui caractérise ces
derniers; il contesta même qu'en cas d'une usurpation
qu'il niait, des princes égaux, et qui ne reconnaissent
supérieurs, se crussent le pouvoir de punir les sujets l'un
de l'autre, quelque malfaiteurs qu'ils fussent, et igno-
rassent le devoir de se les renvoyer réciproquement pour
en avoir raison. Il établit que les rois chrétiens craignant
Dieu ont assez de repousser une violence et demeurer
victorieux par le plus gracieux moyen qu'il est possible. »
Il avança que pour la France '< le chemin des terres neuves
pourrait servir aux plus entreprenants et séditieux d'une
religion et d'autre, pour y aller habiter et vider le pays
qui devrait désirer que tout cerveau gaillard s'y en allât,
afin que les bons et paisibles demeurent en repos. »
La réponse du Roi fut « qu'il ne pouvoit endurer l'usur-
pation de ce pays par nation du monde, et moins par
adversaires et ennemis de sa religion; qu'il avoit su l'allée
d'une bonne force de luthériens de diverses nations,
1 Bibliothèque Impériale , suppl. fr., -if*, n° 61, folio 224.
218 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Français et autres, et leur descente en l'endroit des Indes
le plus important à sa navigation; qu'il n'avoitpu moins
faire que d'envoyer gens par delà pour les en déloger.
» Qu'ils y répandoient leurs nouvelles doctrines comme
hérétiques et y commettaient des actes impardonnables
comme pirates; qu'il n'y avoit pas lieu de penser que
pour désencombrer et décharger la France de ceux qui
la troublent et la tiennent divisée, il les veuille recevoir,
ni avoir pour voisins; qu'au reste ses ordres avoient été
outre-passés par la nécessité des circonstances, mais que
d'ailleurs, pour ce qui étoit de certains ménagements à
garder et de certaines coutumes à respecter, la conserva-
tion du royaume et des États consistait en ce qu'il falloit
aucunes fois sortir de la voie ordinaire pour repousser
une violence '. »
Celte longue et importante audience donna lieu à M. de
Fourquevaulx de se convaincre que le repos et la force
de la France portaient ombrage à l'Espagne. Le pouvoir
de l'amiral Coligny chagrinait le Roi Catholique; et la
reine Elisabeth , sinon complice , du moins interprète de
ses sentiments, avait avoué que l'on croyait M. l'amiral
« plus favorisé de Votre Majesté qu'il n'avoit jamais été,
de quoi l'on s'émerveille. »
M. de Fourquevaulx répondait à ce reproche et à cet
étonnement avec l'indépendance qui convenait au repré-
sentant d'un grand Roi, et toujours par ménagement
pour les susceptibilités du roi d'Espagne , il ne dédaignait
pas de justifier son maître*.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., Correspondance de Fourquevaulx,
passim.
2 Voir à l'appendice le n° 20.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 21$
Une conférence avec le duc d'Albe suivit, à deux jours
de distance, l'audience que Leurs Majestés Catholiques
avaient accordée à l'ambassadeur de France; la hauteur
et l'opiniâtreté de ce seigneur firent mal présager à M. de
Fourquevaulx de l'issue de cette affaire. Revenant encore
à la reine Elisabeth , qui avait tenu sa promesse d'inter-
cession, il terminait sa dépèche en mandant à Catherine
de Médicis :
« La reine votre fille m'a dit que le Roi Catholique lui
devoit écrire de Aranjuès la réponse qu'elle doit faire à
votre lettre : je crois qu'ainsi la fait-elle selon l'intention
dudit sieur Roi son mari. Il y a lieu de penser sur les
paroles de ce Roi parlant de la diversité des religions, et
ce que le duc d'Albe m'en a parlé semblablement. Je
veux dire, madame, qu'il faut aviser et prévoir à ce qui
pourrait sortir après la retraite du duc, car je pense com-
prendre qu'on a de ce côté assez de mauvaises intentions,
et un certain personnage m'a dit avoir ouï parler maintes
fois devant le président et gens principaux du conseil
royal, que n'étoit la crainte du Turc, les huguenots au-
raient mauvaise saison par l'aide des mêmes Catholiques,
et que ce Roi y employeroit toutes ses forces \ »
Jusqu'à ce que la gravité des désordres survenus en
France fit au Roi et à la reine douairière un devoir de
replier leur attention tout entière sur les affaires du
dedans, Charles IX et Catherine de Médicis furent d'une
infatigable ardeur dans la poursuite des réparations aux-
quelles la France avait droit. La négligence dont quel-
ques auteurs les ont accusés à ce sujet est une invention
toute gratuite.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±f% n° 64, folio 2*4.
220 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Le 4 2 mai \ 566 , ils adressaient à M. de Fourquevaulx
un mémoire non moins digne et non moins instant que
leur correspondance , dans lequel ils exposaient de nou-
veau les droits de la couronne, les griefs de la France
dans la question de la Floride, et les justes réparations
qui pouvaient seules faire pardonner à l'Espagne le sang
qu'elle avait répandu1. Puis, de leurs mains royales,
Charles IX et sa mère traçaient à M. de Fourquevaulx des
ordres précis sur sa conduite 9. Fidèle à sa mission, M. de
Fourquevaulx la remplit avec conscience, mais sans
succès. Les récriminations injustes et les réponses éva-
sives prenaient chez le Roi d'Espagne et dans son conseil
la place de la loyauté \
La reine d'Espagne, animée du sentiment à la fois
filial et français dont elle ne se départit jamais, nonob-
stant ses devoirs d'épouse et de reine espagnole, s'en-
tremit une fois encore dans cette discussion pour ramener
à la justice l'esprit du Roi son mari.
Elle remit sous ses yeux les plaintes de la France*
Philippe II renvoya de nouveau les réclamations, l'am-
bassadeur et le mémoire au duc d'Albe, qui, fidèle à sa
froideur et à sa fausseté , excusa sa lenteur par ses nom-
breuses affaires , et promit moins les succès de l'avenir
que l'examen du passé4. On savait par expérience où
conduisaient ces engagements.
La lenteur traditionnelle de la cour d'Espagne en toute
rencontre se déployait en cette circonstance avec encore
1 Voir à l'appendice le n° %\ .
2 Voir à l'appendice les n" 22 et 23.
3 Voir à l'appendice le n° 24.
4 Voir à l'appendice les n°* 25 et 26.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 221
plus d'affectation. Ruy Gomès, intéressé par l'ambassa-
deur aux réparations que demandait la France, parta-
geait cette politique; M. de Fourquevaulx le mandait
ainsi à Catherine de Médicis :
« Madame, je fus hier visiter le prince d'EvoIy Ruy
Gomez, lequel loge à une lieue d'ici sur le chemin du
Bosc , et lui remontrai amplement de quelle longueur on
est de répondre aux articles par moi présentés au Roi
Catholique, et la mauvaise satisfaction que Vos Majestés
ont du peu de compte qu'ils font de punir les bourreaux
qui tuèrent vos sujets à la Floride; Je priant d'en vouloir
parler vivement au Roi. Il me l'a promis, mais il dit que
l'ordonnance de cette cour est de procéder lentement en
toutes choses, et par une grande négligence ou longueur;
ce propos a été long entre nous \ »
Le duc d'Albe, tombé malade et ne pouvant pas allé-
guer ses affaires, rejetait ses délais sur ses souffrances.
« n est au lit, la goutte aux pieds depuis un nombre
de jours; j'avois envoyé vers lui ce matin mon secrétaire
pour lui ramentevoir la réponse des articles , tant de fois
requise par moi.
» Sire, il a répondu qu'il est toujours après selon les
loisirs que sa douleur lui donne d'y satisfaire *. »
Cependant, à force d'investigations consciencieuses,
il devenait prouvé qu'aux fureurs des Espagnols s'était
jointe dans le drame de la Floride l'inclémence des élé-
ments *. Cette cause d'extermination reconnue soulageait
la conscience de Philippe II et de ses agents, et devait
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±±if n° 106, folio 397.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n° \\\, folio 424.
3 Voir à l'appendice le n° 27.
222 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
rendre la France moins exigeante; la justice au nom de
laquelle parlaient Charles IX et sa mère ne pouvait pas
admettre que l'Espagne expiât les rigueurs qu'il fallait
attribuer au ciel.
Le 2 octobre 1 566 , M. de Fourquevaulx mandait au
roi dans son impartialité : « Au surplus, Sire, \in jeune
homme de la Rochelle s'est venu retirer à moi étant
échappé d'un Espagnol qui l'avoit fait prisonnier à la
Floride. J'ai fait rédiger par écrit ce qu'il raconte de la
défaite de vos sujets , et l'envoie à Votre Majesté, par où
elle verra que les Espagnols ne firent seuls le massacre,
ains la mer en engloutit sa part par faute et négligence
des chefs1. »
Toutefois, Charles IX et Catherine de Médicis conti-
nuèrent leurs instances pour obtenir une éclatante répa-
ration. Malgré la participation des vents et des flots dans
l'extermination de la flotte et de l'armée française, l'ini-
tiative du désastre appartenait à l'Espagne. Ses soldats
avaient détruit, massacré, enchaîné, tant que la force
et l'occasion avaient secondé leur haine ; les méfaits de
l'Océan envers cette troupe décimée et fugitive pou-
vaient soulager la conscience du Roi Catholique, mais ils
étaient loin de la décharger entièrement.
Philippe II cependant persévéra dans ses réponses éva-
sives, le duc d'Albe dans ses lenteurs et dans ses récri-
minations, inventées pour atténuer les exigences de la
cour de France. Si les troubles et les dangers intérieurs
qui menaçaient alors le royaume très -chrétien, si la
nécessité de l'alliance avec un voisin ambitieux et for-
1 Bibliothèque Impériale, suppl.fr., ^, n° 433, folio 470.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 223
midable, comme l'était Philippe II, ne permirent pas
d'obtenir par des voies énergiques une satisfaction si
instamment recherchée, il n'en faut point tirer un texte
d'accusations contre la cour, ni jeter un reproche de
honte sur le nom français , comme l'articule l'historien
de Thou \ Les pièces analysées ou indiquées dans ce
récit démentent efficacement un tel reproche.
En 1566, un noble et brillant seigneur, Pierre de
Mont lue, de la grande maison de Montesquiou, fils du
fameux Biaise de Montluc, maréchal de France, se crut
appelé par son indignation et son courage à tirer ven-
geance d'un acte qui demeurait jusqu'alors impuni; son
ardeur chevaleresque, mais indisciplinée, ne fit qu'ajouter
malheureusement un grief trop réel aux prétextes allé-
gués par l'Espagne. Sa bravoure et ses triomphes lui
forent comptés pour un crime, et la cour de France elle-
même, tout en admirant en lui un héros, dut le déclarer
coupable. Elle voulait satisfaction par le châtiment des
assassins , et non par des représailles exercées sur des
innocents.
Pierre de Montluc, jeune encore, mais illustre déjà
par la part qu'il avait prise aux guerres intestines de la
France, ennuyé du repos que lui faisait le rétablissement
de la paix, et indigné de l'impunité qui semblait acquise
à Melendez, résolut de venger et d'indemniser la France
de ses pertes.
Fabien de Montluc , son frère , le seigneur de Pompa-
dour, une noblesse nombreuse et choisie se réunirent
sous ses ordres ; peu leur importait le lieu où leur impa-
1 De Thou, Histoire universelle y tome IV, p. 423.
224 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
tiente ardeur dirigerait ses armes et obtiendrait ses succès.
Les côtes de Guinée, les royaumes de Mélinde et de
Mozambique offraient cependant de grands attraits à leur
ambition, et le désir d'imposer des traités de paix et de
commerce aux rois de ces pays , de soustraire la France
aux exigences et au contrôle que les Portugais, alliés de
l'Espagne avant de devenir leurs sujets, exerçaient sur
leurs relations, animait leur jeune courage. Dans le cours
de leur navigation , Madère arrêta leurs regards et leur
marche par l'avantage de sa situation, l'utilité de ses
produits et le charme de son aspect. Montluc y dépêcha
quelques-uns de ses matelots, pour demander les secours
nécessaires à sa petite flotte ; la fertilité du sol promettait
de les obtenir en abondance : ces messagers furent reçus
ou plutôt repoussés comme des ennemis.
Montluc, indigné de cet accueil, fit descendre sa petite
armée; il envahit l'île, il emporta la place; le pillage et
le massacre firent justice de toute résistance, mais
Montluc, blessé à la cuisse, mourut peu de jours après; il
fut regretté de son armée. Sa perte frappa de stérilité
son entreprise.
Si elle ajouta un incontestable honneur à celui qu'en
toute circonstance, défaite ou triomphe, les armes de la
France avaient recueilli, elle compliqua par des diffi-
cultés nouvelles les embarras interminables soulevés par
les affaires de la Floride. Charles IX poursuivait une répa-
ration, il voulait l'obtenir, l'arracher au besoin, mais
par des concessions et non par la violence. L'état du
royaume très-chrétien ne lui permettant pas cette éner-
gie, M. de Fourquevaulx lui dénonça l'inquiétude qui
agitait le Portugal et l'Espagne, l'indignation qui animait
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 225
ces deux pays * ; le roi dut blâmer et désavouer le brave
serviteur qui avait trop oublié la sagesse pour ne penser
qu'à la justice et à la gloire *.
Ces embarras nouveaux n'empêchèrent point encore le
roi de poursuivre par des voies plus dignes de sa loyauté
les réparations relatives à la Floride. Les cours de Castille
avaient été réunies. Philippe II interrompait l'assiduité
qu'il donnait aux affaires, par des retraites fréquentes
dans quelques monastères, lorsque les grandes fêtes ap-
prochaient. Mais partout le poursuivaient les instances
du roi son beau -frère, et M. de Fourquevaulx mandait
à ce prince, en date de Madrid 30 novembre 1 566 :
a Au regard, Sire, de la réponse des plaintes, je ne
l'ai encore pu avoir, ains le 18 de ce mois que j'en ai
parlé a M. le duc d'Albe , il me fit 'entendre que les dits
articles étoient presque répondus, mais ils étoient égarés,
si bien qu'ils m'en demanda une copie pour m'y repondre,
laquelle il reçut lendemain; il- est avec cette Majesté, et
je le solliciterai de sa promesse de retour qu'il soit.
» Au regard, Sire, du fait de la Madère, on n'en parle
plus depuis qu'il a été su que le capitaine Montluc l'avoit
quittée, car c'étoit toute la peur que les Portugais avoient
qu'il s'y fit fort, et les moins passionnés Espagnols sont
d'opinion que ceux de la dite lie furent cause de leur
propre mal pour avoir été les premiers aggresseurs 3. »
Le 4 janvier \ 567, M. de Fourquevaulx, toujours occupé
au nom du roi d'apaiser l'affaire de la Floride et celle de
Madère, refusait pour l'une des satisfactions, et les de-
* Voir à l'appendice le n° 28.
* Voir à l'appendice les n<* 29, 30, 31 .
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if£, n° 449, folio 59S.
45
VIE P'ÉLISABETH DE VALOIS.
mandait pour l'autre. Il adressait au roi et à la reine sa
mère divers messages.
Il annonçait au roi que, comme il arrive toujours avec
le temps, qui cicatrise tant de plaies et qui calme tant
d'orages, le trouble et l'effervescence des esprits corn*
mençaient à se calmer; il allait môme jusqu'à indiquer
que des Portugais avaient guidé Monlluc dans l'en*
treprise de Madère , et que si ceux-ci s'étaient portés à
cette extrémité inexcusable, ils y avaient été poussés
par les rigueurs du cardinal Henri , roi de Portugal, De
plus, M. de Fourquevaulx racontait au Roi Très-Chrétien
comment la Providence semblait s'être chargée de la
vengeance qu'il avait jusqu'alors vainement sollicitée,
ayant suscité les Indiens Caraïbes, qui avaient porté le
fer et le feu là où Melendez avait exercé ses cruautés;
en sorte qu'ils avaient ajouté les cendres, le sang et les
ruines aux déserts, aux sables et aux rochers qui, selon
lui, composaient ces possessions si fatales. En outre, ajou-
tait l'ambassadeur, écrivant à la reine, un certain Lu-
quois vantait une autre terre bien autrement riche et
hien autrement vaste que la Floride; encore inexplorée,
elle appartiendrait au premier occupant. Il la recomman-
dait à la conquête de la France, et M. de Fourquevaulx
l'indiquait comme un aliment aux dispositions aventu-
reuses et turbulentes de nombre d'esprits remuants \
Du reste, l'invasion de Madère, justifiée d'ailleurs en
quelque sorte par l'initiative d'agression qu'avaient prise
les Portugais» mêlés aux Espagnols, semblait devenir
opportune et providentielle par le complot qu'elle avait
1 Voir à appendice les u™ 32, 33, 34.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 227
déjoué. Sans l'alarme répandue par ce succès, les Por-
tugais devaient s'emparer des colonies françaises. Ils vou-
laient que le drapeau français non-seulement ne flottât
pas sur les côtes à la possession desquelles ils prétendaient
abusivement; mais ils interdisaient encore qu'il parût
dans les mers, sur lesquelles la hardiesse française s'était
hasardée la première. Ils osaient exiger que le Canada
lui-même , dont en 1 537 Jacques Cartier avait pris pos-
session au nom de François P% cessât d'être français; le
tout en vertu d'une équipée qu'ils nommaient une expé-
dition commise sur ces côtes par les Espagnols quelques
années plus tôt. L'appât de l'or les avait détournés d'un
pays qui ne leur avait montré que des pierres, et ils l'a-
vaient bien vite abandonné sans la marque d'aucun signe
de possession '.
Le 21 juillet 1567, Pierre Melendez, l'usurpateur de
la Floride, le meurtrier des Français, était arrivé à Ma-
drid ; des honneurs et des témoignages de confiance l'y
attendaient, au lieu des justes punitions réclamées par
la France. Pour porter jusqu'à l'excès ces distinctions
inouïes, Philippe II, songeant à aller dans les Flandres,
avait résolu de donner à Melendez le commandement de
ses galères, et de lui confier la sûreté de sa personne1.
Ce voyage ne reçut point son exécution ; mais si l'hon-
neur de conduire cette royale navigation échappa à
Melendez, il eut par compensation celui plus satisfaisant
encore pour son orgueil de retourner plus tard à la Flo-
ride, d'achever l'œuvre de la conquête qu'il avait entre-
prise d'une façon si sanglante, et de recevoir par ce non*
1 Voir à l'appendice le n° 35.
2 Voir à l'appendice les n<* 36 et 37.
45.
228 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
veau commandement la plus haute approbation des actes
dont la France demandait le châtiment l.
Tel fut l'inutile, nous ajouterons même l'ironique
> résultat des démarches de la cour de France près la cour
d'Espagne pour obtenir réparation de l'outrage reçu à la
Floride.
Ce ne fut pas un des moindres soucis ni l'un des moin-
dres chagrins de la reine Elisabeth : l'assiduité de ses
efforts en cette occasion , la dignité et la conscience des
réclamations du Roi Très-Chrétien et de la reine sa mère
ne doivent point être jugés par les résultats qu'ils obtin-
rent. Le mauvais vouloir de Philippe II, ceux plus perfides
encore du duc d'Albe, l'influence des courtisans et de
Melendez, paralysèrent toutes les démarches et annu-
lèrent le crédit de la jeune reine. L'état agité de la France,
les dangers auxquels la fermentation des protestants et
l'ambition des Guise exposaient le pays et le trône ne
permirent pas de joindre l'énergie des actes à l'énergie
du langage.
Il fallut que la vengeance, dépouillée de la sanction
du roi , mais forte seulement de sa tolérance , partit d'une
région moins élevée.
Dominique Gourgues , gentilhomme gascon , avait per-
sonnellement souffert de l'inhumanité espagnole. Soute-
nant dans une ville près de Sienne, avec trente soldats,
les efforts d'une armée, il avait été fait prisonnier, et
tandis que les siens étaient taillés en pièces, on l'avait,
par privilège, réservé pour les galères. Dirigé vers la
Sicile, il fut pris par les Turcs, de là conduit esclave à
1 Voir à l'appendice le n° 38.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 229
Rhodes , à Constantinople, et enfin racheté par Tordre de
Malte. Sa vieille et juste indignation s'accrut de la honte
qui, selon lui, revenait au nom français , grâce aux mas-
sacres impunis de la Floride. Des emprunts et la vente
de ses biens lui fournirent le moyen d'équiper trois na-
vires : cent cinquante soldats et quatre-vingts matelots
s'enrôlèrent sous ses ordres et sous ceux de Cazeneuve,
son lieutenant. .
Le 22 août \ 567 , ils firent voile vers la Floride , et dès
le début de l'année 1 568 une alliance était formée avec
les rois indigènes, les trois forts espagnols étaient pris
d'assaut, la garnison était passée au fil de l'épée, et les
soldats que l'on put faire prisonniers mouraient à la po-
tence. Par représailles de l'inscription dérisoire que
Melendez avait placée sur le lieu du supplice des soldats
français massacrés , Gourgues fit poser au-dessus de leurs
tètes qu'ils étaient exécutés non comme Espagnols, mais
comme traîtres , brigands et assassins \
Les sauvages honorèrent Gourgues et ses soldats comme
des libérateurs. Son départ leur arracha des larmes. Il
leur imposa comme devoir de reconnaissance , et ils lui
promirent par serment, de persister dans l'antique
alliance qu'ils avaient avec le roi de France.
Le 3 mai 4 568 , les héros remirent à la voile, promet-
tant leur retour avant une année, et annonçant la protec-
tion du Roi Très-Chrétien contre toute agression étrangère.
La Providence favorisa leur retour, malgré les embûches
tendues par les Espagnols.
Mais la patrie fut moins hospitalière pour les vain-
1 De Thou, Histoire universelle, tome IV, p. 427.
230 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
queurs que ne l'avait été le nouveau monde. Philippe II,
après s'être montré inexorable au sujet des justes satisfac-
tions réclamées par Charles IX, mit à prix la tête de
Gourgues : il ne fut point reçu à la cour, et peut-être à
ce premier témoignage d'ingratitude , les dangers person-
nels se seraient-ils joints , sans l'assistance du président
de Marigny, qui, l'an 4570, le cacha dans sa maison à
Rouen , et le mit sous la protection de son autorité parle-
mentaire.
Réduit à s'éloigner, Gourgues ne put se résigner à
l'oisiveté ni à l'inaction; résolu capitaine et marin expé-
rimenté il se mit au service de toutes les causes qui
pouvaient satisfaire sa haine contre le nom espagnol. La
reine d'Angleterre le rechercha pour son mérite. En 1 582,
dom Antoine l'avait nommé amiral de la flotte qu'il en-
voyait pour recouvrer le Portugal, que Philippe II avait
envahi après la mort de dom Sébastien. Ce fut en allant
prendre possession de ce commandement que de Gour-
gues mourut à Tours.
Le roi de France enfin, persuadé de son mérite et de
sa gloire, lui avait rendu non pas sa faveur, mais du
moins la sécurité.
Lors de la mort de Gourgues, Elisabeth de Valois n'é-
tait plus depuis quatorze ans déjà ; son intervention si
favorable à la France, si dévouée du moins pour elle,
alors même qu'elle était sans efficacité, avait fait place à
d'autres influences. Si nous avons franchi les bornes que
nous traçait son existence , c'est que nous avons voulu
compléter en peu de mots la biographie du vaillant soldat
qui de son temps accomplit la vengeance que les sollicita-
tions n'avaient pu obtenir, et qui, presque sous ses yeux,
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 231
rendit à la France une justice et un honneur que le cœur
de la reine d'Espagne avait toujours souhaités pour elle.
Cette longue histoire, entremêlée de drames sanglants
et de succès opposés, obtint la constante application
d'Elisabeth.
Catherine de Médicis se montra noble , patriotique et
toute Française dans les négociations auxquelles ces faite
donnèrent lieu.
A l'article Floride, la Martellière en a donné un récit
fort écourté. Il a partagé l'erreur des écrivains qui préten-
dent que le gouvernement de Charles IX ne fit rien pour
obtenir réparation des injures reçues par la France.
Comme eux , il fait disparaître entièrement l'entremise
d'Elisabeth de ces événements. Cependant les intérêts de
la France, présents à son coeur et chers à son équité,
forent aussi soutenus par ses efforts. Si son action sou-
vent apparente, plus souvent encore secrète, ne put pas
remporter un triomphe , du moins elle maintint la con-
corde entre deux puissances rivales. Elle calma par son
habileté, par ses tendresses d'épouse et de fille, par son
double amour pour l'Espagne et pour la France, des irri-
tations réciproques, toujours bien près d'arriver à l'ini-
mitié, et d'éclater en discordes.
Ange de paix par son caractère et par ses charmés ,
elle remplit en tout temps la noble mission qui lui sem-
blait échue dès sa naissance.
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.
GROSSESSE ET COUCHES DE LA REINE. — PROJET DE VOYAGE
EN FLANDRES. — SECONDE GROSSESSE.
Pour ne point interrompre le récit des événements
relatifs à la Floride, nous avons omis, pendant le cours
des années 4 566 et 4 567, les détails intimes et person-
nels relatifs à Elisabeth de Valois. Catherine de Médicis
n'avait point alors renoncé, comme elle le fit depuis par
indignation des procédés de Philippe II, à de nouvelles
alliances entre la maison de France et la maison d'Espa-
gne ; cette combinaison avait été la plus grande occupa-
tion de l'entrevue de Bayonne. Remémorant à la reine sa
fille l'importance qu'avait cette conclusion pour son ave-
nir, Catherine de Médicis, dont l'intelligence embrassait
à la fois les intérêts de la France et ceux des Valois, dont
l'activité les poursuivait sans relâche , écrivait de sa main
à M. de Fourquevaulx : elle lui dictait le langage qu'il
aurait à tenir, les démarches qu'il devrait tenter *.
Fidèle à ces instructions , M. de Fourquevaulx en pour-
suivait le succès par les raisons et avec les instances que
pouvait alléguer sa politique. La reine d'Espagne lui prê-
tait son concours : malgré l'union de leurs efforts, les
négociations n'eurent point d'issue favorable. La Franco
voulait pour le duc d'Orléans la princesse de Portugal,
sœur de Philippe II, et celle-ci n'ambitionnait rien moins
qu'une couronne.
Catherine de Médicis s'était engagée au mariage de
1 Voir à l'appendice les n°* 39 et 40.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 233
Charles IX avec la fille aînée de l'empereur d'Allemagne ;
mais telles n'étaient pas les convenances de Philippe II.
Il prétendait que Charles IX épouserait la seconde des
princesses de Bohême , la déclarant à la fois plus jeune
et plus jolie; il réservait l'aînée pour d'autres combi-
naisons.
Quant à la princesse de Portugal , elle ne voulait en-
tendre parler d'aucune union, sinon avec le Roi Très-
Chrétien lui-même , « tant elle a le cœur haut, » disait
M. de Fourquevaulx '.
Ces diverses propositions de mariage, autant celles
qu'avait caressées la France que celles qui souriaient à
l'Espagne, demeurèrent également sans résultat, comme
il a été dit déjà. Catherine de Médicis, blessée dans sa
dignité de reine et de mère , y renonça en présence des
difficultés suscitées par le Roi Catholique, et si nous
sommes revenus sur ce chapitre, c'est pour établir une
fois de plus la preuve des soins qu'Elisabeth se donnait
pour la France , et du dévouement filial avec lequel elle
servait les intérêts que lui recommandait Catherine de
Médicis.
La grossesse de la reine prenait cependant chaque jour
plus de certitude, et le roi, heureux de ces annonces de
paternité , traçait lui-même « le régime dont elle devoit
user pour conduire son fruit à bon port, et en étoit plus
aise qu'on ne sauroit dire 8. »
Le 4 février 4 566, M. de Fourquevaulx mandait encore
à la reine : « Madame, je puis annoncer à Votre Majesté
que je vis hier en ce roi tous bons signes de la grande
1 Voir à l'appendice les n°* 41 et 42.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*, n* 37, folio 455.
234 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
amitié qu'il porte à la reine sa femme, et lui user de tous
les respects et honneurs qu'il lui témoignerait s'il lui fai-
soit encore l'amour, soit en public, soit en privé, aug-
mentant son affection de plus en plus depuis cette graisse:
si bien qu'il est deux heures toutes les après-diner avec
Sa Majesté, et y couche toutes les nuits; et en toutes
occasions lui montre des semblants, desquels il n'avoit
pas usé auparavant. Dieu les veuille maintenir longue*
ment en ce contentement l'un et l'autre l. »
Catherine de Médicis, qui avait mis en Elisabeth toute
sa tendresse, tout son orgueil, et l'un des principaux
appuis de sa politique, était comblée des espérances que
lui donnait la grossesse de la Reine Catholique , et elle
répondait à M. de Fourquevaulx sur le ton de la bienveil-
lance la plus entière. Elle cheminait de Paris en Auvergne,
et, au milieu des embarras et des représentations d'un
pareil voyage, elle lui donnait le bulletin des santés de
la cour, et lui promettait les récompenses dues à sa dili-
gence et à sa fidélité; elle lui mandait de Moulins, le
13 mars 1566:
« Nous avons tous été ici assaillis d'une espèce de co-
cluche dont personne n'a été exempt. Il y a sept ou huit
jours que le roi mon fils et moi en gardons le lit et la cham-
bre ; ce n'a pas été sans quelque peu de fièvre causée par
ce catarrhe; mais, Dieu merci, nous en sommes dehors
et prêts à partir pour continuer notre voyage d'Auvergne;
je ne faudrai retourné que sera Villeroy, à faire que vous
ayez un collier de l'ordre pour être chose plus que raison-
nable et nécessaire f. »
1 Bibliothèque Impériale, suppl.fr., £15, n° 37, folio 456*
2 Bibliothèque Impériale, soppL fr., *$*, n* 56, foHo 49S.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 235
Le terme de la grossesse d'Elisabeth approchait, ses
couches devaient se faire à Ségovie; le duc d'Anjou,
envoyé par Catherine de Médicis , comptait assister à cet
événement, et la tendresse de Philippe II pour la reine
son épouse mettait tout en œuvre pour qu'il ne manquât
pas une satisfaction à ce séjour : M. de Fourquevaulx
rendait le témoignage suivant à ces dispositions :
« Si Mgr le duc d'Anjou la vient visiter durant lesdites
couches, le roi a délibéré lui quitter tout le quartier de
. son logis et se retirer en celui de la reine, pour la commo-
dité de mondit seigneur, auquel ils ont bonne envie de
faire la meilleure chaire dont Leurs Majestés pourront
s'aviser1.
» A Madrid, 5 mai 1566. »
Ce fut vers cette époque que mourut la comtesse d'Ureî-
gna. Elle mérita d'être regrettée. Les rivalités entre elle
et les dames françaises attachées au service de la reine
avaient fait place à des soins empressés pour Elisabeth.
Catherine de Médicis, après avoir été inquiète de son
dévouement, s'était rendue à l'évidence et à la sincérité
de son zèle dès que le départ des dames qui lui portaient
ombrage eut rendu l'essor à son attachement. La reine
de France, autant pour reconnaître ses services que pour
les exciter de plus en plus, lui écrivait quelquefois
« J'ai eu grand plaisir, mandait-elle dès 4560 à l'évêque
de Limoges, alors ambassadeur, que la comtesse d'Ureigna
ayt si agréablement reçu ma lettre et prenne en si bonne
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*, n° 68, folio 268.
236 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
part le lieu qu'elle a , et la bonne chaire que lui fait madite
fille. Pour l'accoutumer en meilleure volonté par bons
offices, je lui envoyé un présent qui n'est pas de grand
prix, mais c'est pour souvenance de mon amytié *. » Enfin,
en mourant, la comtesse d'Ureigna fut digne de ces pa-
roles tracées de la main de Catherine de Médicis : « La
reine ma fille a fait une grande perte en la comtesse
d'Ureigna, et m'en déplait grandement *. »
La duchesse d'Albe remplaça la comtesse d'Ureigna
près de la reine, et Sa Majesté Catholique semble n'avoir
eu qu'à se louer de ses services. M. de Fourquevaulx
mandait à ce sujet à Catherine de Médicis : « Elle fait si
honorablement son état de camérière major, cherchant
tous les moyens de service et de complaire à sa maîtresse,
que le grand et l'humble respect qu'elle lui porte contient
toutes les dames de céans en l'humilité et service qu'elles
doibvent. S'il étoit autrement, je n'en dirois point tant
de bien \ »
Une tristesse et une préoccupation plus sérieuses que
celles causées par la mort de la comtesse d'Ureigna vin-
rent agiter l'ambassadeur et la cour de France. Déjà,
durant sa maladie, la reine d'Espagne avait fait son testa-
ment. Elle avait apporté avec elle, outre sa dot, de tels,
joyaux et de si riches vêtements que ses dispositions , eiM.
cas de catastrophe, étaient d'une grande importance pour
le roi son mari et pour sa royale famille. L'tisage des
reines espagnoles était de ne point s'exposer, sous ce
rapport , aux hasards et aux surprises de la mort.
1 M. L. Paris, Négociation* sous François II, page 605.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., *±±f n° 81, folio 309.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^fi, n° 244, folk) 955.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 237
Le duc d'Albe et don Jean Manrique avaient été près
de la reine d'Espagne les conseillers de cette mesure, et
M. de Fourquevaulx, ému de cette initiative, en avait
conclu que des convoitises royales et des cupidités subal-
ternes cherchaient à s'exercer sur la succession d'Elisa-
beth. II avait même osé en entretenir cette dernière, en
lui insinuant ce qu'elle devait de reconnaissance et de
souvenir à la France. Celle-ci , sans se blesser de ce lan-
gage, et toutefois sans ouvrir davantage sa confiance,
avait répondu d'un visage serein qu'elle voulait disposer
de son àme et de son bien tandis qu'elle était encore
saine.
Pour que les intérêts de sa conscience fussent en sûreté
non moins que les devoirs de son cœur, elle avait appelé
son confesseur, et, s' enfermant avec lui seul, elle avait
rédigé cet acte important dont rien n'avait transpiré au
dehors; mais, ajoutait M. de Fourquevaulx à Catherine
de Médicis, a je crois qu'elle ne le voudra celer à Votre
Majesté; ce sujet ne la con triste nullement. » Catherine
de Médicis, au lieu d'envoyer les ordres que sollicitait
M. de Fourquevaulx, répondait en s'indignant que l'on
troublât l'esprit et le repos de la reine sa fille par de telles
préoccupations \
Il fallut cependant, pour arriver à ces fins, remplir
des formalités et se livrer à des inventaires dont M. de
Fourquevaulx rendait compte avec chagrin. Il souhaitait
que tous ceux dont l'espérance et l'avidité s'attachaient
à ces mesures ne tardassent pas à mourir. Mais la reine
conservait son calme au milieu de ces soins, et, malgré
1 Voir à l'appendice les n°* 43, 44 et 45.
238 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
l'ennui de telles sollicitudes, elle avançait heureusement
dans sa grossesse. Catherine de Médicis avait demandé à
M. de Fourquevaulx des courriers exprès pour l'informer
de ses nouvelles ; elle lui envoyait par le sieur de Saint-
Etienne un paquet « où il y a tout plein de recettes dont
elle peut avoir besoin. » Elle écrivait au médecin pour
lui dire d'exécuter ses prescriptions avec scrupule, « car
la reine ma fille s'en trouvera fort bien '. »
Ces conseils et les soins qui l'environnaient obtenaient
un plein succès. Le 5 juillet 1 566 M. de Fourquevaulx
écrivait de Ségovie : « Je puis et veux assurer Vôtres-
Majesté que la reine votre fille est en telle santé, Die»,
merci, qu'elle ne se pourroit mieux porter en sa gros —
sesse , car, étant arrivée en cette ville de Ségovie du 2 dm
présent, je n'ai failli de lui aller le lendemain faire la
révérence; il est vrai qu'elle m'a semblé un peu maigrie
depuis son partement de Madrid, et m'a dit Sa Majesté
qu'elle pense accoucher environ le 15 du mois prochain,
qui seroit anticiper le terme que le docteur Monguion lui
donnoit de devoir aller jusqu'au 25. Dieu par sa grâce
lui donne très - heureuse délivrance, de laquelle je ne
faudrai d'avertir Vos Majestés incontinent par courrier
exprès2. »
M. de Fourquevaulx tenait la cour de France au cou-
rant des moindres détails; chaque souffrance avait son
bulletin et son messager. <r La veille de Saint-Jacques,
dit-il, la reine votre fille eut quelques douleurs; tous
ceux du Bosc étoient en alarmes, pensant que ce dut être
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^-f*, n° 400, folio 367.
2 Bibliothèque Impériale, suppl, fr., ±fi, n» 85, folio 322. — Voir à
l'appendice le n° 46.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 230
son terme, et que Sa Majesté et ses médecins se fussent
trompés à la calculation du tems '. »
Ce fut une fausse alerte, et sept jours après, le 4 août
4566, M. de Fourquevaulx reprenait : « L'état de la
reine votre fille fut cause le 1 w de ce mois de faire lever
le roi son mari, pour les douleurs qui la prirent, les-
quelles ne lui donnèrent rien. Ses lits et parements, tant
pour sa personne que celle de l'enfant, sont toutes faites
et prêtes9. »
Le 4 1 du même mois, quelques accès de fièvre avaient
causé des inquiétudes au roi; et « durant l'un de ces
accès il la visita vingt fois3. »
Ailleurs, M. de Fourquevaulx disait encore :«.... Le
Roi Catholique part de demain pour Escurial... Son retour
sera brief, et ne sauroit déloger d'auprès de la reine, si
sa personne ne fût en bon état et en certain chemin
de guérison comme elle est \ » Ces preuves de la ten-
dresse du roi pour Elisabeth, multipliées jusqu'à satiété,
n'ont rien d'exagéré cependant dans leur citation, en
présence des infâmes accusations qui deux ans plus tard
devaient peser sur sa tête. Nous les rapportons sans pré-
judice des nouveaux témoignages que d'autres circon-
stances nous permettront d'y ajouter.
Le premier jour du mois d'août 1566, la reine accou-
cha d'une fille, l'infante Isabelle -Claire -Eugénie. Le roi
son père l'aima tant dans la suite, qu'il la rendit confi-
dente de ses secrets, qu'il travaillait avec elle des heures
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n° 94, folio 358.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n° 95, folio 369.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*, n° 99, folio 365.
4 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±fi, n° H2, folio 414.
240 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
entières dans son cabinet, que la nuit il se levait quel-
quefois pour lui porter une bonne nouvelle, et qu'enfin à
sa mort il voulut qu'elle lui fermât les yeux l.
Isabelle fut souveraine des Pays-Bas, puis dépouillée
de ce titre lors de la mort de l'archiduc Albert, qu'elle
avait épousé. A l'avènement de Philippe IV à la couronne,
en 1 621 , elle demeura gouvernante des États qu'elle
avait possédés. Philippe II son père avait fondé sur elle
des projets de vaste ambition ; il la destinait au trône de
France. En 1584, il voulut la substituer à Marguerite de
Valois, et la donner pour femme au roi de Navarre,
depuis Henri IV. Le prince refusa les avances de son
beau-frère, puis, insinuant par ses émissaires que l'hé-
résie excluait les Bourbons du trône, le Roi Catholique,
aux conférences de Soissons, faisait présenter sa fille
comme la plus proche héritière de Henri III, son oncle,
et les seize , abdiquant tout sentiment de Français pour
ne conserver et n'écouter que ceux de factieux et de
conspirateurs, écrivaient en 1591 à Philippe II pour le
supplier d'occuper le trône de France par lui-même ou par
la princesse sa fille. Vaincu dans ses démarches et dans
ses pratiques, le roi d'Espagne se contenta de demander
la Bretagne pour dot, alléguant que ce duché était un fief
féminin indépendant de la couronne et que n'atteignait
pas la loi salique; sa fille, suivant ce système, devait en
hériter du chef de sa mère et comme petite-fille du roi
Henri IL Pour favoriser et compléter cette combinaison,
le duc de Guise était désigné comme mari d'Isabelle; mais
le parlement, prenant le procureur général Edouard Mole
1 Ranke, L Espagne sous Charles Vt Philippe II et Philippe III,
page 1 40 et passim.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 241
pour interprète, déclara la loi salique loi fondamentale
de l'État, et le duc de Mayenne, effrayé de la puissance
et de l'élévation qu'un tel succès donnerait à son neveu ,
fil échouer ces calculs.
A l'âge de trente et un ans seulement, en 1597, l'in-
fante Isabelle avait épousé, avec dispenses, le cardinal
archiduc Albert, son cousin. Elle était par ses vertus une
princesse accomplie; par l'éducation, par la tendresse et
par la confiance que lui avait accordées le roi son père,
une princesse habile et expérimentée, digne en tout point
de la reine sa mère. Les crêpes du veuvage et les voiles
de la religion remplacèrent la pourpre qu'elle avait long-
temps portée et la couronne qui eût été si digne de son
front. Mais ils ne diminuèrent pas l'autorité qu'elle avait
exercée dans les Pays-Bas ni l'admiration qu'elle y avait
excitée; ils ne la détournèrent point des devoirs d'un
gouvernement qu'elle conserva pour le bien public jus-
qu'en 1633, année de sa mort.
Telle fut la princesse dont au mois d'août 1566 la
naissance mettait les cours de France et d'Espagne tout
à la fois en inquiétude et en joie.
M. de Fourquevaulx rendit compte au Roi Très-Chré-
tien de cet événement et des félicitations qu'il porta au
Roi Catholique. Son message était conçu en ces termes :
« Sire, je suis allé baiser les mains du Roi Catholique le
6"* de ce mois pour le féliciter de la naissance de l'in-
fante qu'il a plu à Dieu lui donner. Après autres propos,
j'ai pris congé pour aller baiser les mains de la reine, où
il m'a fait conduire, voulant aussi que je visse la fille
qu'il avoit plu à Dieu lui donner, de laquelle il est tant
aise, qu'il ne peut le dissimuler, et l'aime, à ce qu'il dit,
4G
242 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
pour le présent mieux qu'un fils. Les Espagnols la desti-
nent déjà pour femme à don Rodolphe, fils aine de l'em-
pereur. Le baptême se fera au premier jour que la reine
votre sœur se trouvera bien, et n'en sera parrain le
prince, car on dit qu'il ne le doit pour être frère, ainsi
ce sera don Johan d'Austriche avec ia princesse \ »
Catherine de Médicis ne ralentissait point les sollici-
tudes de sa tendresse.
Le 26 juillet 4566, elle écrivait de sa main à M. de
Fourquevaulx, en lui répétant les ordres que déjà elle
lui avait donnés : « Je vous prie que tous les huit jours
vous ne Cailliez de me dépêcher un paquet et l'envoyer à
Bayonne, où vous me manderez des nouvelles de la
reine ma fille jusqu'9 ce qu'elle soit relevée*. »
Et le 23 août 1 566, le bulletin suivant répondait à ces
ordres : c< Sire , la reine votre sœur a été jusques à un
doigt de la mort depuis ses couches; on l'espère mainte-
nant hors de danger : madame l'Infante votre nièce se
porte fort bien 8. »
En ce temps le roi d'Espagne pensait au voyage de
Flandre pour la pacification des provinces agitées. Le
conseil chargé d'étudier cette résolution se trouvoit fort
perplexe et confus, car, disait le sieur de Montigny :
« Si ce roi y va foible, il n'y fera rien, et s'il y va fort,
il y trouvera tout le monde en armes pour lui résister; il
ajoute librement que ceux de l'une et de l'autre religion
mourront plutôt qu'endurer l'inquisition \ »
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^11, n° *03, folio 375 à 387.
8 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±f£, n° 402, folio 375.
a Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^U, n° 405, foho 397.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ij£, n° 99, folk) 365.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 243
Le roi voulait partir seul, n'emmenant avec lui que don
Carlos , et la reine eût été nommée régente.
Ce projet s'accréditait tellement, que Catherine de
Médicis , expérimentée en fait d'autorité de ce genre,
cherchait à acquérir des certitudes sur ce prochain
avenir, et elle y joignait des conseils qui répondaient à
cette éventualité. Elle mandait confidentiellement et de
sa propre main à M. de Fourquevaulx... « Je vous prie
dire à la reine ma fille, qu'avant que le roi son mari
parte, qu'elle sache de lui ce qu'elle deviendra, et au cas
qu'il la laissât gouvernante en Espagne, dites-lui de ma
part qu'elle se montre digne de cette place et ne se laisse
mener à ceulx qui demeureront auprès d'elle; mais qu'en
faisant la maîtresse, elle fasse le service du roy son seû-
gneur , en façon qu'il lui en sache le gré et non à ceulx ou
à celles qui demeureront avecques elle l. »
M. de Fourquevaulx, obéissant à ces ordres, répon-
dait à Catherine de Médicis :
« J'ai fait voir à la reine votre fille l'escript de vostre
main pour l'instruire de ce qu'elle doibt faire demeurant
régente, si le roi son mari sort d'Espagne. Elle m'a dict
Favoir bien compris , et ne l'oubliera point, soit cette fois
ou anltre, que ladite charge lui soit donnée; et ne vous
conteray rien de nouveau de vous assurer que Sa Majesté
me semble très-digne de telle régence, car elle est douée
d'un très-bon esprit et jugement de mesme, et sçait si
bien faire la reine et la maltresse quant il le faut,
qu'autre que vous ne lui en sçauroit rien enseigner \ »
Capable de se montrer à la hauteur d'une telle mis-
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr , ifi, n° 237, folio 917.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±££, n° 344, folio 955.
46.
244 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sion, la Reine Catholique ne désirait point un pouvoir
acheté par cette responsabilité et par cette séparation;
elle sollicitait, après ses relevailles, de suivre le roi son
mari.
Pour pénétrer à ce sujet les pensées du Roi Catholique,
M. de Fourquevaulx hasardait des conseils que sa con-
viction n'accompagnait pas toujours. « Je lui ai touché
que Sa Majesté remédierait facilement en bref tems aux
désordres desdits Pays-Bas par sa présence; je le disois
en espérant qu'il me dût répondre si ou non; mais il n'en
a rien fait, et s'il m'eût dit oui , je ne sais si Votre Majesté
eût trouvé bon que je lui eusse offert de votre part le pas-
sage par votre royaume pour sa commodité, sûreté, et
abréger son chemin , sans s'exposer aux hasards de la
mer, me tenant quasi certain qu'il n'y passeroit pour
toutes les choses du monde , et pour plusieurs considéra-
tions : mais la principale par la crainte qu'il auroit que
quelque huguenot lui donnât une pistolade en trahison ,
car la reine votre sœur me l'a dit en devisant quelque-
fois dudit passage '. »
Les serviteurs imitaient en ce point de discrétion
l'exemple du maître ; M. de Fourquevaulx s'en plaignait
et mandait au roi : « J'ai bien noté ce qu'il a plu à Votre
Majesté me commander par son chiffre , et à cela n'est pas
facile à moi de satisfaire; car au conseil de guerre n'en-
troit sinon le duc d'Albe, Ruy Gomez, don Jehan Man-
rique, le prieur don Antonio, et un secrétaire d'État;
desquels on ne sauroit arracher une parole de ce qu'ils
arrêtent entre eux, et moins de ce qui est résolu par le
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n° 403, folio 377.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 245
roi ; de sorte , sire , que ce que je puis entendre de son
entreprise, c'est par les discours et propos que les cour-
tisans en tiennent, ou par conjectures, selon le jugement
qu'ils ont, ou par les paroles qui peuvent aucunes fois être
répétées de ce que les seigneurs du conseil de guerre
disent à leur dîner ou souper l . *>
De ces discussions et communications de la politique,
l'ambassadeur venait bien vite, pour la satisfaction de
Catherine de Médicis, aux nouvelles de la Reine Catho-
lique. Non content des bulletins que nous avons trans-
crits déjà sur ce sujet, le 18 août 1566, il lui adressait
un long mémoire pour satisfaire en tous points sa ten-
dresse maternelle. Les soins dont la reine était l'objet, les
sentiments de Philippe II pour elle, s'y trouvaient relatés
tout au long; les mœurs du temps et les usages du pays
prenaient à côté du bulletin leur rang naturel. Une face
inconnue, méconnue souvent, du caractère et du cœur de
Philippe II y était replacée dans son vrai jour.
A ces détails, Catherine de Médicis, dont Elisabeth
était la fille bien-aimée, s'estimait heureuse que les inté-
rêts de la France n'eussent pas desservi le bonheur de la
reine d'Espagne , que la politique n'eût point sacrifié son
existence, et que la grandeur à laquelle elle était élevée ,
grandeur si digne de son mérite et de sa naissance , ne
fût point au préjudice de son repos intime.
Ni la fatigue ni les affaires ne purent éloigner le Roi
Catholique d'Elisabeth durant ses douleurs , et il lui
prodiguait non pas seulement les soins dictés par les
intérêts d'une paternité si importante à l'Espagne, mais
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifi, n° 403, folio 384.
246 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
ceux qu'inspire une tendresse dégagée de toute autre
sollicitude.
L'histoire , souvent oublieuse d'Elisabeth, n'a tenu nul
compte des services qu'elle rendit à la France. Lors-
qu'elle Ta nommée, c'est avec une compassion profonde ,
elle en méritait moins, et avec un timide éloge, elle lui
devait mieux. Surtout sans faire de Philippe II un saint ,
un héros ou un sage, titres que nous ne prétendons point
lui décerner, il fallait lui Fendre la justice de prince
habile, de catholique convaincu , et de mari dévoué jus-
qu'à la tendresse.
Ces détails ne détruisent point les faits qui rendent son
règne terrible et quelquefois haïssable, mais l'histoire
doit la vérité sans passion , sans retranchement et sans
déguisement : il n'appartient point à ceux qui l'écrivent
de préconiser ou d'anathématiser les faits et les hommes,
sans relever le mal qui souvent se mêle au bien, sans
relever le bien qui parfois se joint au mal '.
Le baptême de la jeune infante suivit de près sa nais-
sance , et fut une occasion de joie et de splendeur qui
témoignèrent hautement la tendresse de Philippe II pour
Elisabeth. Les craintes conçues pour sa santé et pour sa
fécondité avaient disparu, et le roi se consolait aisément
d'avoir reçu d'elle une princesse, comptant bien obtenir
chaque année de son amour, soit un fils, soit une fille
comme héritiers du trône.
On faisait peu de fond sur don Carlos. Sa difformité,
son caractère , et plus que ces conditions encore , sa débile
santé r éloignaient de la couronne. Les princes de Bohême,
1 Voir à l'appendice les n* 47 et 4S.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 247
ses jeunes cousins, semblaient plutôt les héritiers pro-
bables. Le roi les élevait dans cette éventualité , et le
peuple, comme la cour, les regardait respectueusement
dans cette attente. Mais on espérait désormais de la reine
Elisabeth des successeurs plus directs '.
A ces détails longuement et consciencieusement don-
nés, l'ambassadeur ajoutait que par un nouveau revire-
ment de projets, on avait choisi don Carlos pour parrain
de sa sœur, et que si don Juan d'Autriche avait soutenu
l'enfant au lieu de don Carlos, comme son titre l'y auto-
risait, c'est que le prince n'a force sinon en ses dents, et
puis encore il expliquait ainsi les noms de la jeune infante :
a La reine me déclara l'occasion pourquoi l'infante
sa fille avoit eu trois noms afin que je le fisse entendre
à Votre Majesté. Le premier qui est Isabelle , c'est en
mémoire de la reine dona Isabelle, mère de la mère de
l'Empereur Charles, et pour l'impératrice d'aujourd'hui.
Touchant à Claire, c'était pour avoir enfanté au jour de
sainte Claire, et le troisième Eugénie. Ladite dame fut le
quatorze de novembre à un village nommé Sétaffé , dis-
tant deux lieues de Madrid , voir passer le corps de sainte
Eugénie, auquel elle voua de faire porter son nom au pre-
mier fruit que Dieu lui donneroit, et le requérant d'y faire
prière à Dieu tellement qu'elle pense avoir conçu cette
infante la nuit suivante, car elle fut de retour vers le roi
son mari *. »
La santé de la Reine Catholique subit cependant des
alternatives de bien et de mal qui rendaient M. de Four-
quevaulx plus empressé que jamais dans ses rapports.
1 Voir à l'appendice le n° 49.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., n° 408, folio 403.
248 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Il donnait à la reine douairière les détails les plus
circonstanciés , tant de ses souffrances que de ses remèdes.
Le docteur Montguyon redoublait ses sollicitudes auprès
d'Elisabeth et l'assiduité de ses bulletins auprès de Cathe-
rine de Médicis. Le succès couronna tant de soins, et l'on
put revenir à l'espérance, un instant affaiblie, que bientôt
une grossesse nouvelle comblerait les vœux, des deux
peuples et des deux cours *.
La reine étant ainsi rétablie, on parla plus que jamais
du voyage du Roi Catholique eu Flandre; il ne s'y résol-
vait qu'à grand'peine, sa politique aimant mieux com-
battre de loin que de près les difficultés que rencontraient
ses volontés. La reine , d'après le conseil de M. de Four-
quevaulx et les inspirations de la cour de France, n'avait
pas cessé de travailler et d'insister même durant ses cou-
ches, et lorsque la grossesse paroissoit bien acheminée,
pour être du voyage aussitôt après son rétablissement.
« Vraiment, disait-elle, je serois trop marrie de demeurer
par deçà après lui; je ferai ce qui sera en moi qu'il ne
m'y laisse point. »
Puis l'ambassadeur insistait pour lui persuader de
supplier le roi de la laisser « passer par France , tant pour
fuir lés périls et ennuis de la mer que pour sa commo-
dité, et surtout afin de voir Vos Majestés, car faisant son
chemin par terre et Sa Majesté Catholique passant par
Savove et la Franche-Comté , elle lui sera au-devant en
Bourgogne, là où se pourrait moyenner un grand bien
pour la chrétienté, et très-utile à celui de leurs royaumes,
mais plus encore pour l'augmentation de l'amitié et union
1 Voir à l'appendice les n05 50, 54, 51, 53.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 249
d'eux tous, par un abouchement qui semblerait être fait
à l'improviste , lequel toutesfois fût concerté de bonne
heure le plus secrètement qu'il seroit possible '. »
Catherine de Médicis ne désirait pas moins passionné-
ment qu'Elisabeth cette nouvelle entrevue; elle écrivait
de sa main à M. de Fourquevaulx : « Quant au passage
de la reine ma fille, si elle vous en parle, dites-lui que
vous savez qu'outre le plaisir que ce nous sera de la
voir, qu'aussi nous désirons la gratifier en tout; mais que
pour être chose de quoi vous ne nous avez jamais rien
mandé, vous ne pensez qu'elle dût arriver; que vous la
priez ne trouver étrange , si avant lui en rien répondre
vous nous en voulez avertir pour savoir nos volontés f . »
Philippe II , suivant en ce point les irrésolutions de sa
nature incertaine , ou les instincts de son caractère mys-
térieux, donnait des réponses soit évasives, soit contra-
dictoires, qui tenaient l'ambassadeur et la cour de France
en suspens s.
Là ne se bornaient point les sollicitudes de Catherine
de Médicis et de Charles IX; soit aigreur de caractère,
effet de la maladie dont il était atteint, ou plutôt résultat
des ordres reçus, l'ambassadeur d'Espagne à la cour de
France exprimait des mécontentements et des mauvais
vouloirs que l'on ne savait pas s'expliquer. Le roi et la
reine douairière s'en plaignaient à M. de Fourquevaulx ,
joignant à leurs déplaisirs l'ordre de les témoigner au
Roi et à la Reine Catholiques, pour qu'ils missent fin à
l'ambassade de don Francis d' Alava , ou du moins à ses
i Bibliothèque Impériale, suppl. fr.t ±fi, n° 488, folio 403.
* Bibliothèque Impériale; suppl. fr., ^p, n° 438, folio 488.
* Voir à l'appendice le n° 54.
250 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
procédés1. De plus, un certain docteur, factotum de
l'ambassadeur, était passé secrètement de France dans les
Flandres, était revenu de Flandre en France, le tout
pour des motifs mystérieux, mais dont il était aisé de
deviner l'importance. Au langage acerbe et à l'attitude
hostile du docteur et de l'ambassadeur, on pouvait juger
qu'ils concertaient de méchants projets.
Ils se plaignaient du roi de France comme du pire
ennemi qu'eût le roi d'Espagne : il fallait éclaircir leurs
intentions et leur mission , dénoncer les faits à la reine
Elisabeth , et protester d'une amitié pour le Roi Catho-
lique, dont elle devait le persuader autant qu'elle-même
en était convaincue.
Le voyage du docteur, qui donnait tant d'inquiétude à
la cour de France, ne tardait pas à s'expliquer d'une
façon moins redoutable que ne le donnaient à penser
tous ces pressentiments. M. de Fourquevaulx assurait le
roi et la reine douairière que ce docteur, nommé Lambège,
se louait de leur accueil ; sa mission avait eu surtout les
Flandres pour objet. Il avouait qu'il avait bien dénoncé
certaines tendances et même certaines pratiques de la
cour de France pour s'unir avec les ennemis de l'Es-
pagne, mais il saurait bien répondre à ces accusations,
et la reine Elisabeth, surtout, avait la science, le talent,
le zèle et le crédit nécessaires pour détruire l'effet de
telles allégations 8.
A ces soucis de la politique se joignaient pour Elisa-
beth des embarras intérieurs. Elle était arrivée de Frnee
en Espagne , magnifiquement pourvue de vêtements et
1 Voir à l'appendice les n°» 55 et 56.
2 Voir à l'appendice les n°» 57 et 58.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 251
de bijoux, comme il convenait au sang dont elle était
issue, à celui auquel elle allait s'unir, au trône dont elle
descendait, et à celui sur lequel elle allait s'asseoir. Cette
richesse avait été longuement entretenue par le roi son
époux.
Brantôme, à son retour d'Afrique, l'avait été visiter
en 4564; il avait été chargé par Elisabeth de témoigner
à la reine sa mère tout son désir de la revoir et aussi la
Fiance : peut-être ce langage de sa tendresse avait-il
contribué autant que les besoins de la politique à la
mémorable entrevue de Bayonne.
Ébloui de la magnificence de la Reine Catholique, et
tout aussi touché de la bienveillance de son accueil,
Brantôme écrivait d'Elisabeth : « Elle ne porte jamais une
robe deux fois, et puis les donnoit à ses femmes et à ses
filles, et Dieu sait quelles robes, si riches et si superbes,
que la moindre étoit de trois à quatre cents écus. »
Pour des causes que nous n'expliquerons pas, puisque
l'ambassadeur lui-même les a cachées, cette magnificence
royale avait fait place au désordre et à la pénurie. Le
5 janvier 4567, M. de Fourquevaulx le confiait à la
reine mère :
« Madame ,
* Pajouteray seulement ces deux paroles par cette
lettre à la mienne d'hier, comment la reine votre fille
#«tt trouvée un peu fâchée de la migraine à cause du
qu'elle a pris en oyant la messe de minuit à Noël;
elle se porte maintenant si bien qu'il est impossible
de mieux; je crois qu'elle vous écrit bien au long de ses
nouvelles; il faudra qu'il m'échappe un jour de vous
252 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
écrire, madame , le peu d'ordre qu'on donne à la secourir
de ce qui lui est nécessaire pour la dépense de son hôtel,
gages de ses domestiques, et jusqu'aux habillements de
sa personne, car c'est une honte trop grande comme Ton
s'en passe légèrement; mais j'attendrai encore à voir si
le roi son mari donnera quelque bonne provision là-
dessus.
» Il sera votre bon plaisir de me faire renvoyer les
sieurs de Lagnian et Montmorin, avec ce qui me fait
besoin pour continuer le service de Vos Majestés, à mon
devoir et à votre satisfaction '. »
Toutefois, des consolations se joignaient à ces ennuis,
la reine redevenant grosse : « Ne veux faillir, madame, à
vous donner cette bonne nouvelle que Sadite Majesté ne
peut nier d'être grosse, et c'est depuis "10 de janvier;
Dieu lui donne heureuse délivrance , que ce soit un beau
prince ! Chacun a opinion que cela la retiendra en Espa-
gne si le roi son mari passe en Italie , qui serait à elle un
merveilleux régent , bien se tient-elle assurée de la pro-
messe dudit sieur roi qu'il ne la laissera point*. »
Le 13 février 1567, l'ambassadeur confirmait cette
nouvelle au Roi Très-Chrétien : « Sire, j'ai écrit à Vos
Majestés que la reine est grosse , et cela est certain, car
encore hier Sa Majesté m'en a assuré , et se doute que ce
soit une fille \ » Bien des intérêts étaient tenus en sus-
pens par cette grossesse de la reine , et la naissance d'un
fils aurait amené de grands changements dans les projets
et dans les promesses du roi; tout tombait en souffrance,
1 Bibliothèque Impériale, supp'. fr., ifi, n° 463, folio 607.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., i&i, n° 470, folio 646.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., i|Af n° 453, folio 649.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS, 253
dans l'incertitude et dans l'attente de cet événement. Le
mariage de don Carlos avec la princesse Anne sa cousine,
fille aînée de l'Empereur, n'obtenait pas sa conclusion;
elle avait seize ans accomplis , et malgré les instances de
la cour impériale, elle ne recevait que de bonnes paroles
et de magnifiques présents : si la Reine Catholique accou-
chait d'un prince, on conjecturait « que ce mariage était en
danger de tremper quelques saisons h fiançailles. » Le roi
était mal satisfait de don Carlos. « Il voit bien qu'il veut
se dérober de luy , car il est après amasser des escuts , et
naguère il vouloit que Ruy Gomez lui en fît prester
200 mille sans le sçeu de son père, dont il a été décou-
vert, et Ruy Gomez bien avant en sa disgrâce; et craint
cette Majesté qu'il s'en aille en Portugal ou ailleurs : à
occasion de quoi et d'autres jeunesses que son fils fait, il
en sent grand ennui en son cœur.
» En outre , madame , ce roi prévoit que si une fois
ledict prince aura épousé femme , ce sera estre toutes les
heures du jour en querelle pour de l'argent , de façon que
pour \ 00 mille escuts qu'il a maintenant par an pour son
État, il en voudra lors trois fois et quatre autant, et
demandera Milan , Naples ou Flandre pour son entreten-
nement, car son père n'est pas d'âge ni de complexion
pour lui céder de longtemps sa couronne ; et il seroit à
craindre que ledict prince, selon le discours qu'on faict de
ses déportements, ne soit homme pour remuer un jour
quelque ménage, veu que c'est un esprit inquiet, bizarre,
et encore très-mal satisfait de son père '. »
La nouvelle grossesse de la Reine Catholique rendait
1 Bibliothèque Impériale , suppl. fr., ifi, n° 244 , folios 994 , 963 et 964.
Foorquevaulx à Catherine de Médicis.
254 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
incertain l'avenir de toutes les princesses, la succession
de tons les trônes, les alliances de tontes les maisons
souveraines, la réalisation de tous les engagements, et
presque l'avenir de l'Europe entière.
Indépendamment de ces appréciations personnelles,
M. de Fourquevaulx retirait des lumières nouvelles de ses
entretiens avec les ministres de Philippe II. On réclamait
sa patience pour la conclusion des arrangements les pins
importants jusqu'au terme de cette grossesse, qui pouvait
apporter non-seulement à l'Espagne, mais encore à la
France, tant d'avantages nouveaux. Elisabeth portait
dans son sein les destinées de l'univers. Ruy Gomez
demandait de laisser venir les couches et la délivrance
de la Reine Catholique !. Au milieu de ces embarras, de
ces incertitudes, de ces espérances de maternité nou-
velle, l'expédition de Flandre s'organisait; on demandait
au Roi Très-Chrétien le passage des troupes espagnoles
et des vivres pour ces troupes; mais la disette régnait eo
France, et Charles IX, plus sensible à la détresse de ses
peuples que touché des besoins de ses alliés , refusait ce
secours, disant que « la stérilité étoit si grande, qu'à
peine il y en a pour sustenter et vivre ceux du pays, el
que, le faisant, c'étoit mettre le feu et le glaive en France
plus fort et plus cruel qu'il n'y ait jamais été*. »
Philippe II tournait alors ses yeux du côté de la mer,
de l'Italie et de l'Autriche. M. de Fourquevaulx cherchait
à pénétrer la reine sur les projets du Roi Catholique; elle
lui disait que le roi son mari l'avait assurée de nouveau
qu'il la mènerait avec lui, quelque part qu'il aille, que
1 Voir à l'appendice le n° 59.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr. ifi, n° 488, folio 706.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 255
ce serait sans doute sur une grande galère octirenne faite
exprès à Barcelone pour leur passage; elle ajoutait que
sa grossesse ne présenterait pas le moindre inconvénient
à ee projet, car on irait avec le beau temps, et terre à
terre, descendant à Gênes et passant à Milan, où elle
ferait ses couches; il n'était pas question de traverser la
France , comme le demandait la reine douairière, la mer
devant rendre le transport plus doux.
On alléguait pour exemple que l'impératrice sœur du
roi était près d'accoucher de don Rodolphe, son fils
aine , quand elle s'embarqua pour l'Italie ; elle n'accou-
cha point sur mer, mais ce fut bientôt après sa descente
à terre.
En résumé, mandait Fourquevaulx à Catherine de
Médicis, « la reine votre fille ne craint nul danger, elle
n'aspire qu'à la compagnie du roi son mari \ »
Après ce compte rendu des dispositions de la reine,
l'ambassadeur fut sonder le duc d'Albe sur le même
sujet; il le pressa de telle sorte de lui dire la vérité sur
son voyage, qu'il lui confia avec un serment solennel
qu'il allait en Flandre foire aux rebelles du roi son maître
tout le mal qui était en sa puissance; Sa Majesté devait
partir en juin , s'embarquer à Barcelone , et avec lui la
reine. Us descendraient à Gènes, iraient à Milan, ren-
contreraient le pape en un lieu quelconque de la Lom-
bardie, et passeraient par Trente pour entrevoir l'empe-
reur et l'impératrice à Inspruck; de là par la Bavière
« ils descendraient aux Pays-Bas, accompagnés des forces
que l'empereur baillerait au roi selon son besoin. De
1 Bibliothèque Impériale, suppl. frM *f*, n« 490, folio 746.
256 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
plus, le duc assurait que l'intention et affection de
Majesté Catholique envers Leurs Majestés Très -Chré-
tiennes ne pourraient être plus saintes ni meilleures, e*
que les princes français a voient très -grande occasiom
d'aimer le roi, car, disait-il , il vous aime de tout son cœur_
il seroit impossible de plus l . »
La grossesse de la reine d'Espagne était d'un grand
poids dans la balance des destinées de don Carlos; le
voyage du roi et sa rencontre avec l'empereur devaient
donner occasion à de graves déterminations à ce sujet.
oc Les Majestés Impériales et Catholiques, mandait M. de
Fourquevaulx , donneront ordre à leurs faits particuliers
et à ce qui pourrait succéder de l'enfantement de la Reine
Catholique au dommage et au préjudice du prince d'Es-
pagne, car, pour ce qu'il est un peu désobéissant à son
père, l'on veut cependant, au moyen de cette suspen-
sion , attendre si ladite dame portera fils ou fille, et selon
cela prendra nouvelles délibérations et desseins, à cause
du peu de fiance et sûreté que ce roi a jusqu'à présent
de la capacité et suffisance du prince son fils, pour le
devoir laisser roi et héritier de tant d'États, et là-dessus
sont attendant pour voir ce qui en sortira : de toutes les-
quelles choses Vanegues porte instructions pour en com-
muniquer et traiter avec l'empereur8. »
Poursuivant les projets et les relations du prochain
voyage, M. de Fourquevaulx ajoutait : « Madame la
princesse d'Espagne demeurera régente si les Roi et
Reine Catholiques en sortent. Laquelle sortie n'est pas
tenue fort certaine de beaucoup de gens, et pensent que
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., 2±i} n° 497, folio 756.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 257
leur passage sera par la mer du Ponent après l'hiver;
toutes fois, le duc d'Albe et le prince d'Eboli disent que
ce sera Tannée présente , et par Barcelone à Gênes,
comme j'ai déjà écrit ' . »
Pendant que ces choses se passaient et se traitaient au
sujet du voyage des souverains et de leur rencontre,
Catherine de Médicis, non moins préoccupée des intérêts
privés de sa fille que des grandes questions de la poli-
tique, pénétrait dans son intérieur le plus secret; elle y
Causait arriver ses conseils, et, avec le succès que facilitait
sa position , elle cherchait à conquérir le cœur des dames
espagnoles attachées à la Reine Catholique, et à lui assu-
rer leurs soins.
La duchesse d'Albe, on l'a vu, avait remplacé près
d'elle la comtesse d'Ureigna; M. de Fourquevaulx, con-
naissant l'influence d'une grâce royale sur l'esprit des
courtisans, avait engagé la reine à écrire à cette dame, à
lui confier avec abandon ses intérêts maternels , à mettre
sous sa protection et sous sa surveillance une santé si
chère, à l'instruire de ces moyens repoussés par la mé-
decine espagnole en temps de grossesse, et cependant si
nécessaires à la conservation du fruit. M. de Fourque-
vaulx, dans son dévouement, ne négligeait aucun détail,
et la reine, dans sa tendresse, n'oubliait aucun conseil.
Elle écrivit à la duchesse d'Albe, et, de plus, elle confia
au jeune de Laubépine, envoyé vers l'ambassadeur, un
mémoire dans lequel ses recommandations et ses sollici-
tudes s'exprimaient de nouveau*.
Malgré ces soucis et ces négociations, la question de la
1 Voir à l'appendice le n° 60.
2 Voir à l'appendice les n°» 61 et 62.
47
258 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Floride ne tombait pas dans l'oubli : si Ton ne pouvait
obtenir vengeance complète du massacre, du moins on
poursuivait quelques réparations partielles sans se laisser
décourager par la tiédeur du roi et les refus de ses minis-
tres. De loin en loin plusieurs prisonniers avaient été
remis en liberté. La Reine Catholique intercédait effica-
cement pour eux. « Je l'ai fort exhortée et suppliée de
remontrer au roi son mary la piété des pauvres forçats
français, et l'injure qu'il fait à sa foi obligée par le traicté
de paix. Elle m'a promis d'y faire tout le plus chaud
office qu'elle sçaura, afin que ceci s'achève '. »
Enfin le 21 mai 4 567, M. de Fourquevaulx écrivait au
roi : « Sire , je ne veux faillir de vous avertir que le roi
votre frère m'a accordé la liberté de huit François qui
furent amenez de la Havane prisonniers à Se ville, où ils
ont été détenus bien longuement; mais ceux des galères
sont en danger d'y demeurer s'il ne se trouve exprès
homme à Gênes pour ramentrevoir à M. le duc d'Albe le
commandement que lui a fait cette Majesté de les déli-
vrer; ce que je lui rafraîchirai à son retour d'Escnrial \ »
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±ii, n° 24* , folio 937 à 938.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., i^, n° «06, folio 780.
CHAPITRE VINGTIÈME,
PROJETS D'UN VOYAGE EN FLANDRES.
— INTRIGUES POUR LE MARIAGE DE CHARLES IX. —
DON CARLOS ESPÈRE ACCOMPAGNER LE ROI SON PÈRE DANS LES PATS-BAS.
— DEMANDES NOUVELLES DE LA DÉLIVRANCE
DES PRISONNIERS FRANÇAIS. — COUCHES DE LA REINE.
En cette année 4 567, le roi Charles IX, régnant depuis
sept ans bientôt, avait presque dix-sept ans. Depuis long-
temps déjà son mariage faisait l'objet de l'ambition de la
reine sa mère, de ses désirs personnels, des efforts d'Eli-
sabeth, sa sœur, de l'inquiétude de Philippe II, son
beau-frère.
De cette union devait résulter ou l'affaiblissement on
raffermissement de la puissance française; les Guise
avaient voulu rétablir leur influence en lui faisant épou
ser la veuve de François H. Catherine de Médicis, jalouse
de son crédit et craignant de le voir disparaître encore
devant celui de cette ambitieuse maison, avait mis tout
en œuvre pour éloigner du trône et de la France même
une belle-fille qui lui faisait ombrage.
Enfin, avant d'aboutir en 1 570 au mariage qu'il devait
contracter avec Elisabeth, fille de l'empereur Maximi-
lien II, Charles IX avait vu les souverains étrangers se
disputer son alliance et les factions intérieures attaquer
sa couronne.
Sous prétexte d'amitié de frère et de zèle pour servir
ses intérêts et son bonheur, Philippe II était des plus
actifs en cette négociation. Il savait que l'Allemagne atti-
rait les justes désirs de la France; sa politique mettait
47.
260 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
tout en œuvre pour déjouer cette heureuse combinaison;
il obtenait pour l'infant don Carlos sa nièce, fille aînée de
l'empereur, et « par avance il lui faisoit dresser état et
maison comme à princesse d'Espagne , pour commencer
à montrer qu'on la tienne par deçà comme telle !. »
Quant à la seconde des princesses, celle que recher-
chait Charles IX, et dont l'alliance le rendit une deuxième
fois beau-frère de Philippe II, ce prince intriguait pour
qu'elle ne fût point accordée à ses vœux, et pour que,
faute d'autre parti, le Roi Très -Chrétien fût réduit à
épouser sa sœur, veuve de l'infant de Portugal. M. de
Fourquevaulx dénonçait à la reine ces manœuvres dans
les termes suivants : a .... Au regard de la seconde, il
n'y a rien plus vrai que ce roi et la princesse sa sœur
ont fait et font leur pouvoir de la marier en Portugal,
pour parvenir à l'intention et fin que j'ai quelques fois
écrites à Votre Majesté, c'est que le roi et vous, ma-
dame, soyez contraints, à faute d'autre grand et conve-
nable parti, de demander cette princesse de Portugal,
car elle semble aux Espagnols être encore assez jeune
pour porter une douzaine d'enfants*. »
La reine répondait à ces avis : « J'ay bien considéré ce
que vous m'écrivez sur le fait du Portugal, et sais bien
que c'est le but de ceux de delà; mais si l'on considère ce
que porte un article du mémoire dudit Laubépine, on
connaîtra que c'est temps perdu de s'y attendre, car le
Roi mon fils veut une femme et non pas une seconde
mère, en ayant assez d'une s. »
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^fî, n°243, folio 808.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n° 213, folio 808.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -*f£, n° 248, folio 849.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 261
Le Roi .Catholique n'en poursuivait pas moins ses
efforts, et M. de Fourquevaulx n'était pas moins infati-
gable à exposer ses pratiques à la cour de France; les
messagers allaient et venaient de Paris à Madrid, et la
reine d'Espagne cherchait à assurer et le secret et le
succès de leur mission; elle leur accordait un accueil
bienveillant et un secours efficace.
Sachant par le sieur de Fourquevaulx l'arrivée du
sieur de Laubépine, elle le manda « venir vers elle, re-
mettant sur soi que le roi son mari prendroit en bonne
part qu'ils lui fussent allés porter les lettres du roi et
de la reine et de leurs nouvelles , sans attendre le retour
dudit roi d'Espagne1. »
L'ambassadeur, que ne décourageaient point les tergi-
versations royales, croyait de son devoir non-seulement
d'entretenir ses maîtres des dispositions générales de Phi-
lippe II pour leurs intérêts , mais encore de les mettre au
courant du projet et de l'humeur de chaque jour; ils
n'étaient pas souvent ceux de la veille et guère plus ceux.
du lendemain. Les pensées de voyage en Flandre, les
préliminaires du départ, les intentions de régence, les
procédés vis-à-vis de don Carlos variaient comme les
circonstances, comme les rumeurs publiques, et plus
qu'elles encore.
Le 30 juin 1567, le voyage tant de fois projeté, puis
abandonné, était préparé de nouveau. Don Carlos devait
en être, moins pour Futilité de sa présence, moins pour
la satisfaction de son père , qu'à cause du danger qu'il y
avait à le laisser en Espagne, et du beau jeu que donne-
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^p, n° 24 8 , folio 825.
262 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
raient à son ambition son indépendance et son titre d'hé-
ritier du trône. Les princes de Bohême accompagneraient
aussi le roi; mais tous, en des navires séparés, à cause
du péril des naufrages, et pour que la fortune de l'Es-
pagne ne fût pas toute exposée aux mêmes coups de
vent, aux chocs des mêmes écueils. La reine Elisabeth,
dont la tendresse conjugale l'emportait de beaucoup sur
l'amour du pouvoir, avait obtenu du Roi de n'être point
régente, mais de le rejoindre en Flandre, et après ses
couches elle devait le suivre soit par la mer, soit par la
France, à son choix.
Jeanne de Portugal , sœur de Philippe II, qui pendant
une première absence du roi avait déjà exercé l'autorité
souveraine, devait demeurer à Madrid, et libre alors de
toute rivalité de famille, elle serait gouvernante de l'Es-
pagne, et montrerait à l'univers combien elle était digne,
par son intelligence autant que par ses vertus, de la cou-
ronne de France et de la main de Charles IX, auxquelles
prétendait son ambition, et que recherchait pour elle la
politique du Roi son frère '.
Les messages inquiets de Catherine de Médicis se croi-
saient avec ceux de l'ambassadeur, chacun de ses doutes
s'exprimait par une question intelligente, chacune de ses
volontés trouvait une parole énergique , chacune de ses
satisfactions savait employer ces formes laudatives qui,
venues du pouvoir, et surtout du pouvoir souverain,
sont une si facile récompense et un si puissant encou-
ragement. La venue de la reine d'Espagne touchait sur-
tout son cœur, mais il y avoit peu de lumières sur ce
1 Voir à l'appendice le n° 63.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 263
sujet, le voyage de Flandre était, selon elle, de si peu
d'importance, qu'elle n'osait pas se flatter d'une telle
occasion de voir sa fille bien-aimée; en tout cas, il fallait
Féclaircir sur ce sujet et la tenir au courant non-seule-
ment des projets, mais encore des rumeurs1.
Malgré les nombreux et dispendieux préparatifs que
Philippe II faisait pour son voyage des Flandres; malgré
les dispositions si précises et si prudentes qu'il avait
prises pour son trajet et pour son absence, il n'en demeu-
rait pas moins l'objet de ses irrésolutions et des commen-
taires du public.
M. de Fourquevaulx, pour obtenir cette lumière dont
Catherine de Médicis était si avide, s'adressait successi-
vement aux ambassadeurs ses collègues, à Ruy Gomez,
à la reine d'Espagne elle-même. Les ambassadeurs parta-
geaient son ignorance; Ruy Gomez savait-il pénétrer les
secrètes pensées du roi? Quant à la reine, interrogée par
deux fois, elle répondait que bien habile serait celui qui
connaîtrait l'avenir, mais que toutefois il était certain
que rien ne manquait aux préparatifs du départ. Ruy
Gomez, auprès duquel Fourquevaulx revenait à la charge,
disait alors quels étaient les seigneurs, quels étaient les
officiers, les gens et les meubles indiqués pour suivre le
roi; au nombre des premiers figuraient même des évo-
ques qui eussent préféré à ces honneurs le repos de leurs
diocèses et le travail selon leur vocation; mais avec un
roi tel que Philippe II il s'agissait peu de convenances
intimes et de préférences particulières; sa conscience à
diriger et sa politique à aider lui semblaient avoir plus
1 Voir à l'appendice le n° 64.
264 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
d'importance que le gouvernement de tous les diocèses
du monde.
L'évêque de Cuença en savait quelque chose aux dé-
pens de sa tranquillité; il devait être du voyage de Flan-
dre, malgré ses réclamations.
Douze cent soixante-quinze mille écus avaient été déjà
dépensés pour tant de préparatifs; mais cependant avec
l'esprit du roi, ces énormes frais n'étaient point une
preuve; ils pouvaient être seulement un jeu ruineux et
couvrir une dissimulation habile; personne n'aurait été
assez osé et assez téméraire , même en présence de pa-
reilles démonstrations, pour jurer sur sa tête que le
voyage de Flandre allait s'accomplir.
L'attention de Catherine de Médicis et les efforts de
M. de Fourquevaulx n'étaient cependant pas uniquement
absorbés par ces intérêts. Le sort des forçats ramenés de
la Floride trouvait toujours sa place dans leurs empresse-
ments. Le duc d'Albe et les généraux des galères conti-
nuaient leur mauvais vouloir à ce sujet. Le roi accordait
des audiences à l'ambassadeur, celui-ci s'exprimait avec
sa loyauté de soldat et sa prudence de diplomate; Phi-
lippe II demandait des notes; la reine les appuyait et ne
cessait de faire bon office en faveur de ces malheureux;
et puis tout finissait par de nouveaux ordres du roi, de
nouveaux délais de ses ministres; quelques délivrances
partielles et comme à regret; on n'avouait pas, mais on
sentait le besoin que le roi avait de ces captifs pour le
service de ses galères; et l'intérêt dominant toute justice,
on apportait d'interminables délais à ce grand acte
d'équité '.
1 Voir à l'appendice le n° 65.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 265
Durant ces négociations, l'infant don Carlos rêvait au
mariage qu'il devait contracter. Sa passion pour la reine
Elisabeth sa belle-mère n'était pas d'une nature qui s'op-
posât à ses désirs et à ces liens : il avait accepté ce dé-
dommagement et ce remplacement de l'incomparable
princesse que son père lui avait ravie. Maximilien II, roi
des Romains, empereur d'Allemagne, cousin germain de
Philippe II, puis son beau-frère par son mariage avec
Marie , fille de Charles-Quint, et enfin son beau-père par
suite des catastrophes qui amenèrent des combinaisons
nouvelles, promettait alors à l'infant sa fille Anne, qu'une
antre main devait, en 1570, faire asseoir sur le trône
d'Espagne; il se croyait à bon droit si certain du mariage
dont il était question pour lui, que ses ambassadeurs
« portaient de belles bagues et de beaux présents en don
à la fille aînée de l'empereur, de la part de ce roi et du
prince, mêmement dudit prince, un diamant où il est
gravé au naturel , estimé valoir trente mille écus. »
Des pièces que nous avons analysées et de celles que
nous analyserons encore, il résulte incontestablement,
selon nous, qu'Elisabeth n'eut pour don Carlos qu'un
attachement dont la sincérité était accompagnée de mo-
dération et de réserve; on peut conclure aussi des dé-
marches et des empressements de l'Infant pour la prin-
cesse sa fiancée, que sa passion pour sa belle-mère était
an besoin empreinte d'inconstance et facilement distraite
par d'autres espérances et d'autres projets.
Rien cependant ne suspendait les apprêts du départ
pour les Flandres. La reine d'Espagne demandait des
passe-ports. On avait varié sur la voie que l'on devait
suivre , et si le Roi Catholique persévérait dans son des-
266 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sein de prendre la mer et le nord de l'Italie pour rencon-
trer le souverain pontife et l'empereur d'Allemagne, il
désirait envoyer par la France don Carlos, don Juan
d'Autriche , la suite, les gens et les équipages nécessaires
pour leur commodité et exigés par la grandeur de leur
rang.
Charles IX avait accédé à chacun des désirs de la reine
sa sœur, espérant bien, il le rappelait, que son interces-
sion auprès du Roi Catholique en faveur de ses malheu-
reux prisonniers serait aussi efficace que l'était toujours
son intervention auprès de lui '.
Cependant la Reine Catholique approchait peu à peu
de son terme ; le médecin qu'elle avait amené de France,
et sur lequel s'étaient réunies la confiance de la mère et
celle de la fille, venait de mourir; les deux reines s'en
désolaient, et Catherine de Médicis mandait à M. de
Fourquevaulx :
«... J'ai avisé pour la peine en quoi je suis de la perte
que la reine ma fille a fait de son médecin (dont je pense
qu'elle ait faute à cette prochaine sienne nécessité), vous
renvoyer ce porteur en toute diligence par où je lui écris
bien au long les lettres que vous lui baillerez, répondant,
quant et quant aux siennes , je vous prie faire de sorte
envers le roi d'Espagne et Ruy Gomez (pour le lui faire
trouver bon), que je lui puisse envoyer un médecin, et
assurer que ce n'est que jusqu'à ce qu'elle soit accouchée,
et relevée, et qu'il sera bon catholique 8. »
Mais les tendances de l'influence française demeurant
suspectes au roi Philippe II , il n'eut point ces demandes
1 Voir à l'appendice le n° 66.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., £-££, n° 250, folio 986.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 267
pour agréables, et sans refuser absolument ce concours
étranger, il mit à l'accepter des conditions et une disgrâce
qui prouvaient son déplaisir; il exigeait d'abord qu'il fût
catholique, exigence qui s'alliait du reste avec les inten-
tions et les promesses de Catherine de Médicis, mais qui
prouvait de la part de Philippe II un soupçon injurieux pour
une foi dont il n'avait pas le droit de douter; il indiquait
ensuite qu'après les couches il devrait, sans tarder et sans
autres soins, reprendre la route de France. Au reste, di-
sait M. de Fourquevaulx, pour consoler Leurs Majestés
Très -Chrétiennes des difficultés qui équivalaient à un
refus, le moment des couches est si près, que le docteur
ne saurait arriver à temps. Les médecins espagnols, seuls
écoutés par le roi, seraient, dans leur jalousie, contraires
à chacune de ses ordonnances; en outre, la Reine Catho-
lique estimait sou premier médecin , le plus suffisant qui
fût sous le ciel. Le prince d'Éboli lui rendait le même
témoignage. Les dames et les sages-femmes qui environ-
naient la reine étaient d'une expérience et d'un attache-
ment que rien ne pouvait surpasser; la duchesse d'Albe
allait de neuvaine en neuvaine, de pèlerinage en pèleri-
nage pour sa royale maltresse, et les soins dont elle serait
entourée ne laisseraient pas plus à désirer que l'attache-
ment dont elle était l'objet '.
Le roi encourageait, ordonnait tous ces soins, il les
surpassait même par les tendres recherches de sa sollici-
tude ; il ne laissait point à d'autres l'invention des moyens
propres à satisfaire la reine son épouse, ni la disposition
des détails avec lesquels son prochain enfant devait être
1 Voir à l'appendice le n* 67.
268 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
reçu et traité en arrivant en ce monde. La distribution
des appartements était bouleversée, pour que la reine se
trouvât plus tranquille et plus isolée , pour que les com-
munications du roi avec elle fussent plus directes, plus
promptes et plus aisées. Ce prince s'éloignait d'elle, il est
vrai , pour quelques moments ; mais ni dévotion ni affaires
ne le retiendraient au premier mot, au premier avis de
ses souffrances, aux premiers indices de l'enfantement l.
Ils ne tardèrent pas à se manifester : les premiers
jours d'octobre 1567, la reine d'Espagne accoucha d'une
seconde fille, l'infante Catherine-Françoise, laquelle de-
puis épousa Charles-Emmanuel, duc de Savoie, et donna
le droit aux Bourbons qui descendirent d'elle de compter
Elisabeth parmi leurs nobles et glorieux ancêtres.
Cet événement accrut les joies de la reine Elisabeth,
qui , dans sa passion pour les infantes ses filles , ne pouvait
vivre sans elles, et se gouvernait toujours de façon à ne
les perdre guère de vue 8.
Le 17 octobre 1567, M. de Fourquevaulx rendait
compte à Catherine de Médicis de ce nouveau bonheur;
la reine, toujours un peu souffrante, était cependant em-
bellie par la joie ; l'infante promettait une ressemblance
avec elle dont il fallait bénir le ciel , car elle ne pourrait
jamais imiter un modèle de grâces et de bonté plus ac-
compli : cependant son titre de mère ne dispensait point
Elisabeth des soins confiés à son influence. Elle s'occupait
toujours des forçats français, et l'autorité de sa parole
devait s'augmenter par le nouveau lien qui l'unissait au
roi. Toutefois , l'humeur sombre et sévère de ce prince
1 Voir à l'appendice le n° 68.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n° 330, folio 4349.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 269
s'exerçait sur d'autres captifs, et malgré la joie publique ,
M. de Moutigny et des seigneurs flamands étaient retenus
à Ségovie dans d'étroites et ténébreuses prisons, pour
avoir parlé du duc d'Albe avec de menaçantes allusions.
Ils avaient osé rappeler que Poltrot avait assassiné Fran-
çois, duc de Guise, couvert de gloire et environné de son
armée ; ils avaient ajouté avec encore plus d'audace que
le duc d'Albe n'était pas plus invulnérable que lui '.
1 Voir à l'appendice le n° 69.
CHAPITRE VINGT ET UNIÈME.
AFFAIRES DE LA NAVARRE.
La Navarre, royaume faible par son étendue, mais
important par sa position, avait appartenu successivement
à la France et à l'Espagne , selon que les alliances on
l'intrigue l'avait attachée à l'une ou à l'autre de ses con-
trées. Plus souvent et plus longuement encore, elle avait
constitué un État indépendant; c'était là d'ailleurs le
caractère de son origine dès Tannée 831 : de plus, toutes
les fois qu'un mariage, soit avec la maison de France,
soit avec la maison d'Aragon, avait amené son union
avec l'une ou l'autre de ces couronnes, la Navarre avait
conservé son titre de royauté distincte, et n'était jamais
devenue province soumise aux lois et confondue avec le
territoire de son puissant voisin ; elle reconnaissait alors
le même sceptre, mais elle n'acceptait pas les mêmes
institutions.
Importante pour la France, à laquelle elle ouvrait la
porte de l'Espagne, plus importante encore pour l'Es-
pagne, dont elle complétait l'étendue naturelle, la Navarre
avait été de tout temps l'objet des convoitises des sou-
verains de ces deux pays; ils la voulaient et la recher-
chaient pour alliée lorsqu'ils la perdaient comme sujette.
Le poison, l'usurpation, les testaments, les mariages, les
armes et la diplomatie avaient été successivement mis en
œuvre pour servir ces ambitions rivales. Dans le quin-
zième siècle surtout, ce royaume offrait un sanglant
tableau.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 271
Don Carlos , prince de Viane , mourait en 1 461 à la
fleur de l'âge , revendiquant à Jean II, son père, la pos-
session de la Navarre, qui lui revenait du chef de la reine
Blanche, sa mère. Le testament de ce prince infortuné
déclarait Blanche, sa sœur aînée, héritière de ses États.
Mais Jean II, poursuivant son œuvre spoliatrice, annula
le testament de son fils, et réserva ce royaume à sa fille
cadette, Éléonore, mariée au comte de Foix. Cette prin-
cesse, héritière des sentiments dénaturés de son père, et
trop bien inspirée par les exemples de Jeanne Henriquez,
deuxième femme de Jean II, cette énergique mère de
Ferdinand le Catholique , cette cruelle et criminelle ma-
râtre de don Carlos et de Blanche , empoisonnait sa sœur,
et réunissait dans la même tombe et par le même crime
ce prince et cette princesse sortis du même sein et riches
des mêmes droits. Elle s'emparait par ce moyen damnable
de la Navarre, et la transportait dans la maison de Foix '.
Celle-ci ne la conserva pas longtemps, la vengeance
céleste atteignait dans son intégrité une possession si cou-
pable dans son origine; Catherine de Foix, reine de
Navarre, unique et innocente héritière de ce titre si vio-
lemment acquis , épousait en 1 494 Jean , sire d'Albret ,
grand seigneur français, et non point petit gentilhomme
tune maison peu célèbre, comme l'a prétendu un auteur
savant, mais inexact en ce point, et que son caractère
d'étranger peut seul rendre pardonnable en cette erreur*.
Chartes d'Albret, connétable de France en 1402,
était fils d'Armand d'Albret, grand chambellan de France,
et de Marguerite de Bourbon, fille de Pierre I'r, duc de
1 Héfeié, Le cardinal Jimenés, page 9.
1 Héfelé, L: cardinal Xi menés, page 497.
272 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Bourbon, et d'Elisabeth de Valois; celle-ci était sœur de
Jeanne de Bourbon, femme du roi Charles Y. Le conné-
table épousa Marie de Sully, veuve du seigneur de La
Trémouille, fille de Louis, sire de Sully etd'Ysabeau,
dame de Graon. Anne d'Armagnac, Catherine de Rohan,
Françoise de Blois, dite de Bretagne, s'alliaient aux trois
générations qui séparent le connétable de Jean d'Albret,
roi de Navarre. Lorsque, le 4 0 janvier 4 494 , Jean , sire
d'Albret, épousait Catherine de Foix, reine de Navarre»
duchesse de Gandie et de Nemours, comtesse de Foix,
de Bigorre, etc., etc., fille de Gaston de Foix, prince de
Yiane, et de Madeleine de France, sœur puînée du roi
Louis XI , ce seigneur ', ce prince pour mieux dire, était
digne en tous points par sa naissance de l'illustre des-
tinée à laquelle il fut appelé. Si la noblesse et l'énergie
de son caractère eussent été à la hauteur de son origine,
la couronne de Navarre, que perdit sa faiblesse, et qui
en 4542 fut réunie à la couronne de Castille, aurait sans
doute été transmise à nos rois.
Catherine, descendante de Jean de Grailly, captai de
Buch, et d'Isabelle de Foix, dont les noms et les biens
furent substitués à ses ancêtres2, n'avait donc rien à
envier à l'héritier du connétable d'Albret, et cette maison,
soit disant peu célèbre, avait dans ses antécédents et dans
ses souvenirs tous les avantages qui conviennent et con-
duisent au trône. Mais l'intelligence et la bravoure, ces
autres droits au pouvoir, ces titres non moins recomman-
1 P. Anselme, Histoire des grands officiers de la couronne, tome III,
page 368 et suivantes.
2 Abrégé de la généalogie des vicomtes de Lomagne , dissertation sur la
maison de Foix, page 3. — La Chesnaye des Bois, Dictionnaire dé la
noblesse, tome VI, tage 454.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 273
dables que la naissance à l'admiration et à la fidélité des
peuples, firent défaut dans des circonstances périlleuses
et difficiles à l'héritier d'un sang si illustre. Jean d'Albret
perdit le royaume que Catherine de Foix avait partagé
avec lui, et quelque magnifique que fût d'ailleurs Ferdi-
nand le Catholique , roi de Castille et d'Aragon , il n'en
fut pas moins, d'autre part, un usurpateur, en s' emparant
par droit de confiscation et de religion, disait-il, par droit
de succession, ajoutait-il encore, ou par droit de cession,
prétendait-il ailleurs, d'un État que tous les titres les plus
sacrés devaient transmettre à la maison de Bourbon *.
Ferdinand songeait à attaquer la France; il demandait
passage au roi de Navarre pour ses armées : ce prince
répondait à ces prétentions hautement exprimées , et non
moins contraires à ses instincts qu'à ses intérêts, en
signant, le 17 juillet 1512, un traité d'alliance avec
Louis XIL
Mais, le 11 avril de la même année, la glorieuse et
sanglante victoire de Ravenne avait coûté à la France
plus qu'une défaite; elle n'avait plus à opposer à ses
ennemis Gaston de Foix , ce jeune héros tombé sous ses
lauriers. Le courage et la persévérance n'abandonnaient
point Rome ni l'Espagne, et Ferdinand, profitant des
querelles de plus en plus violentes élevées entre le Sou-
verain Pontife et le Roi Très-Chrétien, s'empara de la
Navarre, que la France ne pouvait pas protéger. L'ex-
communication dont Louis XII était frappé atteignait Jean .
d'Albret, et le Roi Catholique non-seulement prétendait
que la puissance temporelle du roi de Navarre était dé-
1 Gaillard, Histoire de François /", tome II, page 433. — Recueil
A. B. C, tome H, page 476 et suivantes.
48
274 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
truite par l'anathème , mais il se vantait encore qu'un*
bulle émanée du Vatican lui donnait la Navarre, soi
laquelle d'ailleurs il exprimait d'autres prétentions.
Des difficultés et des contestations ont été élevées su
la date , sur la réalité même de cette bulle, Leur étudi
appartient à une histoire que nous ne nous proposons pat
d'écrire aujourd'hui; il convenait d'en répéter ici ot
l'existence ou l'invention sans nous prononcer en favein
de Fléchier et des auteurs espagnols ', qui défendent sou
authenticité, ou de William Prescott et de P. Martyr, qui
fournissent des inductions contre elle2.
Ce prétexte fut invoqué par Ferdinand et par ses mini»
très pour soutenir son usurpation ; il convenait donc à
Philippe II de n'en pas faire moins d'état que son bisaïeul.
Deux fois la France porta secours à la maison d'Albret,
qui revendiquait ses droits; au peuple navarrais, qui rede-
mandait ses princes. En 1 521 , François Ier avait envoyé
au secours de Jean II une armée assez nombreuse et assez
vaillante pour prétendre à la conquête de l'Espagne en-
tière. Mais Jean II n'avait d'un roi que le titre et la nais-
sance. La perspicacité , le courage et l'application lui fai-
saient défaut : la légèreté, l'indolence et l'irrésolution en
tenaient la place. L'amour des plaisirs passait avant le
culte de l'honneur. La défaite de Roncevaux détruisit ses
espérances. Il aurait du moins ennobli sa défaite par une
mort digne de son rang, si le choix de son poste à l'arrière-
garde n'eût pas donné à sa fuite un honteux succès*.
1 Mariana, Histoire d'Espagne, appendice, dernière édition.
2 Martyr, Ep. 497 et 491. — Héfelé, Le cardinal Ximenès, page 49*
3 Héfelé , Le cardinal Ximenès , page 500. — ftlayer, Galerie philoso-
phique du seizième siècle , tome I, page 8.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS, 275
François 1er ne perdit point courage. Il renouvela son
armée. Placée sous les ordres de Lesparre, frère de la
comtesse de Chateaubriand, elle ramena Jean II jusqu'à
Paaipelune ' , sa capitale ; maïs de nouveaux revers le
repoussèrent encore, et le roi de Navarre se trouva réduit
à la possession du Béarn.
En vain , aux conférences de Montpellier et à celles de
Calais, le chancelier Du Prat et le maréchal de Chabannes,
plénipotentiaires de la France, réclamèrent-ils la restitution
de la Navarre; elle fut constamment refusée : Jean d'Al-
bret mourut dépouillé de son royaume , et tous les princes
de la maison de Bourbon, ses héritiers et ses successeurs,
eurent beau renouveler leurs protestations contre cette
inique spoliation, il leur fut répondu par tous les griefs
et tous 1» prétendus droits sur lesquels l'agression avait
été fondée.
On a vu quel résultat avaient obtenu au moment du
mariage d'Elisabeth les efforts d'Antoine de Bourbon pour
obtenir la restitution de son royaume ou tout au moins
une compensation à sa perte; vers la même époque, les
négociations confiées à ce sujet à don Pietro, bâtard de
Navarre, n'avaient pas en une issue plus satisfaisante ni
phis équitable8.
Souvent la reine Catberme de Médicis prit elle-même
en main le redressement de ce grief. Bien que Marguerite,
reine de Navarre, ne fût point une fille préférée, il impor-
tait à son ambition et à son honneur qu'elle retrouvât
cette couronne , ou que les Bourbons obtinssent du moins
1 Mayer, Galerie philosophique du seizième siècle, tome I, page &«
3 M. L. Paris, Négociations sous François II, pages 463, 465, 616.
48.
276 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
un royal dédommagement ' ; mais Philippe II éluda tou-
jours cette grave question, et lorsque la diplomatie lui
arrachait des paroles meilleures que ses intentions, elles
demeuraient illusoires. Toutefois Catherine de Médicis ne
peut point être accusée de négligence ou d'indifférence
à ce sujet ; elle fut instante et souvent importune dans ses
demandes ; mais l'état intérieur de la France et le besoin
qu'elle avait de l'alliance de l'Espagne l'empêchaient de
devenir impérieuse.
Cependant un scrupule de conscience agitait à leur
dernière heure les rois d'Espagne, et, pour la calmer par
un subterfuge indigne de leur foi et de leur grandeur,
tous, depuis Ferdinand, ordonnaient par une clause tes-
tamentaire que la légitimité de leurs droits sur la Navarre
fût examinée, et que justice fût rendue8. Ces instructions
n'étaient jamais suivies.
En 1565, et non pas en 1569, comme le prétend la
Biographie universelle* , pas plus en 1 564, comme l'avance
Voltaire 4, Philippe II s'avisa d'un moyen expéditif pour
mettre un terme aux réclamations incessantes des rois
de France et des rois de Navarre , et pour étouffer, par
un dernier effort, les remords qui pouvaient encore
l'agiter. Sous prétexte de la foi protestante que professait
Jeanne d' Albret et le jeune Henri de Bourbon , son fils ,
il résolut de les faire enlever et de les livrer au tribunal
de l'inquisition.
1 M. L. Paris, Négociations sous François II , passim.
2 Mayer, Galerie philosophique du seizième siècle, tome I, p. 8, note.
3 Biographie universelle, tome XXXIV, page 453. — Idem, suppl.,
tome LXIII, page 327.
4 Essais sur les mœurs, Philippe II.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 277
Sans la reine Elisabeth, la maison de Bourbon s'étei-
gnait en ce jeune prince, et le trône de France, devenu
bientôt vacant par la mort du dernier Valois, et l'absence
d'héritier direct et prochain , était exposé aux ambitions
souvent exprimées du monarque espagnol ; il ne bornait
point à la Navarre, déjà soumise et usurpée, ses préten-
tions agressives, il souffrait que les grands seigneurs et
les hommes politiques de son royaume lui prêtassent des
droits à la couronne de France , droits qu'il n'entendait
pas faire valoir du vivant des princes ses beaux-frères ,
mais qu'il laissait insinuer dès lors, pour les revendiquer
sans doute après eux, surtout si le roi de Navarre, son
seul et légitime compétiteur, pouvait disparaître du
nombre de ses concurrents.
Don Jean Manrique, de l'illustre maison de Larna,
ancien ambassadeur de Philippe II en France , établissait
hautement les titres de son maître à la couronne de ce
royaume; M. de Fourquevaulx , cet habile et diligent
représentant du Roi Très-Chrétien près Sa Majesté Ca-
tholique , dénonçait à sa cour ces pratiques de l'ancien
diplomate.
« Madame, écrivait-il à Catherine de Médicis, ces jours
passés, le sieur don Jehan de Manrique soutenoit à la
reine votre fille, à son dîner, que le royaume de France
appartient mieux au Roi Catholique qu'au roi qui le pos-
sède, prenant son dire sur ce qu'une fille du roi Louis
surnommé le Hutin fut mariée au duc Othon de Bour-
gogne; pour priver laquelle de la succession du roi son
père, les Français forgèrent la loi salique...
» J'ai veu du tems du roi François , que tels libelles
diffamatoires avoient subi leur réponse , et si je ne me
278 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
trompe, à l'endroit qu'on tient tel langage, je ne pour-
rois me garder de dire que le royaume de Castille appar-
tient mieux aussi aux descendants du roi saint Louis, fils
de la reine Blanche, fille aînée du roi Alphonse IX* , que
non aux successeurs de don Henry , comte de Transta-
mare, bastard du roi don Alonzo XIe, lequel bastard
s* empara du royaume de Castille et tua le roi don Pedro,
surnommé le Cruel, fils légitime dudict Àlonzo XIe1. »
Catherine de Médicis, cette reine si jalouse de l'indé-
pendance de la nation française et des droits de sa royale
maison, si digne et si fière lorsqu'il s'agissait de défendre
les lois fondamentales qui protégeaient le pays et sa
famille , prit en main la cause du roi son fils. Elle fut bien
différente en ce point d'une princesse, Isabelle de Bavière,
reine autrefois comme elle du royaume très-chrétien , et
qui n'hésitait pas à sacrifier la France et l'héritier du
trône aux ambitions de Henri V , son gendre , et à l'hu-
milier sous le joug de l'Angleterre. L'histoire et la posté-
rité ne se sont guère occupées que de maudire, presque à
l'égal de la veuve de Charles V , Catherine de Médicis.
Elles devraient lui savoir gré pourtant de sa hauteur, de
son intelligence et de son énergie , toutes les fois qu'il lui
fallut défendre les intérêts de la couronne et du pays
contre des agressions étrangères. Ses excès comme ses
superstitions furent de son temps et le fruit de son origine,
plus encore que le crime et l'effet de sa volonté. Ils ne
doivent point faire oublier les nobles traits de son ca-
ractère.
Catherine de Médicis répondit en hâte à l'ambassadeur:
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., £f*, n° 39, folio 458.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 279
« J'ay bien notté ce que vous m'escripvez des disputes
de don Jean Manrique, qui sont propos assez mal fondés ;
qu'il montre par là avoir très-mauvaise intention, et serais
bien esbaye si la reine ma fille ne luy a bien fait con-
noltre que ce sont choses à quoy elle ne prend pas grand
plaisir, et même qu'elles se traictent ainsi publiquement
à sa table , vous priant m'advertir de la réponse qu'elle
luy fict.
» J'ay veu le beau livre que vous m'avez envoyé, que
vous dictes être son autheur en si plaisante dispute ; mais
ceux qui sont plus grands docteurs que moy et que celuy
qui Ta faict, disent qu'il aurait plus besoin d'apprendre
que de se faire mocquer de luy, mettant de si sottes
œuvres en lumières. Voilà toute la réponse que l'on y
veut faire, d'autant que par son livre même on connolt
assez que ce sont impostures qui n'ont nul fondement ,
et estes comme vous m'escripvez assez préparé pour leur
monstrer qu'ils ont plus de ce qui appartient à cette cou-
ronne par delà, qu'ils n'en peuvent prétendre d'icy.
Aussi serois-je bien trompée si leur maître y pensoit *. »
Les ennemis extérieurs n'étaient pas moins actifs ni
moins acharnés que les ennemis du dedans. L'on doit
tenir compte à la reine de France, pour l'augmentation de
son mérite comme pour l'atténuation de ses fautes, des
pièges et des dangers qui embarrassaient sa politique,
attaquaient son pouvoir, quelquefois même menaçaient
sa vie.
Les princes lorrains, semblables en ce point au roi Phi-
lippe II, ne travaillaient point à la chute du trône des
1 Bibliothèque Impériale, supp1. fr., ^f£, n° 54, folio 494.
280 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Valois , mais ils préparaient son usurpation sur les Bour-
bons. Ils ne craignaient point d'arriver à cette fin par
l'extermination du dernier de leurs rejetons. C'était le
seul moyen d'un triomphe sans obstacle. Le sang de saint
Louis avait peu de part à leur respect; ils se vantaient
d'être issus de celui de Charlemagne, ils auraient pré-
tendu sortir de celui des dieux, si cette opinion eût pu
favoriser leur cause en rencontrant de crédules partisans.
«Ils faisoient falsifier leurs chroniques et généalogies:
élevant l'échelle de leur race jusqu'au ciel, ou se figurant
être montés jusques au plus haut degré, par imagination,
ils songèrent être descendus de Charlemagne l. »
L'ambition des Guise et celle du roi d'Espagne, ayant
un même but, auraient dû se changer en rivalité, comme
il arrive toujours au lendemain de tous les crimes. Elle
n'avait encore que le caractère de la complicité , comme
il se voit d'ordinaire à la veille des forfaits et des cata-
strophes. L'union est la force des complots, elle prépare
leurs succès; la discorde en amène le châtiment et l'iné-
vitable chute; ce ne fut point par là cependant que fut
déjouée leur trame : le ciel lui-même, et lui seul, se char-
gea de sa ruine et du salut de la victime désignée.
En 1 563, Antoine, roi de Navarre, qui dès l'année 1 559
avait conduit Elisabeth de Valois au roi d'Espagne , assis-
tait avec le roi de France Charles IX et Catherine de
Médicis au siège de Rouen; un triste pressentiment le
préoccupa de sa fin prochaine. « Un certain pronostic du
mal qui nous talonne touche ordinairement nos cœurs ,
et de fait, ajoute Jean de Serre, ayant voulu visiter la
> Villeroy, Mémoires d'État, tome II, page 340.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 281
tranchée et diner en un lieu plus prochain de la muraille
tors de la batterie, voicy qu'une arquebusade lui donne
dans l'épaule, ainsi qu'il vouloit faire de l'eau, dont la
balle estant trop tard sondée par les chirurgiens, et quel-
que trop licencieuse volupté ayant augmenté les inflam-
mations de la playe accompagnée de fièvre , ensuite il
rendit l'àme à Dieu le 17 novembre ensuivant '. »
Faible de caractère, mais grand par son nom et illustre
par son courage, Antoine de Bourbon environnait encore
d'un vrai prestige son titre presque imaginaire de roi. Les
droits de sa couronne, qu'il tenait d'ailleurs de Jeanne
d'Albret, sa femme, ne reposèrent plus alors que sur
elle-même et sur un enfant, âgé de dix ans seulement
lorsqu'il perdit son père. L'éducation protestante de
celui-ci et la conviction également hérétique de sa mère
ajoutaient une cause apparente aux entreprises qu'encou-
rageaient d'ailleurs l'enfance du jeune Henri et le sexe
de la reine de Navarre. Attentifs à ces facilités, les enne-
mis de la France ne tardèrent pas à les exploiter.
Sous prétexte de zèle pour la foi catholique, de haine
contre l'erreur, de crainte pour l'avenir religieux de la
France , le cardinal de Lorraine et le duc de Guise son
frère profitèrent des circonstances favorables que cette
mort développait pour eux. La reine de Navarre sa veuve
s'était retirée à Pau avec le prince son fils encore enfant,
qui fut depuis Henri IV. Le ciel seul veillait sur eux ;
mais sa garde toute-puissante vaut mieux que celle de
mille légions.
Non loin de là, dans la ville de Barcelone, Philippe II
1 Inventaire général de f histoire de France, édition in-folio, page 548.
282 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
réunissait des troupes nombreuses contre les Maures. Les
princes lorrains lui firent savoir toutes les facilités que
ces circonstances donnaient à un enlèvement des princes
béarnais , lui remontrant en outre que cette entreprise
contre des hérétiques serait un digne début de la croisade
qu'il préparait contre d'autres infidèles.
Mais la reine de Navarre avait dans la reine d'Espagne
une fidèle amie. La succession légitime au trône de France
trouvait dans la même reine un habile défenseur; tout en
confondant ensemble les intérêts des deux royaumes,
Elisabeth ne les sacrifiait jamais l'un à l'autre , et l'indé-
pendance comme la grandeur du trône sur lequel elle
était née ne lui étaient pas moins chères que l'honneur et
l'élévation du trône sur lequel elle était assise. Lorsqu'elle
tint en main les fils du complot , la maison de Bourbon
fut sauvée , et par sa conservation la France fut préservée
de sa ruine.
L'ambassadeur, ou plutôt le modeste messager que les
Guise employèrent pour ourdir avec le roi d'Espagne
leur criminel complot fut un certain capitaine Dimanche.
Ils l'accréditèrent auprès du duc d'Albe, dès lontemps et
toujours mal disposé pour la France, « plein d'inconvé-
nients et de difficultés qu'il propose en toute négocia-
tion \ » Ils l'appuyèrent directement auprès du roi, et
pour que chemin faisant il ne manquât point de secours
et de soutien , ils le recommandèrent aux plus puissants
seigneurs et aux meilleurs guerriers qui occupaient les
places du Midi, ou qui tenaient avec leurs troupes la
campagne pour le Roi Très-Chrétien.
1 Dépêche de révoque de Limoges au roi. — M. L. Paris, Négociations
sous François //, page 278.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 283
(Tétaient les seigneurs de Montluc, d'Escars, le vicomte
d'Orthez, le capitaine du château du Hà, etc., etc. *,
auxquels on se promettait de joindre à Toulouse le con-
cours du cardinal d'Armagnac. Nérac , Bazas , Bayonne,
Mont-de-Marsan, furent en effet aussitôt occupées par les
compagnies de ces seigneurs, qui jurèrent de se tenir
prêts à saisir la reine de Navarre et son fils, et à lui
barrer tout passage. Singulière destinée de ces grands
personnages, qui, par un dévouement trompeur pour les
ordres de la cour et dans leur illusion du service du roi ,
travaillaient à détruire la brillante race qui obtint le che-
valeresque dévouement de leurs fils !
Le succès de sa diplomatie relevant son courage et
augmentant son crédit, le capitaine Dimanche atteignit
Madrid et se rendit à Mouzon, où Philippe II tenait les
états des trois royaumes d'Aragon, de Catalogne et de
Valence.
L'étoile du Roi Catholique et des princes lorrains, qui
semblait l'avoir accompagné jusqu'alors, fit place à ré-
toile des Bourbons et à celle de la France. Le conspira-
teur tomba gravement malade à Madrid, dans une hôtel-
lerie de mince apparence et de maigre ressource , que le
besoin du secret lui avait fait choisir.
Mais le salut du royaume devait naître de la bonté
d'Elisabeth. Elle s'enquérait avec soin de tous les Fran-
çais arrivant en Espagne; ses sollicitudes allaient au-
devant d'eux et savaient les découvrir, quelque minimes
et quelque cachés que fussent les sujets du roi son frère.
« Nous devons louer notre reine de sa douceur, qui est bien-
* Villeroy, Mémoires d'État, tome II, pages 345 à 353.
284 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
séante à un grand ou grande envers un chacun , et de
l'affection envers les Français , lesquels quand ils arri-
voient en Espagne étaient recueillis d'elle avec un visage
bénin, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, qu'onc-
ques nul ne partit d'avec elle qu'il ne s'en sentit très-
honoré et très-content *.
» Les serviteurs de la reine ne pouvoient et ne savoient
pas lui faire mieux la cour qu'en découvrant ses compa-
triotes, et qu'en s'enquérant des nouvelles de la France
et de celles du roi son bon frère , et de la reine sa bonne
mère, car c'étoit toute sa joie et plaisir que d'en 6çavoir*. »
L'un des plus obscurs de ses domestiques, Anis Vespier,
était tapissier, brodeur, huissier de sa chambre'. La
modestie de sa condition n'enlève pas à son nom le droit
d'une place importante dans l'histoire, puisque son zèle
et son dévouement furent la cause première du salut de
la reine de Navarre et de son fils. Il était né leur sujet à
Nérac4, et la fidélité qu'exigeaient ses services actuels
n'avait rien enlevé à celle que lui imposait son origine.
Le capitaine Dimanche, souffrant de l'isolement autant
que de la maladie , demanda les soins d'un compatriote.
Vespier était voisin, et ses inclinations d'accord avec
ses instructions et les intentions de la reine, lui inspi-
rèrent un actif dévouement. Il amena le malade de l'au-
berge en son logis, le fit traiter par les médecins et les
apothicaires d'Elisabeth, et joignit aux: remèdes les dis-
tractions et les friandises que la cour de Madrid réunissait
1 Brantôme, tome V, édition de 4823, page 434.
2 Brantôme, tome V, édition de 4823, page 434.
3 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 355.
4 Villeroy, Mémoire* d'État, tome H, page 385.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 285
abondamment sous sa main. Sans penser à rien autre
chose qu'à la guérison de son hôte, Vespier s'attira sa
confiance. Le capitaine Dimanche , ne sachant comment
reconnaître son hospitalité, la récompensa par une en-
tière ouverture de cœur, et se trouvant d'accord sur le
terrain de la religion , il pensa qu'ils se rencontreraient
aussi sur celui de la politique ; il crut d'ailleurs pouvoir
se faire un utile complice de Vespier. Il commença par
parler du duc de Guise de façon à indiquer que ses inté-
rêts, plus que ceux du roi de France , étaient confiés à
ses soins, et passant au duc d'Albe, autre personnage non
moins suspect en pareille circonstance , il avoua ses en-
trevues avec lui , et ajouta que toutes les mesures étaient
prises pour qu'avant deux mois la reine , le prince et la
princesse de Navarre fussent enlevés et mis entre les
mains de l'Inquisition; puis, pour donner plus d'autorité
k son dire, il montra les mémoires et les correspondances
jui rendaient sa mission non moins incontestable qu'elle
Hait illégitime. Pour attirer Vespier de plus en plus dans
son complot, il lui déroula les plans , et lui révéla l'ap-
pui qu'il rencontrerait de tous côtés , et qui rendrait le
succès inévitable, à moins d'un arrêt contraire du ciel.
Le ciel , qui destinait à la France les années de gloire
et de bonheur que lui donnèrent les Bourbons, avait
prononcé cet arrêt.
Vespier s'empressa d'aller dénoncer le complot à l'au-
mônier de la reine, et celui-ci le conduisit auprès de
Sa Majesté Catholique, qu'il savait aimer uniquement la
reine de Navarre. « Vespier, lui récitant par le menu
toutes les particularités de ce fait si exécrable, elle l'ouït,
en eut horreur, et dit la larme à l'œil : A Dieu ne plaise,
286 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
mon maître, que telle méchanceté advienne; sur ce,
elle résolut d'en écrire au roi son frère et à la reine
sa mère pour y remédier1. »
Cependant le complot avançait toujours. Don François
d'Albe favorisait le message et le messager. L'appui qu'iL
leur donnait en cette circonstance ne fut même pas étran-
ger au titre d'agent, puis d'ambassadeur en France qu'il
obtint dans la suite. Par son crédit, le roi d'Espagne
donna aussitôt audience au capitaine Dimanche, « et
parla à lui par trois diverses fois, la nuit seulement et
à heure indue : signe qu'il y prenoit goût et que cette
pratique lui plaisoit. Aussi avoit-il occasion d'y prêter
l'oreille ? car on ne lui pouvoit faire ouverture plus
agréable selon son humeur et la disposition des affaires
d'État*. »
Bien informé par le cardinal de Lorraine du person-
nage qu'il devait jouer et de celui auquel il avait affaire,
le capitaine Dimanche exploita le bon et le mauvais côté
du caractère de Philippe II. Il s'adressa à son catholi-
cisme et à son ambition, noble passion sans doute, et
conviction plus noble encore.
L'esprit espagnol, souvent surexcité par les intérêts de
la foi , celui du dixième siècle faussé par les erreurs du
temps et par des excès devenus une habitude, enfin les
tendances particulières du Roi Catholique, avaient fait de
sa religion un fanatisme souvent cruel , et de son ambi-
tion une injustice. Le nom du Souverain Pontife fut em-
prunté , sans son avis, pour persuader au roi de se joindre
à cette sanglante et maudite résolution.
1 Vilîeroy, Mémoires d'État , tome II , page 355.
2 Villeroy, Mémoires d'État, tome II, page 357.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 287
a II estimoit donc nécessaire de commencer par la sub-
version et ruine de la maison et personne de la reine de
Navarre et de monseigneur le prince son fils, lequel,
venant de vraie tige de France, il succédoit à cette cou-
ronne, combien qu'il fût lors bien éloigné selon l'appa-
rence humaine, et étant nourri comme on le nourrissoit
en la doctrine des hérétiques , ce seroit pour infecter et
perdre tout le royaume d'hérésie !. »
Puis, insistant sur ce point avec tous les moyens sug-
gérés par une habileté diabolique, bien qu'ils parussent
empruntés aux intérêts du ciel, le capitaine Dimanche
finit par insinuer que le dernier résultat de l'assistance
prêtée par le roi d'Espagne serait « de rendre la querelle
du royaume de Navarre ensevelie et du tout éteinte pour
jamais. »
Il fut donc convenu que Philippe II aiderait de toutes
ses forces l'exécution de cette entreprise, et que tandis
que les sieurs de Montluc , d'Escars et autres grands sei-
gneurs, feraient avec leurs forces le guet et la garde de
l'autre côté du Béarn , lui ferait marcher le long des mon-
tagnes à petit bruit, jusqu'à Pau, où demeurait la reine de
Navarre, huit ou dix mille hommes de troupes qu'il avait
réunis à Barcelone; et si par hasard la reine et son fils
échappaient à cette surprise, il serait impossible que leur
fuite ne les précipitât pas dans l'autre piège.
Mais la reine d'Espagne veillait sur ces intérêts si
importants pour la grandeur et pour l'indépendance de
la France ; elle écrivait au roi son frère et à la reine sa
mère, les avertissant du danger et les invitant à y porter
1 Villeroy, Mémoires d'État, tome II, page 348.
288 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
remède. Elle leur rappelait ce conseil du roi François V*
son aïeul au roi Henri II son père, que si le gouverne-
ment du royaume était une fois confié aux Guise , ils met-
traient sa famille en pourpoint et son peuple en chemise.
La chute du dernier Bourbon, leur seul obstacle, confir-
mait le pouvoir trop grand , et bien menaçant, que la
maison de Lorraine avait su obtenir par son habileté,
étendre par ses alliances, et consolider, il faut l'avouer,
par de grands services et par beaucoup de gloire.
M. de Saint-Sulpice, alors ambassadeur en Espagne,
successeur de M. deLaubépine, fut informé par la reine de
tout ce qui se tramait contre les princes de la maison de
Bourbon, et chargé de faire tenir à Catherine de Médicis
et à Charles IX les lettres d'Elisabeth.
Un Basque fidèle, laquais de l'aumônier de la reine,
remplit au gré de l'ambassadeur, alors à Mouzon, ce
message important, et Rouleau, son secrétaire, fut dépêché
à la cour de France.
En traversant le Béarn, il eut soin de prévenir en
secret la reine de Navarre du danger qui la menaçait de
si près , et pour ne donner aucun soupçon de sa mission
aux conspirateurs, il couvrit cette révélation de toutes
les apparences de relations dévouées avec les affiliés au
complot. « La reine de Navarre, avertie de la tragédie
en laquelle on lui vouloit faire jouer un des principaux
personnages, fit si bien son profit de cet avis, que, Dieu
l'assistant, elle eut moyen de pourvoir à sa sûreté '. »
La reine mère, informée à son tour et bientôt après
du péril des princes de la maison de Bourbon , manda
1 Villeroy, Mémoires d'État, tome II, page 358.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 289
M. de Laubépine, premier secrétaire d'État. Rouleau lui
fit la narration des faits , elle lui donna ses ordres; il
fallait, selon ses instructions et sa volonté, compléter
la sûreté que la fuite avait déjà procurée à la reine et
aux princes, saisir le capitaine Dimanche , et par la
publicité et l'authenticité des preuves arriver au châti-
ment du coupable; mais « la corruption des pensions
d'Espagne étoit déjà entrée dans le conseil, qui détourna
ce bon effet. » Le connétable de Montmorency, mis au
courant de cette affaire, en avait bien jugé; il avait dé-
claré à la reine que, « puisque le sieur de Laubépine le
sçavoit, le compagnon seroit sauvé, et qu'il n'en falloit
plus parler1. »
Le capitaine Dimanche, prévenu du revers qu'éprou-
vaient ses manœuvres, revint à Paris avec plus de
modestie qu'il n'avait été à Madrid. Au lieu du retour
d'ostentation et de triomphe qu'il s'était promis, il prit
des voies détournées, courant lui-même le danger qu'il
avait préparé à la reine de Navarre. Son habileté sut l'en
préserver avec l'aide de la haute protection qui l'environ-
nait toujours. Il demeura dix ou douze jours caché dans
l'hôtel de Guise, quelques autres encore au monastère
des Bonshommes, dans le bois de Boulogne, et faute des
preuves matérielles qu'il eut le loisir d'annuler, l'impu-
nité fut acquise aux auteurs et aux complices de sa cri-
minelle entreprise.
Néanmoins, il résulte de l'intervention trop peu connue
et trop peu célébrée de la reine d'Espagne qu'un complot
si dangereux pour la France demeura infructueux, et
1 Vflleroy, Mémoires d'État, tome II, page 358.
49
290 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
que le roi d'Espagne, « qui pensoit déjà tenir et mener
en triomphe la reine prisonnière et ses enfants, à la fin
se trouva les mains pleines de vent , et l'esprit de regret
d'avoir perdu une si belle occasion de prendre pied en
France, et d'éteindre la querelle du royaume qu'il usurpe,
laquelle lui demeure sur les bras plus lourde et plus
vive qu'elle ne fut jamais l.»
1 Viileroy, Mémoires d'État, tome II, page 360.
CHAPITRE VINGT-DEUXIEME.
CAPTIVITÉ DE DON CARLOS.
La reine Elisabeth ne répondait que par une amitié
compatissante à l'amour de l'infant don Carlos, et cet
amour même, inconstant et imparfait comme tout en lui,
semble avoir été distrait et modifié par les projets de
mariage qui furent combinés ensuite.
Toutefois un tel sentiment tient une trop grande place
dans la vie de cette souveraine, et les infortunes du prince
forent d'un trop grand poids dans les chagrins de son au-
guste et irréprochable belle-mère pour que nous passions
légèrement sur la catastrophe qui termina sa vie.
Ce drame mystérieux demande que nous revenions sur
nos pas, et que nous résumions les détails qui ramenè-
rent. Ils ont été omis dans le cours de cette histoire,
comme étrangers à l'existence de la grande princesse qui
nous occupait. Les circonstances qui le déterminèrent de-
meurèrent sans doute inconnues à Elisabeth même. Elles
durent lui être cachées par la prudence d'un prince qui
l'adorait, qui voulait éviter ses inutiles conseils, et lui
épargner de cruels chagrins.
Du reste, Elisabeth n'avait placé son bonheur ni dans
l'existence ni dans l'amour de don Carlos. Il faut revenir
jusqu'à satiété sur ce fait , parce qu'on en a composé le
fond de tous les romans, et qu'il est devenu celui de
l'histoire.
Uorente, cet écrivain sévère jusqu'à la rigueur, a dit
d'Elisabeth à cette occasion : « Cette intrigue d'a-
49.
292 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
mour n'a jamais existé que sous la plume de celui qui a
élevé des doutes sur la vertu d'une reine dont l'honneur
n'a pu être souillé par la moindre tache ! » et plus loin
il parle de cette vertu comme digne de tous les respects l.
L'abbé de Saint-Réal a fait un roman ingénieux de cette
lamentable histoire; Gampistron l'a mise sur la scène,
cherchant à obtenir l'attendrissement du public. Schiller,
Alfiéri, Chénier, ont successivement obtenu des larmes
pour don Carlos, « pauvre prince qu'on a fait si grand
dans les livres, et qui en réalité fut si chétif et si dif-
forme8. » L'incontestable talent de ces auteurs s'est moins
attaché à la vérité qu'au succès de leurs ouvrages, et à
l'émotion qu'ils devaient obtenir pour l'assurer. C'est vers
ce but que tendaient les efforts de leur imagination et le
charme de leur langage.
Les historiens, variés dans leurs opinions sur le compte
de don Carlos , le peignent tour à tour sous les couleurs
les plus opposées; mais son éloge semble cependant avoir
prévalu dans leurs récits; le désir de noircir plus encore
la mémoire du roi son père les a surtout guidés dans les
traits qu'ils lui donnent.
Quoi que l'on dise, il demeure toujours assez de vio-
lence, d'aigreur, d'insubordination, d'ambition dans le
caractère et dans les entreprises du jeune prince pour
attirer un châtiment sur lui.
Llorente , qui ne saurait être suspect d'indulgence ni
d'illusion favorable dans ses jugements à l'égard du Roi
Catholique, dit que : « Si jamais père eut le droit d'être
inexorable , ce fut Philippe II. » Il ajoute peu après : a Je
1 Llorente, Histoire de Vinquisition, tome III, pages 4Î9 et 437.
2 M. L. Paris, Négociations sous François II, page 804.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 293
suis fermement convaincu que la mort de ce monstre
(c'est ainsi qu'il nomme don Carlos) a été un bonheur
pour l'Espagne !. *>
Don Carlos n'avait guère que sa jeunesse , et parfois
quelques rares et fidèles attachements , quelques élans
généreux pour obtenir miséricorde. Mais par-dessus tout
le sang qui coulait dans ses veines, le souvenir d'un pre-
mier amour dont il était le seul fruit, auraient dû parler
haut au cœur de son père, et le détourner des rigueurs
qu'il déploya contre lui durant sa captivité.
Il faut avouer, l'histoire le prouve et les contemporains
le déclarent, que Philippe II avait longtemps pris patience
et longtemps différé les mesures qu'il projetait, « espérant
que les ans amèneraient sens et discrétion au prince son
fils, ce qui succéda au contraire •. » Ce fait vient en aide
à la justification du roi.
En étudiant scrupuleusement l'histoire , nous rencon-
trons des traits qui révèlent l'impétuosité sans frein et
sans règle du caractère de don Carlos, et qui témoignent
de sa haine contre les favoris de son père, contre le sys-
tème de son gouvernement dans les pays éloignés soumis
à son sceptre, et contre les institutions sur lesquelles il
appuyait son autorité.
Dès son plus bas âge , il avait préoccupé par ses dispo-
sitions mauvaises les esprits pénétrants habitués à juger
les hommes. Charles-Quint, aïeul de don Carlos, avait
témoigné dans sa retraite tout ce qu'il concevait d'inquié-
tude sur les dispositions vicieuses de son petit-fils', et,
1 Uorente, Histoire de f inquisition espagnole, tome III, page 429.
* Voir à l'appendice le n° 70.
3 Llorente, Histoire de l'inquisition espagnole, tome III, page 43t.
294 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
soit dit en passant, pour contester le prétendu penchant
qu'Elisabeth aurait apporté en Espagne en sa faveur, cette
princesse était au courant de ces tristes germes lorsqu'elle
devait l'épouser. On ne lui avait point dissimulé tout
ce qu'elle aurait à combattre et à réformer en lui, par
son influence, de vices de caractère et de défaut d'édu-
cation1.
Quelques récits nous le représentent donnant à dévo-
rer à son cordonnier, sous ses yeux, les morceaux lacérés
d'une chaussure trop étroite, et le contraignant de les
avaler.
D'autres relations nous le peignent menaçant de son
poignard le cardinal Spinola, pour avoir banni un co-
médien qu'il aimait. Il l'aurait pris par son rochet en
lui disant : « Quoi I petit curé, tu as l'audace de te jouer
de moi, et d'empêcher que Cisneros ne vienne me divertir!
Par la vie de mon père, il faut que je te tue! » C'est avec
peine que ce cardinal serait sorti de ses mains*.
Certains écrivains lui font souffleter la reine de Bohême,
sa tante, pour un châtiment imposé à un de ses enfants
d'honneur, et ordonner de tout mettre à feu et à sang
dans une maison de laquelle on avait jeté par mégarde
quelques gouttes d'eau sur sa tête.
On dit encore qu'il voulut précipiter par la fenêtre don
Alonzo de Cordoue, un de ses gentilshommes, pour avoir
répondu trop lentement à son appel.
Il est permis de révoquer en doute ces anecdotes, et
de croire que Ferreras, Gregorio Leti et autres historiens
qui les ont acceptées et accréditées se sont plus attachés
1 Llorente, Histoire de l'inquisition espagnole, tome III, page 433.
2 Don Carlos condamné à mort par son père, page 498.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 295
à la défense de la mémoire de Philippe II qu'au culte de
la vérité.
Il parait prouvé cependant que le caractère inutilement
et froidement cruel de don Carlos se trahissait par des
faits que n'avait point ignorés le roi d'Espagne; il égor-
geait lui-même les lapins qu'on lui apportait de la chasse,
il se plaisait à les voir se débattre et mourir '.
En plus de tous ces faits si propres à inquiéter et à
indigner le Roi Catholique, il avait encore, dans les
choses relatives à la foi, les indices d'une coupable indé-
pendance de caractère : singulier contraste avec d'autres
preuves d'une soumission aveugle à ses lois.
Le roi d'Espagne se posait en protecteur ardent de la
foi catholique; don Carlos, catholique lui-même, puisque,
au dire de ses détracteurs, il suffisait quelquefois d'un
prétexte religieux pour arrêter ses fureurs irréfléchies f ,
était cependant lié avec les calvinistes révoltés des Pays-
Bas; il soutenait leur insurrection , et comptait se mettre
à leur tête.
Il avait surtout l'inquisition en horreur, tandis que le
roi son père ne faisait rien d'important sans consulter le
saint-office; un auteur prétend même que l'infant s'était
expliqué à ce sujet en des termes qui faisaient craindre à
l'inquisition qu'il ne la supprimât dès qu'il serait maître,
et que c'était là son plus grand crime *.
Avant les extrémités auxquelles se porta Philippe II
contre le prince , il avait éprouvé des mouvements de
1 Strada, Décades des guerres de Flandres. — Llorente, Histoire de
V inquisition espagnole , tome m, page 431.
* Biographie universelle, tome VU, page 457.
* Don Fabre de l'Oratoire, Continuation de V Histoire ecclésiastique de
FUury.
296 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
tendresse paternelle , et lui avait donné des gages de sa
confiance et de son amour. Nous avons dit qu'en 4560, il
l'avait fait solennellement reconnaître comme héritier de
la couronne par les états assemblés à Tolède.
A la même époque, le 2 février, il avait servi de par-
rain au roi son père , dans la cérémonie de son mariage
avec Elisabeth , et dona Jeanne, princesse douairière de
Portugal , avait été la marraine '.
En 1 562, don Carlos étudiait avec don Juan d'Autriche
et Alexandre Farnèse à l'université d'Alcala, cette splen-
dide création du cardinal Ximenès. Le prince n'aimait
pas l'étude, malgré les précepteurs éminents que le roi son
père avait ajoutés aux professeurs illustres qui lui en-
seignaient la sagesse et la science. Il savait se soustraire à
leurs regards et à leurs leçons, pour former des liaisons
fatales et rechercher des plaisirs interdits. Philippe II le
savait, et surveillant de loin ce caractère indocile , il écri-
vait de Bruxelles à ses maîtres : « Continuez vos efforts;
bien que don Carlos n'en profite pas comme il le fau-
drait, ce ne sera pas inutile. J'écris aussi à don Garcia de
faire bien attention au choix de ceux qui voient et fré-
quentent le prince; il vaudroit mieux qu'on lui mit dans
la tête le goût de l'étude que plusieurs autres choses f. »
Ces conseils du roi et les efforts des maîtres furent sans
succès sur cette nature rebelle.
Étudiant à Alcala , don Carlos devint amoureux d'une
belle jeune fille attachée à une comtesse qui demeurait
dans le même palais que lui. Cherchant une nuit à la
* Llorente, Histoire de l'inquisition espagnole, tome III, page 433.
3 P. Kircher, Principis ehrisliani archetipon politicum. — Llorente,
Histoire de ï inquisition espagnole, tome III, page 434.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 2*7
voir secrètement et sans autre guide que l'un de ses me-
nias, il tomba dès le premier degré d'un escalier dérobé,
et roula du haut en bas; il se cassa presque la tète , per-
dit une partie de son sang, « II est en telle extrémité ,
mandait de lui M. de Saint-Sulpice à la reine mère , qu'on
est après à le trépaner '. » Ferreras, moins complètement
informé sans doute , dit de cette catastrophe et de cette
terrible opération : « Le second jour d'octobre , après la
chute, il prit au prince un grand frisson suivi d'une
fièvre très-aiguë; les médecins en conçurent une vive
inquiétude, et prirent le parti de lui lever le bandeau
pour examiner le crâne, etc., etc. *. » 11 faillit mourir de
ce terrible accident, dont il demeura boiteux et affaibli
toute sa vie.
On l'avait cru perdu : la Reine Catholique écrivait le
billet suivant à l'ambassadeur de France : « Monsieur l'am-
bassadeur, j'ay eu aujourd'hui de fort mauvaises nouvelles
du prynce, par quoi il me semble qu'il vaut mieux que
M. de Rambouillet attende à venir à un autre jour: je
vous envoyé les lettres dans lesquelles je me remets à
vous; je ne pense pas qu'il passe cette nuit. »
Par le même courrier, Elisabeth écrivait à la reine sa
mère : « Madame , Rambouillet arriva avant hier en ce
lieu de Madrid, lequel m'a conté bien au long de vos
nouvelles , et comme se porte tout par delà.
9 J'assureray le roi mon seigneur de tout ce qu'il vous
plaît m'ordonner sytost qu'il sera de retour; et pour
n'être en ce lieu depuis quinze jours , je ne vous fais
réponse à rien. Je prie à Dieu que le prince soit en bonne
1 M. L. Paris, Négociations tous François II, page 880.
* Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 4*8.
298 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
santé , de laquelle je crois qu'il y a bien peu d'espérances
depuis une cheute qu'il prist descendant par un degré,
et se blessa bien fort à la tête. Ne pensoit-on que ce fust
rien, mais il a été si mal et est encore, que ce sera
miracle s'il en réchappe. Dieu veuille qu'il passe cette
nuit, et si cela est, j'espère qu'il guérira, car il aura
passé le 21 . Je ne vous en dires pas davantage , me
remettant à M. l'ambassadeur, priant Dieu, madame, qui
vous donne santé très-heureuse et longue vie. Vostre
très-humble et très-obéissante fille, Elisabeth \ »
Si le prince revint de cet accident, il ne retrouva pas
les facultés que la chute et son cruel traitement avaient
compromises. Quelques gens même osaient dire, ce que
l'avenir ne confirma que trop , que les médecins crai-
gnaient qu'il ne demeurât impuissant. Cette opinion accré-
ditée avait fait agir auprès du Pape pour obtenir la per-
mission de le marier à la princesse Jeanne sa tante,
veuve du prince de Portugal. Il en avait jadis été question
pour Charles IX. Catherine de Médicis avait alors rejeté
bien loin cette insinuation , disant que son fils avoit asm
d'une trière.
Don Carlos s'irrita de ce nouveau plan, et plus tard,
apprenant que les états avaient donné leur assentiment à
un tel projet, et que de plus ils intervenaient aussi pour
obtenir que pendant le voyage projeté par Philippe II
dans les Flandres il restât à Madrid, dans une obscu-
rité et dans une inaction antipathiques à sa nature ambi-
tieuse et remuante , il fit acte de hautaine colère. « Le
prince entra ces jours passés en assemblée des états, et
1 M. L. Paris, Négociations sous François //, page 889.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 299
leur protesta que celui qui proposerait sa demeure, le
peut tenir pour son ennemi capital et de sa ville ; car il
les détruira de tout son pouvoir, et de même s'ils sont si
fols de parler du mariage de la princesse sa tante et de
luy , comme ils le proposèrent aux dernières cours qui se
tinrent il y a trois ans en ce lieu; trouvant fort étrange
qu'ils s'entremissent de telles choses , car te roi son père
le mariera bien sans eux, et que de lui est si résolu
d'aller où Ladicte Majesté ira , que tout le monde ne l'en
sçauroit garder; et leur défendit sur leur vie de ne dé-
celer ce propos; mais il s'est toutesfois découvert '. »
En mai 4562, époque de l'accident, dont les consé-
quences eurent tant d'influence sur les sentiments du
roi, et marquèrent d'une si terrible fatalité l'avenir de
l'infant , Philippe II fut ému du danger que courait le
prince son fils.
Au premier bruit de sa chute, il était accouru au
chevet du lit du mourant ; il ne le quitta plus tant que
dorèrent ses douleurs et son délire.
Sa dévotion égalant ses inquiétudes, il avait ordonné
des prières à saint Diègue ou Didace, pour lequel le
prince avait une grande ferveur. Par les ordres du roi,
le corps du bienheureux fut pompeusement et procès-
sionnellement apporté dans la chambre de l'infant; ses
reliques furent étendues sur le moribond, il revint à la
vie après cet attouchement, et durant une vision du
saint qui le combla de consolations et lui fit sentir son
soulagement immédiat. Philippe II , aussi rempli de joie
qu'il l'avait été d'anxiété, aussi pénétré de gratitude
1 Bibliothèque Impériale, ^, folio 594 à 602, 4 janvier 4567.
300 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
qu'il avait été plein de confiance*, poursuivit et obtint à
Rome la canonisation du saint l.
Enfin, en Tannée 1566, il s'agissait sérieusement de
faire reconnaître don Carlos comme roi d'Aragon à Bar-
celone, et de lui faire recevoir le serment en cette
qualité9.
Ces antécédents témoignent assez que le cœur de
Philippe II , tout étranger qu'il fût quelquefois aux sen-
timents de la nature , n'était point toujours sourd à sa
voix.
Sans vouloir réhabiliter son caractère odieux, auquel
l'aversion de la postérité est justement acquise, il con-
vient de décharger sa mémoire de faits dont l'imputation
fut une calomnie , et de la soulager quelque peu de fautes
dans lesquelles un concours étranger vint jouer un rôle
essentiel.
Le caractère de don Carlos, son physique devenu
disgracieux, son impuissance avérée de donner des
héritiers au trône, furent les premières causes de l'anti-
pathie qui remplaça les sollicitudes de son père.
On revenait sans cesse sur cette infirmité de sa dé-
bile nature : on l'exploitait à son détriment autour de
lui, et les ambassadeurs en rendaient compte à leurs
souverains, en sorte que les cours étrangères en étaient
informées.
Fourquevaulx attribuait l'aversion nouvelle de Phi-
lippe II pour son fils au tempérament et au caractère
1 J. de Ferreras, Histoire générale d'Espagne, tome IX, page 230.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., n° 30, folio 134. — Fourquevaulx
à la reine mère. — Idem, 225, 98« lettre, folio 363. Fourquevaulx au roi
Charles IX.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 301
du jeune prince, qui se développaient l'un et l'autre si
fatalement.
En juin \ 567, il exprimait à Catherine de Médicis les
assurances qu'il avait reçues à cet égard : « Madame,
écrivait-il à la reine, les deux mémoires que j'ai baillés
au jeune sieur de Laubespine sont si copieux, qu'il n'y
a lieu de vous faire longue lettre, et sa suffisance sup-
pléera à mes fautes, car il a veu et entendu toutes choses
comme moi : n'ayant autre nouvelle pour y adjouter que
ce qui nous a été conté par le médecin de la Reine
Catholique, qu'il y a eu quelque prise entre le Roi
Catholique et le prince son fils, pour les désordres qu'il
continue à faire assez mal à propos, et nous a dit que
nonobstant les recettes dont ses trois médecins lui ont
faict user pour le rendre habile d'espouser femme, c'est
temps perdu d'en espérer lignée, car jamais il n'aura
enfants, et qu'il le sçait très-bien. Cela s'accorde au dire
du prince d'Evoli, qui m'en a quelquefois dit autant l. »
Plus tard Fourquevaulx, revenant sur ce sujet si impor-
tant pour la reine d'Espagne et si intéressant pour l'al-
liance de la France, mandait au Roi Très-Chrétien en un
message secret : « Il (Ruy Gomez) me disoit ces mots :
Voyez -vous ce prince d'Espagne, nous considérons et
prévoyons bien qu'il n'aura jamais d'enfants, ou ce seroit
grand miracle pour les défauts secrets qui sont en sa per-
sonne; ains le prince qui naistra de la Reine Catholique,
ceste fois ou aultre, sera roy et héritier de tous ces
royaumes. De ladicte dame reine seront procréés une
douzaine d'enfants et filles, lesquels seront si proches
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^fi, n° 2*0, folio 823.
302 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
parents du Roy Très-Chrétien , qu'il faut penser de belle
heure à faire les pères aussi unis de cœur et de volonté,
comme ils le sont desja d'alliance et que les leurs le
seront de sang : mesme il sera plus facille, d'autant
qu'ils n'ont jamais heu différend ni querelle entre eux.
Quant à la Reine Catholique, il ne conseillera point de
la laisser en Espagne, car sa présence est autant requise
en Flandres pour bons respects, comme celle du roi son
mari; tant y a qu'il n'est encore résolu si elle faira plus
tost ses couches, ni si elle ira par mer ou par terre \ »
Au milieu de ses défauts de nature et de caractère,
la seule bonne qualité de l'infant était son adoration res-
pectueuse et passionnée pour sa belle-mère, adoration
cependant qui, selon la nature de don Carlos, avait ses
interruptions et ses inégalités; ses idées étaient incom-
plètes, hormis celles que lui suggéraient son ambition,
et encore les moyens auxquels il demandait le succès
manquaient de suite et de prudence. Son style décousu
n'achevait pas de rendre ses pensées. L'évèque d'Osma,
son ancien maître, était demeuré cher à sa reconnais-
sance; il lui écrivait souvent. Voici le texte entier de
l'une de ses lettres :
« A mon maître l'évèque : Mon maître , j'ai reçu votre
lettre dans le bois; je me porte tien. Dieu sait combien
je serois charmé d'aller vous voir avec la reine; faites-
moi savoir comment vous vous êtes porté en cela, et s'il
y a beaucoup de fruits. Je suis allé d'Almeida à Buitrago,
et cela m'a paru très-bien. J'allai au bois en deux jours;
je suis revenu à présent ici en deux jours, où je suis
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±f*, n* MO , folio 8!8t
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 303
depuis mercredi jusqu'à aujourd'hui. Je me porte bien;
je finis, je finis; de la campagne le 2 juin ; mon meilleur
ami que j'ai dans ce monde; je ferai tout ce que vous
me demanderez. Moi le prince. »
Le 23 janvier 4565, l'infant, alors âgé de vingt ans,
terminait une de ses lettres au même personnage par ces
mots : « Je finis votre très grand, qui fera tout ce que
vous me demanderez. Moi le prince \ » Malheureusement
ce prélat, l'objet des constants respects de don Carlos,
n'avàiipas conservé sur lui la même influence, et plus
d'une foie «es conseils demeurèrent sans succès.
Tel est le grince infirme d'esprit et de corps que,
malgré les dénégations et les preuves de l'histoire, le
roman veut qu'Elisabeth ait aimé.
Quand bien même le devoir, toujours si puissant sur
la conscience d'Elisabeth , n'aurait pas suffi pour main-
tenir sa vertu, la nature elle-même, dès le moment de
son mariage, l'aurait plutôt inclinée du côté d'un prince
de trente-deux ans, à qui le ciel destinait encore quarante-
huit ans d'existence, que vers un enfant de quatorze ans
à peine, qui portait sur ses traits la maigreur et la livi-
dité que donnent les fièvres qui le minaient alors, et dans
son sein le germe des maladies qui, sept ans après,
amenèrent sa fin prématurée.
Les dispositions favorables et sincères de Philippe II
à l'égard de don Carlos n'eurent pas de durée plus pro-
longée que celle des espérances qu'il avait fondées sur la
perpétuité de sa race. Les influences extérieures se joi-
gnirent aux antipathies naturelles qui s'accroissaient
1 Llorente , Histoire de l'inquisition , tome III, page 437.
30i VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
chaque jour entre ces deux caractères opposés. Le roi et
l'infant s'environnèrent alors d'espions. Comme il est
d'usage en pareil cas, ces vils et bas serviteurs changè-
rent en rivalités el en haines des sentiments inquiets
et soupçonneux. La reine d'Espagne seule conservait son
empire sur l'esprit du jeune prince.
L'ambassadeur de France mandait de lui à Catherine
de Médicis : « Il est aujourd'hui le plus honnête et obéis-
sant du monde; car bien qu'il réprouve et méprise com-
munément toutes les actions du roi son père, et qu'il
n'aye agréable chose que la princesse de Portugal, ny
que les petits princes de Hongrie fassent ou dient , il faict
néanmoins semblant de trouver bon tout ce que la reyne
votre fille fait et dit, et n'y a personne qui dispose de
lui comme elle, et c'est sans artifice ni feinte, car il ne
sçait feindre ny dissimuler '. »
Mais là se bornaient les frais et la douceur de don
Carlos. Vaincu dans les espérances de mariage qu'il avait
conçues jadis, froissé dans ses inclinations, et ne se
mettant point en peine de réparer par aucun effort la
disgrâce que la nature et l'accident d'Alcala avaient
répandue sur sa personne , il se laissait aller aux pen-
chants de sa mauvaise nature. Son mariage venait d'être
conclu avec l'archiduchesse Anne, sa cousine germaine.
L'empereur Maximilien II, son oncle, et sa tante l'impé-
ratrice Marie, malgré ses vices et ses infirmités, lui con-
servaient les tendres sentiments qu'ils lui avaient voués
dans son enfance. C'était à eux et à Jeanne d'Autriche,
princesse de Portugal, que Philippe H, pendant les
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifi, n° 8, folio 33.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 305
absences qui suivirent son premier veuvage , avait confié
les soins de son fils; ils s'étaient vainement et unique-
ment occupés de fortifier sa frêle et chétive constitution ;
quant à ses inclinations violentes, ils en avaient aban-
donné la surveillance et la réforme à ses maîtres, qui ne
purent jamais les vaincre.
De ces souvenirs venait la confiance aveugle avec
laquelle l'empereur sacrifiait sa fille au prince son cousin.
L'ambassadeur de Maximilien avait terminé les négo-
ciations relatives à ces accords : « Il s'en va, mandait
M. de Fourquevaulx à Catherine de Médicis, mal édifié
des contenances qu'il aveu tenir au prince d'Espagne à
table et hors d'icelle, et m'a dit qu'il ne les cèlera point
à son maître, étant bien marri qu'il faille que madame
la princesse Anne de Bohême épouse un prince si mal-
composé de personne et de mœurs comme il est *. » Aussi
ne l'épousa -t- il pas. Par une sorte de victoire contre
nature des destinées du père sur les destinées du fils,
Philippe II prit en 1 570 , pour quatrième femme , cette
jeune princesse enlevée à don Carlos, comme déjà l'avait
été la reine Elisabeth.
Dès l'année 1 565 , le caractère inquiet et insubordonné
de l'infant, la nature soupçonneuse du roi d'Espagne, se
manifestaient publiquement. La diplomatie en informait
les souverains étrangers. M. de Fourquevaulx écrivait à la
Reine Catholique de Madrid le 1 1 novembre : il l'entre-
tenait des bruits d'un voyage de Philippe II en Flandre;
il doutait du départ de ce prince irrésolu : « car, disait-il,
le repos et cet air de Madrid parmi le plaisir de ses
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -2-p, n° 39, folio 458.
20
306 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
autres maisons circon voisines lny satisfont trop. » Et
rejetant plus loin encore toute apparence d'un voyage
de l'infant , il ajoutait : « Moins permettra-t-il que le prince
en sorte sans lui ; oar c'est un jeune personnage sujet à
sa tête, et facilement fairoit-il telles choses contre les
Italiens et Flamands, dont l'un et l'autre se repentiront,
mesme l'on apperçoit qu'il s' ennuyé de n'avoir déjà quel-
ques grands États en son pouvoir pour y commander '. »
L'humeur inconstante et les instincts turbulents du
prince se révélaient chaque jour davantage. Le9 rapports
des courtisans envenimaient ses paroles et noircissaient
ses actions; les projets hostiles du roi se firent aussi
plus clairement pressentir. « Le Roi Catholique disoit que
si n'estoit pour le parler du monde, il logerait son fils en
une prison , pour les désordres qu'il faisoit , et ne pou-
vant estre maître de luy 8. » Ruy Gomez, faisant sans
doute allusion aux événemeuts tragiques qui éclatèrent
plus tard , disait à l'ambassadeur de France, peu de jours
avant les dernières couches de la reine , « qu'il falloit
voir ce que Dieu donnerait à madite dame , pour résoudre
là-dessus tout plein de belles choses •. »
Le roi lui-même, irrésistiblement entraîné sur cette
pente fatale , mêlant le culte de la religion au rêve de ses
sévères répressions, appelait les lumières du ciel et son
appui sur ses projets, « II avoit fait dire le \ 3* du présent
mois (janvier 1568), aux églises et monastères, qu'ils
fissent prières en toutes les heures canonialles, et aux
messes, qu'il plaise à Dieu l'inspirer et conseiller sur
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^fi, folio 53. Lettres d'État.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if5, folio 4463. 292e lettre.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -if*, folio 4463. 29î« lettre.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 307
certaines délibérations et desseing qu'il avoit en son
cœur , laquelle chose a donné assez à discourir aux espé-
culatifs de cette cour. Or, ne saurois-je assurer si c'étoit à
cause du prince son fils, mais il est vray que longtemps
devant qu'il soit parti pour Escurial , Sa Majesté ne parloit
point à luy ; ainsi il y avoit très-mauvaise satisfaction entre
eux, comme j'ai quelquesfois escript à Votre Majesté '. »
Entouré d'ennemis, don Carlos rencontrait en outre ses
plus grands dangers en lui-même. Ses qualités et ses dé-
fauts, ses amitiés et ses haines, sa confiance et ses soup-
çons, lui présentaient autant de pièges.
A la cour de Philippe II , vivait et brillait un jeune
prince que les grâces de sa personne , l'agrément de ses
manières, son goût pour les armes, ses talents militaires,
destinaient à tous les succès *. Réservé à de courtes mais
à de brillantes destinées, il avait été condisciple de don
Carlos, il le traitait en frère. Ce prince était don Juan,
frère bâtard du roi d'Espagne et fils de Charles-Quint. Il
ne fut avoué par cet empereur qu'après son abdication.
Il le recommanda alors au roi son fils, pour les honneurs
ecclésiastiques. Mais son humeur sollicitait une autre car-
rière , et son éducation obscure et laborieuse l'avait des-
tiné, par les fatigues de la campagne, aux fatigues de la
guerre, et préparé par les travaux du paysan aux travaux
du soldat.
Don Juan était le fruit de la passion de l'empereur pour
Barbe Plomberge , belle et noble jeune fille de la ville de
Ratisbonne , qu'il avait aimée après son veuvage.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^f*, folio 4U5. M. deFourque
mdx au roi.
1 Watson , Histoire de Philippe II, tome II , page 84 .
20.
308 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Favorisé des dons de l'esprit et de ceux de la beauté,
il compta pour beaucoup aussi ceux de la naissance. D
était enflé d'un orgueil naturel si prodigieux , que la mo-
destie de sa première éducation ne put le contenir, et que
les sentiments les plus honorables du cœur en furent
amoindris chez lui. Au dire de Saint-Réal , lorsque « le
sieur Quisada , seigneur de Villagarcia , qui l'avoit élevé
comme son fils, l'habillant de bure et l'accoutumant à la
fatigue, lui découvrit son état, il se jetta à ses pieds avant
de le présenter au roi.
p Quoique don Juan eût toujours cru être le fils de cet
Espagnol , il le regarda dans cette posture avec autant de
tranquillité que s'il se fût attendu dès longtemps à ce
changement , et toute la cour vit avec admiration le fils
de don Louis Quisada s'accoutumer en moins de demi-
heure à faire le fils de l'empereur. »
Cet orgueil de naissance ne fit que s'accroître avec l'âge
et les honneurs , et plus tard il en multiplia les preuves.
Vainqueur de Lépante, conquérant de Tunis , il rapporta
de ses glorieux succès une fierté qu'il tenait déjà de sa
beauté et de son origine, et une ambition démesurée,
égale à celle qui fit le malheur et la ruine de don Carlos,
et qu'il avait combattue ou plutôt trahie dans ce prince
son neveu ' .
Don Juan ne trouvait pas mauvais que dans son voyage de
Flandre, Ludovic de Gonzague, parent du duc de Mantoue,
d'une aussi noble maison que lui , et d'une naissance plus
légitime que la sienne , lui donnât à boire à genoux *.
* Rancke, V Espagne et les Osmanlis, pages 477 et suivantes.
2 Mémoires de la reine Marguerite de Valois, livre II, p. 437. Édition
de Liège, 4743.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 309
Dès le début de sa carrière , don Juan fut traité en frère
par le roi d'Espagne , et il ne cessa pas, du moins s'en
vantait-il, d'honorer la reine Elisabeth, sa signora1. Il
fut pour beaucoup dans les dénonciations qui amenèrent
la captivité de don Carlos. Le prince cependant l'avait
comblé d'une confiance et d'une amitié sans bornes; ces
bienfaits , comme il arrive souvent, firent un ingrat et ne
furent point étrangers à sa perte.
Philippe II se Tétait acquis tout à la fois par les bontés
qui attachent une âme élevée et reconnaissante et par les
promesses qui lient une âme ambitieuse. Il l'avait cap-
tivé à l'aide de ces moyens , si faciles pour un maître , si
puissants sur un courtisan. « Il lui commanda de faire le
malcontent , et de se rendre si intime au prince, qu'il eût
moyen de pénétrer tous ses desseins, ce qui fut fait si
artifici eu sèment et avec tant de persévérance et d'offres
d'entreprendre, pour lui obéir contre qui que ce fût,
qu'enfin le prince se lâcha de dire qu'il avoit un grand
ennemi , et l'ayant répété souvent depuis longtemps, étant
pressé de se déclarer audit don Juan d'Autriche : Ne recon-
noîssez-vous pas, lui dit le prince, que je suis le plus
misérable homme qui fut jamais de ma qualité ; que je
suis tenu comme un esclave , sans avoir aucune part aux
affaires, ni aucune autorité, pour me servir d'occupa-
tion , et pour me rendre capable de gouverner quelque
jour? Et après avoir dégoisé contre son père, il con-
clut qu'il falloit qu'il se délivrât de ses mains, et qu'il
se jetât vers ses bons amis de Flandres qui réclamoient
son aide.
1 Mémoires de la reine Marguerite de Valois, livre II , page 4 37. Édition
de Liège, 4743.
316 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
» Et cela découvert, le roi mit en délibération secrète-
ment entre lui et don Ruy Gomès de Silva, prince d'Eboli,
don Ghristoval de Nojos, et un autre, du remède qui s'y
pouvoit apporter1. »
Ainsi se travaillait la ruine de don Carlos, par la tra-
hison et la perfidie.
Lui cependant, dégoûté de la cour par les rigueurs du
roi son père, avide d'autorité et surtout d'indépendance r
entretenait des intelligences avec les révoltés des Pays-
Bas. Il était en correspondance avec le comte d'Egmont,
et lorsque le marquis de Bergues et le baron de Montigny ,
députés de Flandre, arrivèrent à la cour, il eut avec eut
des conférences secrètes sur le triste état du peuple et du
pays; et toujours sa compassion répondait à leurs do*
léances.
L'infant avait même osé écrire à l'un des chefs des
révoltés dans les termes suivants : « Seigneur comte
d'Egmont, si les sentiments de mon père n'étoient pas
aussi éloignés des miens que mon humeur sera toujours
incompatible avec la sienne , il est certain que les grands
des Pays-Bas jouiroient du repos qu'ils ne peuvent pas
espérer du vivant d'un roi qui a pour eux une haine
invincible, ni sous le gouvernement d'un ministre qui
exerce dans les provinces la plus odieuse tyrannie. Je
voudrais que les choses se passassent selon mes désirs;
mais j'ai la douleur de voir ma bonne volonté retenue par
des obstacles insurmontables, qui traversent l'exécution
des desseins que je roule dans ma tête, et qui ne pour-
raient être que très-avantageux à mes peuples de Flan-
1 Bibliothèque Impériale, Dupuis, registre 664, folio 49. Récit d'An-
toine Perez à M. du Vair.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 311
dres. Tout ce que je puis faire à. présent pour leur ser-
vice est de les exhorter à n'avoir aucune confiance aux
promesses du duc d'Albe, parce qu'il n'a apporté d'Es-
pagne dans ce malheureux pays que la passion barbare
de le remplir de sang et de carnage , et d'en mettre les
principales têtes à ses pieds ' . »
Cette lettre, trouvée par le duc d'Albe dans les papiers
du comte d'Egmont lors de l'arrestation de ce seigneur
et du comte de Horne, fut envoyée à Philippe II , et elle
le rendit irréconciliable avec son fils.
Plus coupable et plus imprudent encore , don Carlos
avait laissé entrevoir, par des paroles ambiguës qui ne
manquèrent point d'interprètes, qu'il en voulait à deux ou
trois existences qui menaçaient la sienne. Le roi son père
et Ruy Gomez furent indiqués comme les premières vic-
times qu'il s'était choisies, ou tout au moins comme celles
qu'il demandait au Ciel de frapper *; et Philippe H, enten-
dant cette déposition, s'était écrié « qu'il prendroit des
mesures pour le prévenir \ »
Les indices de ce terrible et redoutable mécontente-
ment du roi étaient sensibles. Depuis quelque temps déjà
Philippe II n'adressait plus la parole à son fils , et lors-
qu'il était l'objet de ses regards, c'étaient la haine et les
menaces que l'on pouvait lire en chacun d'eux \
« Madame, mandait Fourquevaulx à Catherine de Médi-
cis, vous pouvez croire qu'il y a une merveilleuse indi-
gnation et mauvaise satisfaction entre le Roi Catholique
1 Don €arlo$ condamné à mort par son père.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^f*, folio 4464. M. de Fourque-
vaulx à la reine mère.
3 Biographie nouvelle de Michaud, tome VII, page 459.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f£, folio 4445.
312 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
et le prince son fils, et si le père le hait, le fils n'en faict
pas moins; de sorte que, si Dieu n'y remédie, il en pourra
survenir un grand malheur. Mais de tant que ledict fils
hait son père, de tant augmente son affection pour la
reine sa belle -mère; car c'est à elle qu'il a tout son
recours, et Sa Majesté est si sage qu'elle s'y gouverne dis-
crètement au gré du mari et du beau -fils.
» Je vous supplie très- humblement que ce propos et
autres semblables ne soient point redits à personne,
tant naturels français qu'ils soient, s'ils sont ordinaires
d'Espagne ou qu'ils y espèrent d'avoir dignités et béné-
fices; car pour vous en parler franchement, madame, je
ne m'y fie point, comme je scay que vous faites, mais les
estime petits flateraux et raporteurs f. »
Don Carlos médita de plus en plus son départ, et la
prise de possession du gouvernement de Flandre que le
duc d'Albe allait ensanglanter. Il voulut se faire un com-
plice du jeune prince, qu'il appelait son oncle, qu'il trai-
tait en frère , qui fut son condisciple et qu'il croyait son
ami. C'était tomber aveuglément dans le piège que lui
tendait le roi son père. Don Juan, fidèle à la mission de
surveillance qu'il avait reçue, ne quittait plus don Car-
los; il l'accompagnait chez le roi, et celui-ci, en présence
de sa cour, préférait son frère à son fils : « Estant don
Jehan alléchez le roy en compaignie du prince, comme de
coutume, ledict seigneur roy ne fict compte aucun dudict
prince, mais il en fict de don Jehan, auquel il parla ami-
calement *. » C'était déjà la récompense de sa délation,
dont le bruit transpira dès le jour même. L'infant, animé
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^fi, n° 248, folio 980 à 986.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, folio 4445.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 313
de soupçon et de jalousie tout à la fois , et « pensant que
don Jehan eût découvert ses secrets à son père, le brava
an sortir de là, et don Jehan se retira, et ne se laissa plus
voir depuis ledict soir1. » Le bruit public, conforme au
soupçon de l'infant, « est qu'il a descellé au roy tous les
secrets dudict prince, lequel roy dict qu'il montrera qua-
rante causes et raisons qui le contraignent d'en agir sévè-
rement 9. » On ajoutait que don Juan allait partir pour
commander dans le Levant soixante galères , en qualité
de vicaire général. Ce bruit était sans fondement, car,
aussitôt après l'arrestation de l'infant , don Juan se laissa
voir comme auparavant *.
Au dire de Saint-Réal , la princesse d'Éboli , cette intri-
gante femme de Ruy Gomez, cette maîtresse successive
de don Juan et de Philippe II , cette maltresse simultanée
de Philippe II et d'Antonio Pérez, aurait employé son
crédit sur l'esprit de don Juan et déployé son astuce
auprès de Philippe II pour perdre un jeune prince qui
détestait son époux, et qui probablement aurait marqué
son élévation au trône par la chute du ministre. Elle se
serait flattée d'ailleurs de ruiner du même coup l'ascen-
dant que la reine possédait sur le roi, ascendant si fatal
à son propre règne, et qu'elle voulait lui substituer. Si
Ton en croit les mêmes dépositions, elle faisait espionner
pardon Juan la trop visible passion de don Carlos pour sa
belle-mère, espérant découvrir une réciprocité qui les
perdrait tous les deux.
Cette femme, qui ne se connaissait qu'en amour, n'au-
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., <^f£, folio 4464.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^fi, folio 4464.
» Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -îf*, n« 4445 et 4464.
314 VIE D'ELISABETH DE VALOIS,
rait compris et interprété que par ce sentiment toutes les
marques d'amitié qu'Elisabeth accordait au prince: de là,
selon Saint -Real, des dénonciations et des insinuations
plus perfides et plus dangereuses encore, bien capables
d'émouvoir d'une légitime colère le cœur d'un père et
d'un mari grièvement offensé dans ses sentiments les plus
profonds et les plus sacrés.
Nous ne nous arrêterons pas à la discussion de ces allé-
gations si favorables à l'intérêt du roman et du drame.
Si les preuves contraires nous manquaient nous pour-
rions aisément les combattre par la raison; mais nous
croyons les avoir détruites par les faits qui établissent
l'amour réciproque de Philippe II et d'Elisabeth, qui
démontrent la simple compassion de cette princesse pour
son beau-fils, et qui, par conséquent, effacent son nom
de cette triste cause, et ne laissent à la jalousie conjugale
aucun rôle dans la catastrophe que nous voyons se pré-
parer. Le roi d'Espagne avait assez, pour justifier sa con-
duite et ses rigueurs, des droits que l'ambition usurpatrice
de son fils et que ses intentions criminelles donnaient à
sa colère. Dans sa surveillance et dans ses mesures, il
n'agissait ni avec miséricorde sans doute, ni avec loyauté
peut-être, mais du moins la précipitation et l'ignorance
ne pouvaient lui être reprochées; il avait attendu, étu-
dié, surveillé, et, si nous remontons à des années anté-
rieures, il avait même employé à l'égard d'un fils alors
aimé tous les moyens qui pouvaient corriger la nature
et réformer son caractère. C'est dans ces conditions fatales
et criminelles que don Carlos, non -seulement atteint de
difformité, affligé d'impuissance, soupçonné de folie, mais
encore convaincu de projets, sinon clairement parricides,
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 315
Ai moins évidemment criminels, fut frappé de réproba-
tion par son père.
Il venait de préparer secrètement sa fuite : il avait
écrit au premier courrier de la cour pour lui demander
huit chevaux de poste; il devait partir le lendemain dès
l'aurore, se rendre à Gènes et de là gagner les Pays-Bas;
mais il fut encore trahi de ce c6té: le courrier fit remettre
à Philippe II l'ordre qu'il avait reçu du prince. Celui-ci, se
croyant assuré des dispositions du peuple et de la noblesse
des Pays-Bas en sa faveur, espérait prévenir rétablissa-
it de l'influence du duc d'Albe dans ces belles pro-
; et s'emparer de leur gouvernement. Il l'avait solli-
cité pins d'une fois sans le pouvoir obtenir, il se trouvait
bmstré dans ses droits en se voyant préférer ce seigneur;
il s'en était fait un ennemi, non-seulement par la juste
rivalité de son ambition , mais encore par la rudesse de
ses adieux.
Lorsque le duc d'Albe était venu prendre congé de
l'infant, celui-ci lui avait dit avec colère : « C'est à moi,
et son à d'autres, qu'appartient le gouvernement de ces
États. » Quelques auteurs accusent même don Carlos
d'avoir menacé, dans cette occasion, le duc d'Albe de son
poignard, et de ne l'avoir épargné que parce que ce sei-
gneur, plus vigoureux que l'infant, vint à bout de le
désarmer dans la lutte qui s'engagea entre eux !.
Le Soi Catholique, informé de cette scène, obligea don
Carlos de faire des excuses à son favori.
Ce malheureux prince, craignant depuis longtemps la
fatale issue de la haine de son père , s'était fait protéger
contre tonte surprise.
• Cabrera, — Don Jean Ferreras, SUtoire d'E$pogm, folio 9, page 538.
316 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Louis de Foix, ingénieur français, architecte du palais
et du monastère de l'Escurial, inventeur de la machine
qui élève l'eau du Tage dans la partie haute de Tolède,
avait, par les ordres de don Carlos, pratiqué un méca-
nisme ingénieux à l'aide duquel il ouvrait et fermait sa
porte , de son lit, sans que personne pût , à moins de vio-
lence et de fracas , pénétrer dans sa chambre pendant
son sommeil. Pour compléter ces protections si oppor-
tunes, mais si impuissantes, le prince ne se couchait pas
sans placer sous sa main et sous son chevet des armes
chargées , et son cabinet était une sorte d'arsenal rempli
d'arquebuses et de moyens de défense ; il était plus habile
qu'aucun des jeunes seigneurs de la cour dans l'emploi
de ces diverses armes , et sa réputation d'adresse le ren-
dait également redoutable et cjangereux.
Philippe II connaissait les talents et les précautions de
don Carlos; il fit arrêter par l'architecte qui les avait
établies les poulies et les verrous qui protégeaient son
sommeil.
Le 4 8 janvier 4 568, le prince s'était couché et donnait
profondément, se croyant à l'abri de toute surprise,
tandis qu'il était à la merci d'ennemis sans pitié.
Malgré ces soins, le roi d'Espagne, se présentant vers
minuit à la porte de son fils, ne pénétra dans sa chambre
qu'après y avoir fait entrer devant lui le comte de Lerme,
Ruy Gomez de Silva, le duc de Feria, le grand comman-
deur et Diego de Cordoue.
Mais le sommeil du malheureux don Carlos était si
profond , qu'ils purent arriver jusqu'à lui et le désarmer
sans qu'il sortit de sa tranquillité ; il fallut l'éveiller.
Le roi ordonna au prince de se lever, le fit revêtir
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 317
d'habits de deuil, changea ses gens contre des domes-
tiques qui avaient plutôt mission de le surveiller que de
le servir, ouvrit son portefeuille et ses cassettes ; et rem-
plaçant le luxe de sa chambre par la pauvreté d'une
prison , il l'abandonna à ses réflexions et à la garde des
ennemis qu'il lui donna pour geôliers; il joignit à ces
rigueurs celte parole menaçante, qu'il le traiteroit en roi
et non en père1. Selon d'autres relations, il lui aurait dit
avec une ironie plus cruelle encore que ses actes : « que
tout ce qu'il fa i soit n'étoit que pour son bien; que pour
tempérer l'ardeur de sa jeunesse, il falloit que le père
fftt sage pour lui et pour son fils 2. »
Ruy Gomez fut commis à la garde du prince * : ce n'é-
taient pas seulement le salut du souverain et celui de
l'État qui reposaient sur son zèle, c'était sa propre vie
qui dépendait sans doute du succès de sa rude mission.
L'infant, qui l'avait eu pour précepteur, qui le comptait
pour son ennemi et qui le recevait pour gardien , l'avait
toujours placé en tète des obstacles que rencontrait son
bonheur. « Des cinq personnes à qui il disoit vouloir mal
extrêmement , le seigneur roy étoit le premier, et après
lui Ruy Gomez, auquel il impute tout ce qui lui succède
contre son désir 4. »
La haine du roi contre son fils était si bien connue,
qu'au premier bruit de son arrestation qui courut dans le
public, on exagéra les humiliations et les rigueurs aux-
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^, folio H 63.
* Bibliothèque Impériale, Dupuy, reg. 661, folio 49. Don Jean de Fer-
reras, Histoire d'Espagne, tome IX, page 547.
8 Bibliothèque Impériale , reg. 661 , folio \ 9. Mémoires d'Ànt. Perez à
M. du Vair.
4 Bibliothèque Impériale, folio 4145. Fourquevaulx au roi.
318 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
quelles il était soumis : on le disait enchaîné, on ajoutait
que sa chambre était convertie en cachot, et que ces pré-
cautions et ces tourments étant insuffisants pour la fureur
de son père, il allait être transféré dans une forteresse,
près de Valladolid l.
Ce surcroît de précautions ne fut point nécessaire à sa
captivité ni à son supplice; don Carlos fut gardé à Madrid
dans le palais et dans l'appartement même où il avait été
arrêté. Fourquevaulx , instruisant la reine Catherine de
Médicis de cette grande catastrophe, n'hésitait pas à lui
mander : « C'est une douleur et deffortune domestique
bien pytoiable, puisque c'est entre père et fils. L'occasion
ne se peut encore savoir au vray , bien que le bruit connu
est qu'il vouloit tuer son père , ou s'élever avec quelques*
uns de ses royaumes. Cependant ils ne sont pas six qui
le sachent, ni même la reine qui s'en passionne toutes-
fois et en pleure pour l'amour de tous deux : veu qu'aussi
le prince l'aime merveilleusement. Cette nouvelle voilera
bientôt par le monde , et pour ce je voulois la vous écrire
véritable*. »
Ce message, toutefois, fut retenu par les ordres de la
reine; elle prétexta une migraine qui l'empêchait de le
compléter. « Je m'assure, dit l'ambassadeur, que ce
commandement vient du roi son mari, qui ne veut pas
que la nouvelle coure du pauvre état où le prince son
fils est, lequel s'en va mourant, et ne sauroit être en vie
d'icy à trois jours 3. »
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ~^9 folio 4403 Fourquevauh à
la reine Catherine de Médicis.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, folios 4460 et 4463.
9 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*, n° 348, folio 4395.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 319
Le roi, dans sa prudence , n'attendit pas qu'elle courût
l'univers, avec les interprétations qu'il conviendrait à
chacun de lui donner; il se hâta d'adresser des messages
à tous les souverains. La crainte qu'il éprouvait de la
prompte divulgation de sa sévérité était telle , qu'il avait
interdit à la reine d'écrire à la cour de France , et qu'il
lai avait enjoint de retenir les courriers de l'ambassadeur.
De plus, il avait défendu qu'aucun homme, soit à pied,
soit à cheval, ne sortit sans son congé de Madrid1.
Entre autres lettres qu'il adressa aux princes ou à ses
représentants, nous remarquons les deux suivantes :
« Très-saint Père,
» Nul prince n'est plus dévoué que je le suis à Votre
Sainteté, et ne se distingue plus que moi par sa tendresse
filiale; je déraentirois ces sentiments respectueux si je ne
vons rendois point compte de la conduite que j'ai tenue
à l'égard de mon fils, que j'ai fait arrêter. Je me flatte
d'abord que ma qualité de père et mon caractère , ennemi
de toute violence, déposeront en ma faveur; mais je ne
dois pas seulement m'en tenir à ces préjugés. Je dirai
donc à Votre Sainteté que je n'ai rien oublié pour donner
une éducation excellente à mon fils don Carlos ; j'ai mis
auprès de lui les plus habiles et les plus vertueux per-
sonnages, ceux qui ont l'art d'insinuer la science avec la
vertu de la manière la plus agréable. Enfin, j'ai voulu
lui faire porter le poids de tant de royaumes et de si
vastes États sans en être accablé; mais le naturel ardent
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., 4^, n° 348, folio 4464.
320 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
et vicieux de ce prince a converti en poison les meil-
leures leçons qu'on lui a données; au lieu de croître en
vertu à mesure qu'il croissoit en âge, ses inclinations
déréglées se sont fortifiées. Enfin , il s'est porté à des
excès que je n'ai pu dissimuler; il m'a obligé de recourir
au remède, extrême de le faire arrêter. Il en a coûté
beaucoup à mon amour paternel , mais j'ai cru que je
devois faire ce sacrifice à ma dignité de monarque et de
père du peuple et de la religion.
» Je suis de Votre Sainteté le très-humble fils.
» A Madrid, 1568 i. *
A l'impératrice d'Allemagne, le Roi Catholique écrivait:
« Ma très- chère soeur,
» Je ne doute pas que ma résolution d'emprisonner le
prince don Carlos, votre neveu et mon fils, ne cause à
Votre Majesté Impériale autant de chagrin qu'elle doit
répandre de surprise dans le monde, et qu'elle accable
mon esprit de la plus cuisante douleur; mais Dieu, qui
connoît les plus secrètes pensées des hommes, me justi-
fiera avec le temps des préjugés qu'on peut avoir pris
dans le monde au préjudice de ma réputation.
» Jusqu'à ce que ce temps vienne, je dois dire, pour
ma consolation et pour la vôtre , que je n'ay jamais dé-
couvert dans le prince mon fils aucun vice capital , aucun
crime capable de le déshonorer, quoique j'aie remarqué
en lui quantité de défauts et d'égarements que j'attribue
au feu d'une jeunesse violente et impétueuse. Cependant
1 Don Carlos condamné à mort par son père , page 474.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 321
je me suis vu contraint de le faire enfermer dans son pro-
pre appartement pour son bien particulier, et même pour
l'avantage de mes royaumes, au repos desquels je ne dois
pas moins mes soins qu'à la conservation de mon fils \ »
Le courrier porteur de ces dépêches fut aigrement
reçu par l'empereur, l'impératrice et toute la cour *.
M. de Fourquevaulx rendait compte au roi et à la reine
Catherine de Médicis de l'arrestation et de la captivité du
prince en divers messages, dont les dates varient du
5 février au 6 avril. La vérité attache à ces faits un intérêt
réel et nouveau ; bien que leur publication entraîne sans
doute quelque redite, on ne saurait se plaindre de la
surabondance des détails en un sujet sur lequel le roman
s'est étendu avec plus de complaisance que l'histoire.
L'empereur et l'impératrice d'Allemagne n'avaient
point renoncé au mariage de don Carlos avec la princesse
Anne leur fille , et le titre paternel qu'ils étaient au mo-
ment d'acquérir à son égard leur donnait droit , ce sem-
ble, d'intervenir en son procès. « J'ai sceu de bon lieu,
mandait M. de Fourquevaulx au roi, que l'empereur et
l'impératrice ont senti fort aigrement la captivité du
prince, et d'autant plus, parce que le roi son père ne leur
escript la cause pourquoi, sinon simplement ces paroles,
que c'est pour bonne et juste occasion dont il les avisera
quelque jour. A cela lesdictes Majestés ont répondu , entre
autres choses, qu'ils espèrent qu'après qu'il aura tenu un
peu son dict fils reclus, qu'il le délivrera, et cette péni-
tence tiendra lieu de correction et satisfaction : par les-
quelles paroles l'empereur donne à connoître qu'il ne
1 Don Carlos condamné à mort par son père, page 173.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n* 322, folio 4297.
24
322 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sçait ou ne veult savoir la vraye cause dudit enserrement,
qui est pour la notoire incapacité et faulte de sens dudit
povre jeune prince l . »
L'empereur et l'impératrice ajoutèrent à ces prières
instantes une autre demande qui aurait complété la grâce
de F infant; celle de pardonner au prince d'Orange et aux
seigneurs ses complices dans la révolte des Pays-Bas;
enfin ils conseillaient d'enlever le gouvernement des Flan-
dres au duc d'Albe : ses rigueurs sanguinaires entrete-
naient l'insurrection dans ces belles provinces.
Le roi répondit aux lettres de l'empereur et de l'impé-
ratrice que la détention de son fils était indispensable, et
justifiée par le conseil des théologiens et des jurisconsultes
les plus fameux; et quant aux Pays-Bas, l'orgueil et l'hé-
résie de leurs habitants n'étaient pas encore suffisamment
réprimés par les sévérités du duc d'Albe. Puis, revenant
sur la captivité du prince, il ajoute... qu'il ne sortiront de
prison ni espouseroit sa fille , mais qu'il conseillait d'avoir
pour agréable les recherches de Charles IX et de la don-
ner à la France 2.
La maison de France , moins intéressée que la maison
d'Autriche dans ce drame intérieur, s'étonna et s'indigna
de la rigueur du roi d'Espagne; elle s'effraya peut-être
de l'avenir.
La reine Catherine de Médicis aimait à espérer une ré-
conciliation , et frémissait cependant à la vue de ces
catastrophes, qu'elle considérait comme un effet de la
colère du ciel : elle mandait à M. de Fourquevaulx :
« Les choses qui sont entre le père et le fils sont bien
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifi, folio 4313.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifi, n° 369, folio 4456.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 323
aisées à rhabiller; ce que je désire pour le contentement de
mon beau-fils et celui de ma fille, laquelle, je suis assurée,
en porte un extrême ennui, tant à cause du roy son mari,
que pour le regard dudict prince, qui a toujours faict
connoitre lui porter bonne volonté. Dieu en cella faict
bien connoitre, aussi bien que par les guerres où nous
sommes, combien il est courroucé contre nous; mais il
faut prendre le tout en patience et se résouldre, en le
bien servant, au mal qui est advenu, ainsi que le roy
monsieur mon fils est délibéré de faire l. »
Le jeune roi Charles IX crut à peine la relation de
l'ambassadeur, et, le 49 février, il écrivait à M. de
Fourquevaulx : « J'ai trouvé le faict que vous m'avez
escript de l'emprisonnement du prince d'Espagne aussi
étrange que chose que j'ai jamais entendue, ne pou-
vant croire qu'il ait pu tomber en entendement d'homme,
ce que vous m'avez mandé qui s'en dit, qui est cause
que je désire estre éclairci de la vérité, et que je vous
fais cette dépèche pour vous prier me mander inconti-
nent des nouvelles, et, à la vérité, il est possible mesme-
ment de ce qui aura été fait en l'assemblée qui se sera
tenue, ainsi que vous m'avez escript.
» Pour mon égard, vous pouvez penser si j'ai eu grand
déplaisir de ce qui en est passé, étant le faict si étrange
que je ne puis que plaindre grandement ceulx à qui il
touche , et seray bien aise quand le tout se pourra accom-
moder, et que le faict ne sera tel que l'on me l'a mandé,
afin qu'il soit plus facile à rhabiller *. »
Sensibles paroles du jeune roi, il est vrai, mais bien
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±f£, n° 308 , folk) 4265.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*, folio 4258.
24 *
324 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
vaines pour la délivrance du prince. Cette absence d'in-
tercession de sa part et de la part de la reine Catherine de
Médicis s'explique par la réserve affectée que l'ambassa-
deur d'Espagne, don Francis d' Alava, garda, par lès ordres
de son maître, vis-à-vis de la cour de France. Dans une
audience qu'il demanda à Charles IX peu de jours après
que la reine sa sœur lui eut annoncé l'événement, il s'abs-
tint de le communiquer au roi, et celui-ci le mettant
sur la voie et lui indiquant qu'il était informé de ce grand
événement, il témoigna, mande Charles IX à M. de Foun-
quevaulx, « n'avoir pas grande envie de mordre à la
grappe et entrer dedans, car il nous dit seulement que
c'étoient choses entre le père et le fils, lesquelles ne pas-
seront outre, et qui étaient bien aisées d'apaiser '. »
Cette indifférence et cette réserve de l'ambassadeur ne
permirent point au roi d'intercéder en faveur du captif.
Ses bons vouloirs demeurèrent en suspens ; car « j'avois
délibéré, mande-t-il encore, s'il m'eust déclaré plus ou-
vertement ce qui en estait, et qu'il m'eust fait connoître
en avoir charge de son dict maître, d'envoyer un gentil-
homme vers le roy, mon beau-frère, pour le visiter en
cette affliction, et la reine ma dicte sœur; mais je diffé-
reray encore à le faire jusques à ce que vous en ayez
mandé votre avis et ce qui en aura été2. »
La reine Catherine de Médicis partageait cette surprise
et ce mécontentement : elle mandait par le même courrier
à l'ambassadeur de France en Espagne : « Monsieur de
Fourquevaulx, je ne vous puis escripre du fait de l'em-
prisonnement du prince d'Espagne autre chose que ce
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -^f*, folio 4258.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ifJL, folio 4258.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 325
que le roy monsieur mon fils vous en mande maintenant :
vous assurant que j'en suis autant marrie que je sçay que
le roy, mon beau-fils, en sera travaillé, et que le faict est
estrange.
» Le roy, mon dit seigneur et fils, vous mande la façon
dont l'ambassadeur nous en est venu parler, de laquelle
je ne me puis aucunement contenter; car il me semble
que le roy, mon dict beau-fils, son maître, désire, comme
il a toujours faict, me communiquer privément ses affaires,
et il me semble que la reine ma fille m'avoit mandé
qu'il me devoit parler de la part de son dict maître, et
qu'il en étoit chargé bien expressément. Mais au lieu de
ce faire, il nous en a parlé si froidement, que j'en suis
très-mal satisfaite, et vous prie de le faire entendre à
ladicte reine ma fille, l'asseurant que la façon de laquelle
ledict ambassadeur en a usé a gardé le roi mon dict fils
d'envoyer un gentilhomme la visiter sur ce faict, et par
même moyen lui dire de nos nouvelles '. »
Quant à la cour de Portugal , elle fut émue par la proxi-
mité du sang qui l'unissait à don Carlos. La reine son
aïeule écrivit au roi son beau-fils « qu'elle viendroit vo-
lontiers le voir, pour le consoller comme sa propre mère
en la tristesse qu'il porte, à cause du prince son fils. J'en-
tends, ajoute M. de Fourquevaulx en date du 18 février,
qu'on se passera bien de sa venue et visite ; seulement le
roy son père fera partir au premier jour un personnage de
qualité pour aller en Portugal déclarer au roy, comme
aussi à la vieille reine, grand'mère du prince, les raisons
de son enserrement *. »
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, folio 4260. 43 février 1568.
9 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±fi, n° 304 , folio 4234.
326 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Peu de jours après les mêmes désirs rencontraient de
pareils obstacles : « Un gentilhomme du conseil du roy de
Portugal est venu pour visiter le Roi Catholique et le con-
soler de son ennuy à cause du prince , et a faict instance
de le voir de la part de Sa Majesté et de la Royne son
ayeule : ce qui lui a été refusé, et s'en est retourné le 5
de ce moys avec une chaisne de mille escus que Sa Ma-
jesté lui a donnée *. »
La maison royale de Portugal ne put donc pas faire
prévaloir la preuve de son intérêt en apprenant la capti-
vité du prince; d'ailleurs son jeune roi, don Sébastien F,
plein de zèle pour la religion, d'amour pour la justice,
d'ardeur pour la gloire, et qui devait périr victime de
ces nobles passions sur la terre infidèle , recevait en cette
année les rênes du gouvernement de la main du cardinal
Henri son oncle. Sa jeunesse, les affaires intérieures, le
respect pour le Roi Catholique, son puissant voisin et son
dangereux allié, permirent les signes de deuil, mais non
pas les remontrances. La sœur de Charles-Quint, la veuve
de François Ier, veuve en premières noces d'Emmanuel le
Grand, roi de Portugal, retirée d'abord dans les Pays-Bas,
et, par suite de désordre de ces provinces, réfugiée depuis
deux ans en Espagne, était alors à Madrid avec la prin-
cesse Marie de Portugal , issue de son premier mariage.
Belle-grand'mère et tante de l'infant don Carlos, ces prin-
cesses en conçurent un profond mais inutile désespoir.
Les derniers jours de la reine Éléonore qui approchaient
en furent assombris; elles ne dissimulèrent point leur
douleur à cette nouvelle.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr.» £f£, n° 303, folio 4238-4250.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 327
a La reine et la princesse de Portugal avoient délibéré
de solenniser la fête de Saint-Sébastien pour la mémoire
du jour que le roi de Portugal naquit; lequel a été déclaré
majeur, duquel jour il gouvernera doresnavant. Ladite
saisie a troublé la foule, et y ny a eu sinon tristesse au
palais; les Portugais sont les plus déconsollés, ou en font
semblant '. »
Les grands seigneurs du royaume furent mandés sur-le-
champ pour recevoir les communications d'un fait aussi
étrange et pour entendre son explication; puis aussi, ajou-
tait M. de Fourquevaulx écrivant à la reine Catherine de
Médicis , « ils pourront à l'adventure moyenner une récon-
ciliation entre père et fils; mais fiance et amytié crois-je
bien qu'il n'y aura jamais8. »
Un moment cependant on se flatta qu'en échange de
certains sacrifices du jeune prince, et grâce aux inter-
cessions des souverains étrangers et de la noblesse espa-
gnole, don Carlos pourrait retrouver la liberté; on disait
que le prince d'Espagne, « moyennant qu'il se contente
d'épouser la princesse sa tante , sera délivré , pour avec ce
moyen satisfaire au serment des Espagnols qui l'ont juré
héritier de la couronne et successeur de ce royaume ; car,
d'antre part, le roy son père sait bien que ledict prince
n'engendrera jamais enfants, et la princesse prendra cette
patience et couvrira ces imperfections mieulx que nulle
autre femme qu'on lui sauroit donner, et le saura entre-
tenir en bon office de fils. Touchant à moi, je sçay qu'il
ne sera délivré ni marié tant que cette Majesté vivra •. »
1 Bibliothèque Impériale, suppl.fr., ^-p, folio 4 464.
9 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±fi, folio 4464.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^p, n° 329, folio 4440.
328 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
% M, de Fourquevaulx avait une sage appréciation et une
juste prévoyance de ces choses.
Les dehors de ce froid rapprochement ne furent même
pas obtenus de Philippe IL II cherchait un arrêt, et non pas
une conciliation; n'obtenant le premier ni des souverains
qui plaidaient en faveur du coupable, ni des grands d'Es-
pagne qui ne pouvaient se départir d'un respect soumis
et d'une compassion sincère envers l'héritier de leurs
rois, il s'adressa à de plus flexibles juges.
Ce ne fut cependant pas à l'inquisition même qu'il
confia le soin de prononcer le jugement. Il forma une
commission spéciale, composée de l'inquisiteur général
don Diègue Espinosa, cardinal et président du conseil
de Castille, de Ruy Gomez de Sylva, prince d'Éboli, duc
de Francavilla, et de Pastrana, comte de Mélito, con-
seiller d'Ëtat, grand chambellan du roi, de don Diègue
Bribiesca de Mugnatone, conseiller de Castille', etc. Le
roi présidait lui-même les séances, dirigeait la discus-
sion, et, disent des témoins oculaires, pleurait amère-
ment en exposant les faits accusateurs l.
En acceptant cette participation, sinon de l'inquisition,
du moins du grand inquisiteur, au procès de don Carlos,
il faut une fois encore insister sur le caractère bien avéré
de ce redouté tribunal. L'esprit de sa fondation et le
cachet de ses premiers actes fut empreint de zèle et de
douceur; la prière, la patience, l'instruction, furent les
seules armes que les premiers inquisiteurs employèrent
pour combattre l'hérésie. L'Église n'en avait pas mis
d'autres entre leurs mains. Il ne faut pas confondre ce
1 Llorenlo, Histoire de l'inquisition en Espagne, tome III, pages 457
et 466.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 329
caractère avec celui que les besoins d'une autre époque
et les passions d'autres hommes lui donnèrent dans la
suite des temps.
Vers la fin du quinzième siècle, et en présence des
dangers auxquels le judaïsme et l'islamisme exposaient
l'Espagne, la puissance civile crut devoir s'en emparer
et réglementer, au nom de la foi, mais dans l'intérêt de
la politique, une institution à laquelle l'Église avait donné
la vie, qu'elle avait pénétrée de son esprit de conviction
et marquée de son sceau de miséricorde. Dès lors le
catholicisme n'en répondit plus, et le pouvoir royal, tout
en voulant rejeter sur l'Église la responsabilité de ses
actes, aurait dû en porter à lui seul tout le poids. Ce
tribunal, malgré les ecclésiastiques qui continuèrent de
lui appartenir, fut un tribunal royal, agissant sous les
inspirations, la pression souvent du prince et toujours
pour ses intérêts. Ferdinand le Catholique l'introduisit
en Espagne; Philippe II, son arrière-petit-fils, lui donna
sa consistance et son terrible élan. Avant ces princes,
qui changèrent son esprit et sa forme, au lieu d'être la
terreur des peuples, il en était l'espoir. Les templiers
avaient demandé comme une grâce d'être jugés par ses
membres; ils savaient bien qu'alors leur condamnation ne
prononcerait pas la mort '. Il était peut-être opportun
de rappeler l'origine et l'esprit véritable de l'inquisition,
et d'y ajouter l'aperçu des variations apportées par les
siècles, pour que le blâme qu'elle pourrait encourir au
sujet de la captivité de don Carlos ne rejaillisse point sur
l'Église. Elle demeure non moins innocente de ces rigueurs
1 Comte de Maistre, Lettres sur l'inquisition espagnole, passim.
330 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
que de tous les excès commis en son nom, sans son
aveu, par des juges passionnés.
Ce fut donc sinon près de ce tribunal, du moins près
d'une commission dans laquelle figurait un de ses mem-
bres, que Philippe II vint chercher la sanction de ses
actes, faute de la rencontrer parmi les souverains de
l'Europe et la noblesse d'Espagne. L'arrestation du prince
fut approuvée, et la conscience du roi fut déclarée droite,
juste et légère à cet égard.
A l'aide de l'étroite amitié qui liait don Carlos aux
protestants des Flandres, il avait été suspecté d'hérésie;
son éloignement prolongé des sacrements ne fut pas sans
influence sur l'esprit déjuges prévenus. Philippe II, tou-
jours inquiet, l'avait fait espionner de longue main.
« On sait bien qu'il n'a point fait ses Pâques à Noël, ni
gagné le jubilé à cause de sa rancune, pour ce qu'il n'a
voulu pardonner, ny son confesseur donner absolution.
A ses dénégations, il s'est adressé à d'autres docteurs en
théologie, qui ont fait le même refus de l'absoudre, et il
y en a qui veulent dire qu'il avoit délibéré de faire un
mauvais parti au seigneur roi l. »
Ces accusations diverses, ces soupçons, ces indices,
ces propos, furent autant de charges contre le prince.
Les craintes personnelles des juges ajoutaient à leur
poids, et le sort du captif ne fut pas longtemps douteux.
Sa réclusion fut maintenue. Les preuves qui établissent
ses imprudences, le désespoir et la maladie de don Carlos
sont acquis à l'histoire; mais sa condamnation à mort,
soutenue par nombre d'auteurs prévenus et partiaux, n'est
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^9 folio 44 45. Fourquevaulx
au roi.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 331
point admissible, et on doit justifier de cette cruauté un
père dont les rigueurs n'avaient pas besoin de ce der-
nier acte pour rassurer ses craintes et sauver ses peuples
du règne insensé de son fils. Il faut en soulager aussi la
mémoire d'un tribunal dont la haine pouvait à l'aide
d'un peu de patience recevoir une dernière et funèbre
satisfaction. Il faut donc séparer le nom de Philippe II de
ceux de Bru tu s condamnant ses enfants, de Pierre le
Grand faisant mourir son fils aîné, de Jean II, roi d'Ara-
gon, ordonnant le procès de don Carlos son fils, roi de
Navarre, prince de Viarme, issu de son premier lit, ou
fermant les yeux sur son empoisonnement, essayé par la
reine Jeanne, sa seconde femme.
Si les louanges de la postérité et l'honneur que distri-
bue l'histoire ne peuvent pas être accordés à Philippe II,
ce modèle de haine contre la France et de despotisme
envers ses sujets, la vérité du moins ne saurait souffrir
que la calomnie vienne ajouter des flétrissures à ses justes
improbations.
En présence des événements accomplis et de ceux qui
se préparaient encore , la reine Elisabeth et la princesse
de Portugal étaient dans les larmes; celle-là avait été
constante dans sa maternelle compassion pour don Carlos,
celle-ci n'avait pu se départir de la sollicitude, maternelle
aussi, qu'elle avait vouée au jeune prince, lorsque en-
fant encore il était confié à ses soins, avant d'appartenir
à d'autres maîtres. Don Juan, revenant chaque soir au
palais depuis que l'incarcération de l'infant l'avait mis à
l'abri de son inimitié , avait cru devoir essayer les habits
de deuil ; mais le roi, qui lui-même accordait des pleurs
à son malheureux fils, interdit à son frère un témoignage
332 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sans doute démenti par son cœur, et qu'assurément
avaient contredit ses actes et son langage.
Au premier jugement rendu contre don Carlos, il
fallait, pour que la mesure fût efficace et complète, ajou-
ter de nouveaux arrêts et le faire déclarer inhabile à suc-
céder. Pendant que ces actes se préparaient par une lente
procédure, la sévère rigueur de la prison du jeune prince
était si scrupuleusement observée , que ni la reine ni la
princesse Jeanne ne purent arriver jusqu'à lui ni lui
porter des consolations, quelques instances qu'elles adres-
sassent au roi. Philippe II leur fit même interdire les
larmes, comme il avait défendu le deuil à don Juan '.
L' Aragon, Valence et la Catalogne envoyèrent des
députés pour intercéder en faveur du captif; le conné-
table de Castille se permit quelques respectueuses remon-
trances. Le roi fit peu de cas des unes, prit les autres dé-
marches en mauvaise part, et multipliant ses précautions,
il se mit en position de venir facilement à bout des trou-
bles qui surviendraient pour cette délivrance *.
L'évêque d'Osma, le seul personnage avec la reine
Elisabeth pour lequel don Carlos avait conservé quelque
estime et quelque déférence, était mort en 4566. Ce fut
une perte pour le roi, que peut-être il aurait pu fléchir, et
pour le prince , que sans doute il aurait touché. Le pre-
mier aumônier du roi reçut Tordre d'inviter don Carlos à
demander à la religion les consolations dont elle dispose,
et le courage qu'elle sait inspirer.
Le prince , non pas par aversion pour elle , mais par
indignation de la contrainte qu'il subissait, se refusa à ces
1 Voir à l'appendice le n° 71 .
2 Voir à l'appendice le n° 72.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 333
avances, et c'est alors qu'il lui fut représenté que si son
rang était moins auguste, le saint-office serait dans le
cas de rechercher si Son Altesse était chrétienne ou non l.
Le désespoir du prince augmentait avec la durée de sa
captivité. Ses forces physiques diminuaient, et son esprit
donnait les marques d'une aliénation croissante. Ceux qui
le surveillaient avaient défense sur leur vie de rien dire
au dehors de ce qui se passait dans sa prison. Cependant
il en transpirait toujours quelque chose. Il avait imaginé,
en manière de jeu , de placer dans sa bouche un anneau
dans lequel un diamant était enchâssé : il l'avala comme
une pilule , et on ne put l'en délivrer que dix-sept jours
après, à force de médicaments *. La faiblesse qui se dé-
veloppait à la suite de ces folies croissait tellement, que
le roi son père crut devoir aller le voir pour le consoler,
et l'engager à plus de sagesse et à un meilleur régime.
Il avait passé onze jours sans manger. L'effet de son docile
retour aux ordres de son père et aux conseils du docteur
Olivarès, premier médecin du roi, fut de donner à son
estomac un travail impossible , dont une fièvre maligne
fut la suite immédiate.
Tels étaient, avec bien d'autres détails encore, les
tristes renseignements que M. de Fourquevaulx donnait
au roi et à la reine douairière , puis, dépêchant à la cour
de France un messager discret et fidèle , il ajoutait : « II
vous plaira , sire, entendre le surplus par ce gentilhomme,
et de l'état du prince d'Espagne, qui va en empirant pour
sa délivrance , car le roi son père est après pour casser
et rompre à plat toute sa maison, parce que le pauvre
1 Llorente, Histoire de l'inquisition, tome III, page 168.
* Voir a l'appendice les n°» 73 et 74.
3Si VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
jeune homme devient plus insensé de jour en jour, telle-
ment que la tour d'Esilles ou d'Arevalos, où sa grand' -
mère mourut folle, ne lui peuvent faillir pour sa retraite,
s'il vit longuement '. »
Les souverains étrangers s'émurent de cette grande
catastrophe , et compatirent à cette immense infortune ;
ils intercédèrent en faveur du captif. L'empereur Maxi-
milien et l'impératrice répondirent par des sollicitations
pressantes pour la délivrance du prince aux messages
par lesquels le Roi Catholique continuait de les entre-
tenir de ses soucis; et si la mort du prince n'eût point
prévenu des démarches plus pressantes et plus efficaces,
l'archiduc Charles devait partir de Vienne le 4 septembre
pour solliciter auprès de Philippe II la délivrance de don
Carlos, pour s'informer plus en détail de l'occasion de sa
prise a , « et pour activer ses nopces avec madame l'in-
fante Anne , fût-il libre ou captif. L'empereur et l'impé-
ratrice ne voulant entendre à aucun autre parti , sinon
dudit prince, encore que l'infante Anne leur fille le dust
accompagner toute sa vie en prison 8. »
La mort de don Carlos ayant prévenu ce message , l'ar-
chiduc s'abstint du voyage d'Espagne ; « car de venir
pour se condoulloir du trespas, sans autre principalle fin,
n'est pas occasion digne d'un frère de l'empereur, veu
que ce peut être par son grand escuyer ou aultre A. »
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f*, n<> 34 6, folio 4282.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ±±i, n° 366, folio U49.
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ip, n° 368, folio 4454.
4 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., if*, n° 369, folio 4456.
CHAPITRE VINGT-TROISIEME.
MORT DE DON CARLOS.
Le désespoir et les excès de don Carlos furent seuls
cause de sa fin ; des actes de folie imputables à sa raison
troublée développèrent sa maladie. Ayant fait allumer
un grand feu sous prétexte du froid de la saison , il se
jeta dans les flammes, et faillit être étouffé l. Des absti-
nences et des intempérances successives eurent pour
résultat une mort prématurée, à laquelle ne l'avaient que
trop disposé d'ailleurs les accidents, les chagrins et les
excès de sa première jeunesse2. « Il se faisoit rafraîchir
le lict en mettant de la neige dans la bassinoire; il buvoit
à toute heure de l'e^u excessivement froide ; de là il eut
une fièvre très-maligne *. » Ce suicide lent et volontaire
au début, regretté et expié plus tard selon les principes
et les inspirations d'une foi mieux écoutée et mieux
comprise, fut son œuvre avérée. Si dans la suite des
lueurs d'espérance peut-être , et surtout les conseils per-
suasifs d'une religion qui éclaire et qui pardonne, le pla-
cèrent dans la voie d'une résignation touchante, il n'en
fout pas conclure que le désespoir n'eût point précédé
ces heureux sentiments, et que le crime de sa mort fût
non pas le sien , mais celui du roi son père.
i Watson, Histoire de Philippe II, tome II, page 23.
* Strada, De bello Bclgico, page 440. — Abbé de Bellegarde, Histoire
d'Espagne, tome II , page 386. — Don Carlos condamné à mort , page 1 94.
3 Ferreras, Histoire d'Espagne, tome IX, page 55*. — Abrégé chro-
nologique de F histoire d? Espagne et de Portugal, tome II, page 386.
336 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Revenant spontanément sur le refus qu'il avait fait des
sacrements , don Carlos , aux approches de la semaine
sainte, remplit avec une conscience scrupuleuse ses de-
voirs religieux. De fréquents entretiens avec son confes-
seur l'amenèrent à ce résultat. Par ordre de Philippe II
on apporta à ces actes toutes les facilités et toute là
solennité qui pouvaient s'allier avec l'état de captif. Le
caractère de don Carlos retrouva dans ces occupations
un calme et une douceur qu'il avait perdus depuis long-
temps , et Us ramenèrent momentanément une raison et
une lucidité dont on avait cru le retour impossible â. On
osait même espérer que de tels témoignages d'amende-
ment feraient suspendre le procès, ou atténueraient du
moins la condamnation qui devait en être le terme:
celle-ci en effet ne fut point prononcée , bien que, dit
Llorente, on ne pût d'après les lois du royaume se dis-
penser de frapper don Carlos de la peine de mort. Les
pièces réunies prouvaient son crime de lèse-majesté au
premier et au deuxième chef, pour avoir désiré com-
mettre un parricide et pour avoir voulu, au moyen de la
guerre civile , usurper la souveraineté des Flandres *.
Cependant des circonstances particulières tirées de
l'état mental du prince et de sa haute qualité de fils
unique du roi pouvaient, au point de vue de la politique
et de la raison d'État , engager Philippe II à faire usage
en sa faveur de son autorité souveraine.
Le cardinal Espinosa et le prince d'Eboli exprimaient
ces sentiments , mais la clémence et la justice étaient déjà
hors de saison; il suffit, pour se tirer de perplexité, de
1 Voir à l'appendice le n° 76.
a Histoire de l'inquisition espagnole, tome III, page 470,2
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 337
laisser faire la nature, qui n'avait plus besoin d'un long
temps pour achever son œuvre.
La grande sollicitude du roi, en ce moment suprême,
était de faire persuader au prince son fils que sa fin
approchait, pour qu'il pût, par ses derniers actes de reli-
gion et de résignation , échanger plus sûrement le trône
périssable qu'il perdait contre un règne éternel. Le doc-
teur Olivarès, ayant instruit don Carlos de l'irrémédiable
gravité de son mal, ce prince n'hésita pas à faire appeler
F. Diègue de Chaves, son confesseur ordinaire, et non
content des témoignages qu'il donna de ses sentiments
catholiques, il voulut y joindre encore les actes de son
public et sincère repentir. Grand et sublime pour la pre-
mière fois de sa vie au moment de sa mort , il envoya ce
religieux et le docteur Suarès de Tolède, son premier au-
mônier, demander en son nom pardon au roi son père.
Philippe II le lui accorda, et joignit à ses paroles sa béné-
diction. Il autorisa le prince à dicter son testament; il
remplit ce devoir et s'occupa de ces soins le 21 juillet.
Pendant ces tristes préliminaires de la catastrophe
suprême , le procès de don Carlos , tout préparé pour la
conclusion , ne recevait point son dernier sceau. Des his-
toriens égarés par de fausses apparences et animés par la
haine religieuse, des romanciers habiles poussés par le
besoin de rencontrer des crimes pour intéresser davan-
tage au malheur, ont prétendu que la fatale condamna-
tion avait été prononcée; ils ont même voulu qu'elle ait
été exécutée, seulement ils ont varié dans la forme de
l'arrêt et dans le choix du supplice.
Watson, écrivain protestant, dit avec vérité que bien
des princes et la noblesse espagnole sollicitèrent l'élargi»-
22
338 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sèment de don Carlos, qui leur fut impitoyablement
refusé; mais il ajoute faussement que son père le livra
au saint-office et exigea son arrêt de mort, et que sous le
voile de cette odieuse condamnation on lui fit avaler du
poison, dont il mourut quelques heures après !.
Selon Saint-Réal , les effets de drogues homicides lon-
guement mêlées dans ses aliments et dans ses breuvages,
répandues sur son linge et sur ses habits, ne purent assez
promptement triompher de sa jeunesse et de sa force. Le
roi, comprenant alors que cette lente exécution d'une
cruelle sentence laissait des chances à la vie et à la ven-
geance de sa victime, fit prévenir don Carlos qu'il lui
laissait pour toute grâce le choix de son genre de mort*.
Par déférence pour un avis secret dont on dit que la
reine Elisabeth fut Fauteur, il aurait demandé Philippe II
à ce moment suprême, et comme ce prince approchait,
et qu'on lui eut annoncé son père, il répondit : Annoncez-
moi mon roi.
Dans cet entretien, don Carlos , sans rien perdre de sa
dignité, aurait demandé grâce pour sa vie, et rappelant
au Roi Catholique que son sang coulait dans ses veines,
celui-ci lui aurait répondu bassement : « Quand j'ai du
mauvais sang, je le fais tirer à mon chirurgien *. »
Une autre parole non moins féroce est prêtée à ce
souverain. Le moment de l'exécution étant arrivé, on
aurait proposé de la différer par respect pour la fête de
Saint-Jacques, que Ton célébrait le lendemain. Le roi,
rejetant tout délai comme il avait refusé toute grâce,
* Histoire de Philippe II, tome II, page 23.
* Mathieu, Histoire de France.
'* Don Carlos condamné à mort par son père, page 490.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 3S9
aurait dit à ses conseillers que tous les jours étaient bons
pour l'exécution de la justice divine , et qu'il était ravi
d'avoir pour spectateur un aussi grand patron que saint
Jacques1.
Don Carlos, dit un autre historien, fut étranglé par
quatre esclaves , dont deux le tenaient pendant que les
autres le serraient avec un lacet de soie *.
Un auteur moins croyable encore prétend que le
bourreau qui l'étranglait lui criait : Taisez-vous, taisez-
vous, seigneur , ce que Y on fait est pour votre bien*. Ironie
barbare comme le supplice était infâme ; elle est impos-
sible à admettre, même en acceptant le roman de la con-
damnation : quelque sanglante que soit d'ailleurs la
mémoire de Philippe II, elle ne peut être tachée par la
bassesse d'un pareil fait. L'orgueilleux caractère de ce
prince n'aurait pas souffert un supplice avilissant pour
son fils, et moins encore qu'une bouche abjecte en
comblât l'humiliation par l'injure.
Don Carlos, suivant un auteur plus élevé dans ses
fictions , mais non pas mieux instruit , se mit au bain , et
s'étant fait ouvrir les veines des bras et des jambes, il
commanda que tout le monde sortit; puis prenant dans
sa main un portrait de la reine en miniature qu'il portait
toujours pendu au cou, et qui avait été la première cause
de son amour, il demeura les yeux attachés sur cette
fatale peinture, « jusqu'à ce que les frissons glacés du
trépas le surprirent dans cette contemplation, et que son
1 Don Carlos condamné à mort pat son pèr$, page 492.
2 Mathieu, Histoire de France.
' Saint-Évremont, discours. — Don Carlos condamné à mort par son
père, page 495.
22.
340 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
âme généreuse et élevée étant déjà sortie à demi avec
son sang et ses esprits, il perdit insensiblement la vue,
et depuis la vie \ »
De Thou , réunissant et conciliant ensemble la double
pensée du suicide et du supplice , l'exprime ainsi d'après
les récits de de Foix et de Pierre Justiniano.
« Don Carlos voulut s'étrangler avec un diamant qu'il
mit dans sa bouche, mais ses gens vinrent assez tôt pour
l'en empêcher. Philippe, voyant que son fils était d'un
caractère que ni la raison ni les châtiments ne pouvaient
changer ou adoucir, en conféra encore une fois avec le
saint-office, et jugea à propos, pour prévenir la mort qu'il
voulait se donner à lui-même, de le faire condamner par
un juge légitime; mais, afin de sauver l'honneur du sang
royal, l'arrêt fut exécuté en secret, et on lui fit avaler
un bouillon empoisonné dont il mourut quelques heures
après8. »
Triste condition de l'histoire d'offrir des incertitudes et
des contradictions sur le sort des personnages les plus
éminents, et que l'époque de leur existence, les actes
importants de leur vie semblaient devoir sauver de l'igno-
rance et défendre contre l'erreur. En citant au sujet de
Philippe II et de don Carlos les anecdotes qui précèdent,
bien loin de prétendre leur donner aucune autorité, nous
avons l'intention de les combattre par les faits. Notre
seule ambition a été de prouver le scrupule de nos recher-
ches et l'impartialité de notre opinion.
Avant d'enregistrer la relation véridique des derniers
moments et de la mort de l'infant, il faut encore offrir à
1 Don Carlos, Nouvelle historique , page 434 . — Saint-Réal.
2 Histoire de France, tome IV, page 72.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 34i
la critique la pièce qui semble la plus imposante en faveur
de la condamnation et de l'empoisonnement de don Carlos,
celle sur laquelle furent basés sans doute les romans, plus
ou moins ornés de variantes, qui veulent que cette mort
ait été violente et l'œuvre de la sentence de son père.
Antonio Perez avait été ministre de Philippe II, puis le
négociateur de ses amours auprès de la princesse d'Eboli;
devenu son rival, il fit mettre à mort Escovedo, qui avait
découvert ses pratiques et ses triomphes personnels, de
peur que ses succès ne fussent dénoncés par ce dangereux
témoin. Ses crimes le trahirent, et, poursuivi, condamné
par le roi son maître, il évita un sort non moins grave
peut-être que son jugement en fuyant en France, puis en
passant en Angleterre , où le roi Henri IV et la reine Eli-
sabeth lui firent l'accueil non pas que mérite la vertu ,
Biais que dicte l'intérêt.
Échappé au bourreau , il fut encore poursuivi par des
assassins soudoyés, et, disputant sa vie au poignard après
l'avoir sauvée de l'échafaud, il trahit les secrets du prince
qu'il avait servi. Sous l'empire de la frayeur et de la
haine, sous l'inspiration de la vengeance, il n'oublia rien
pour livrer au mépris le caractère de Philippe II. La rela-
tion de ses malheurs, ses lettres, ses entretiens, furent
empreints de la tristesse de son cœur, de l'aigreur crois-
sante de son caractère, de la haine qu'il avait vouée au
Roi Catholique. Le mal qu'il souhaitait à l'Espagne et à
son maître conduisait sa plume et soutenait son reste de
vie '. Ce fut poussé par de tels instincts et par de telles
passions, qu'avide de croire au crime, lorsqu'il s'agissait
1 M. Mignet, Antonio Pirez et Philippe IL
3&2 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
du roi son ancien maître, et non moins pressé de le
divulguer pour retarder, en 1 597, la paix que Philippe II
s'apprêtait à conclure avec Henri IV, il écrivait à Guil-
laume du Vair la relation suivante de la mort de don
Carlos :
« Durant ceste prison, dit-il, les regrets de ce prince
étoient toujours plus violents, si bien que don Ruy Gomez
et les autres du conseil estroit ne cessoient jamais de prier
le roy de nettoyer cette affaire. S'il estoit innocent, de le
remettre en liberté; si, au contraire, il estoit coupable,
d'user des remèdes qu'il y vouloit apporter, sans les faire
plus longuement tremper en cette captivité , de crainte
qu'ils avoient qu'il n'échappast, comme il estoit extrême-
ment rusé, et qu'il ne les ruinast peu après, ou bien que
si durant cette captivité il venoit faute du roy, il ne se
voulust venger sur eux du tort qu'il présupposoit recevoir»
» Finalement, le roy ne pouvant mieux se délivrer de
cette importunité et de ce soin, trouvant que véritable-
ment il étoit coupable, et que difficilement il pouvoit
échapper sans miner son père et l'État tout ensemble,
s'étant bien résolu avec les casuistes et les inquisiteurs
que légitimement on le pouvoit punir en sa vie, il fut
condamné par V ad vis de son conseil»
» Et pour ne faire un tel acte trop ouvertement, il fut
ordonné que durant quatre mois on luy donnerait une
potion si lente, laquelle serait distribuée en tous ses
repas, qu'insensiblement il perdrait les forces et la vie,
sans qu'il semblât qu'elle eût été précipitée par aucune
violence, ce qui fut exécuté !. »
1 Bibliothèque Impériale, Dupuy, reg. 661, folio 49.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 3&3
Tout au contraire de la relation précédente, M. de
Fourquevaulx, instruisant ses maîtres de la mystérieuse
catastrophe qui mettait toute l'Espagne en deuil , n'impute
qu'à l'infant sa triste fin.
Dès le Ï1 juillet il mandait au roi , dans un dernier
bulletin :
« Sire, le prince d'Espaigne a porté sa patience le plus
qu'il a pu, mais voyant qu'en sa captivité n'y a nulle
fin, s'est opiniâtre de ne vouloir point manger, et y a
huit jours qu'il n'a mangé que quelques prunes : on des-
sert la viande tout entière de devant luy. De sorte qu'il
est bien vrai qu'on le nourrit maintenant de confections,
nommément d'une qu'ils appellent alkiermes. Et ce matin
l'ont fait confesser, doultant qu'il meurre de foiblesse, car
d'autre mal n'a, il n'y a point de fièvre; le roy son père
en est bien marri, car s'il mouroit, le monde en parle-
rait diversement, et s'il vivra, j'entends qu'on lui répare
le château d'Arevalos pour l'y loger au large et en
seureté *. »
Cinq jours plus tard , le 26 juillet \ 568 , la catastrophe
était accomplie, et M. de Fourquevaulx écrivait à Cathe-
rine de Médicis : "
« Madame,
» Parce que la reyne votre fille s'est trouvée faschée de
la migraine et évanouissements ces deux ou trois jours ,
elle n'a pu vous escripre, comme Sa Majesté m'avoit
promis; qui est cause que ma dépèche du 21 n'est partie
1 Bibliothèque Impériale, 8oppl.fr., ±f£, n° 346, folio 4394.
S4& VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
jusquesà présent, car aussi l'extrémité de vie où le prince
d'Espagne se trouvoit m'a fait retenir ma dicte dépèche,
attendant sa fin, qui fut hier matin, entre douze et une
heure après minuit.
» La cause de sa mort procède de ce qu'il étoit souvent
trois et quatre jours sans manger, et puis il mangeoit tant
à la fois qu'il n'en pouvoit plus, et toujours buvoit de
l'eau avec la neige en grande abondance, se couchant nud
sur les carreaux, et faisant maints autres désordres pour
mourir jeune, comme il est mort, et par l'excès dernier
il a demeuré sept ou huit jours sans vouloir manger sinon
des prunes crues, et toujours buvant l'eau avec neige,
qui l'a rendu si foible que, quand il a voulu manger, il
n'a pu. J'entends que le roy son père en donne présente-
ment avis à l'empereur par ce courrier exprès, et croy
qu'il luy escripra, que l'impératrice n'a que faire de ré*
server madame la princesse sa fille pour son fils, comme
elle disoit vouloir faire , et n'y aura plus lieu de s'excuser
là-dessus. Son corps fut hier au soir porté et déposité en
l'église de Saint-Dominique el Real, pour le porter quel-
que jour à l'Escurial. Les ambassadeurs ont été appelés
à l'enlèvement, et moi, comme les autres, avec le grand
deuil et chaperon à l'espagnole. Les princes de Bohême
alloient après le corps vêtus de crêpe jusques à terre, et
un chapeau de drap, disant que c'étoit le deuil à l'alle-
mande. Toute la cour l'a pris, et moy et ma famille pareil-
lement; encore ne laissent les Espagnols de dire que tous
les Français sont bien aises dudict trépas.
» Je m'asseure qu'il plaira à Vos Majestés faire démons-
tration qu'il est autrement, et à ces fins n'y seront épar-
gnés le deuil ni les honneurs et cérémonies, pour contenter
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 345
la reyne votre fille, qui m'a commandé vous supplier de
faire en sorte que l'Espaigne sache qu'il vous déplaît que
le Roy Catholique ait perdu son fils, car de tous les peu-
ples que j'ay jamais vus ici pratiquer, cestuy-cy est celluy
qui fait le plus grand cas des choses extérieures et de
belle apparence.
» De Madrid, le 26 juillet 4568 i. »
Llorente , cet historien si prévenu quand il s'agit de
l'inquisition et de Philippe II, est non moins positif et
bien plus circonstancié encore dans ses détails. Il les dis-
culpe l'un et l'autre de cette mort et d'un tel jugement.
Plus éclairé dans cette question que Fourquevaulx, puis-
que de nombreuses études avaient précédé ses recherches
sur ce fait , il ne tient compte des accusations de ses de-
vanciers que pour les démentir; il les enregistre et les
détruit. Non-seulement, dit-il , les pièces du procès ne
parlent d'aucune sentence, mais encore elles n'indiquent
aucune résolution du roi : une note du secrétaire de la
commission termine son travail par ces mots : « Cette
procédure en était là lorsque le prince mourut de sa mala-
die, ce qui fit qu'on ne rendit aucun jugement. »
Il dit ailleurs que la réunion des détails sur cet événe-
ment porte dans l'esprit la conviction intime que la mort
de don Carlos s'est présentée avec tous les caractères
d'une mort naturelle, et que le malade lui-même l'a re-
gardée comme telle 9.
Pour revenir de la discussion aux détails historiques,
* Bibliothèque Impériale, suppl.fr., ^fi, 351 lettres, fo'ioUOO.
* Llorente, Histoire de l'inquisition espagnole, tome m, pages 471
et 478.
346 .VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
nous trouvons toujours dans le même auteur que le 22 et
le 23 juillet l'agonie du prince se déclara interrompue
par des intervalles de calme et de lucidité qui lui laissaient
écouter les exhortations des religieux qui l'entouraient,
Rétablissant la vérité de la suprême entrevue du père et
du fils, si cruellement défigurée par Saint-Réal, Llorente
apprend au lecteur que Philippe II , sachant que les der-
niers moments approchaient, retrouva pour son fils la
tendresse qu'il avait éprouvée lors de l'accident d'Âlcala.
Il voulut alors renouveler lui-même à don Carlos là béné-
diction que trois jours plus tôt il lui avait envoyée par
son confesseur et par son premier aumônier. Il prit l'avis
de ses ministres, qui s'inclinèrent devant cette religieuse
et paternelle pensée. Elle rencontra moins d'encourage-
ment chez les prêtres qui environnaient don Carlos, ils
craignaient que dans son état de faiblesse la vue du Roi
Catholique ne ramenât quelques inquiétudes dans son
esprit et quelque trouble dans ses idées.
Philippe II hésita devant cette objection ; mais dans la
nuit du 23 au 24 juillet, ayant appris que le prince était
à la dernière extrémité, il se rendit dans son appartement,
et étendant les bras entre les épaules du prince d'Evoli et
du grand prieur, il lui donna une deuxième fois sa béné-
diction sans être aperçu , et se retira tout en pleurs '.
Cette même nuit , à quatre heures du matin, don Carlos
rendait le dernier soupir.
La décomposition des traits qu'entraîne une mort vio-
lente fut loin d'être constatée après le trépas de don
Carlos.
1 Llorente, Histoire de l'inquisition espagnole, tome III, page 479
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 347
« Je lui ai veu le visage, mande M. de Fourque-
vaulx, quand on dépositoit son corps aux religieuses de
Saint-Dominique, lequel n'étoit aucunement défaict de la
maladie , sinon qu'il étoit un peu jaune; mais j'entends
qu'il n'avoit que les ossements par le surplus du corps.
On a opinion que cette mort a tiré le Roi Catholique hors
de plusieurs soucis. Il pourra sortir de son royaume à sa
volonté, sans danger d'y survenir sédition en son ab-
sence '. »
Non content d'apprendre cette grande catastrophe à
tous les souverains de la chrétienté, le roi d'Espagne,
distinguant par une faveur toute particulière le duc
d'Albe, qu'il avait établi et maintenu dans le gou-
vernement des Pays-Bas , daignait lui adresser la lettre
suivante :
« Mon cousin ayant été , Dieu servy , contraint de
prendre de sa part mon très-cher et très-aimé fils, pour-
rez considérer en quelle doleur et tristesse je m'en re-
trouve. Son trépas est advenu le 24 de ce moys, après
avoir trois jours auparavant reçu avec grande dévotion les
saints sacrements , et avoir fait une fin tant chrétienne et
avoir telle repentance et contrition, que ce m'a esté beau-
coup d'allégement et consolation en ce travail. Car j'es-
père de la miséricorde de Dieu qu'il l'a appelé, et qu'il jouit
perpétuellement de lui, et qu'il me donnera sa faveur et
ayde, afin qu'en me conformant avec sa divine volonté,
je porte et passe cette tristesse avec le cœur et patience
chrétienne qu'il convient. Vous me ferez plaisir de le faire
entendre, et faire faire en mes pays de là les services, ob-
« Bibliothèque Impériale, suppl. fr.v ±±£, qo 350, folio 4398.
348 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
sèques et démonstrations en choses de cette qualité cou-
tumières : escripvant aussi et en chargeant les prélats et
autres de l'état ecclésiastique et religieux de prier Nostre
Seigneur pour son âme et pour la direction et enchaîne-
ment de mes affaires et négoces à son saint service, et de
dire et célébrer et faire célébrer les messes, oraisons et
autres choses au service divin appartenant, en quoy vous
et eux me ferez plaisir et service bien agréable, etc. , etc.
■ De Madrid, ce 26 de juillet 4568 '. •
Les lettres de Philippe II annonçant ce triste événe-
ment ne se bornèrent point à celles qu'il écrivait au pape,
aux souverains , aux grands d'Espagne le plus en faveur.
Il annonça sa mort aux corps éminents qu'il avait infor-
més de sa résolution. Alors, tout en l'accusant, il avait
évité de le déshonorer; il n'hésitait pas aujourd'hui à
louer sa fin courageuse et chrétienne , et à donner sur la
piété, l'amendement et la résignation de ses derniers jours
des détails dignes de l'admiration de l'Espagne entière.
Rien ne fut caché, ni dans l'heure de sa mort, ni dans le
principe et les progrès de sa maladie. Si, pour l'honneur
de la vérité, il fallut appeler la réprobation publique sur
les causes de cette fin volontairement provoquée, le
même honneur exigea que de grandes réparations fussent
données pour une mort si différente de la courte et cou-
pable vie du prince.
Des obsèques magnifiques, des prières solennelles, des
oraisons funèbres furent accordées à ses restes, à son
âme, à sa mémoire. La religion, comme le cœur de
1 Bibliothèque Impériale, fonds Dupuy, reg. 24, folio 420.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 349
Philippe II , n'hésitèrent pas devant aucun des hommages
et aucune des réparations dues à son malheureux fils.
Telle est la vérité sur cette mort tant controversée et
racontée par des historiens , la plupart protestants, avec
des détails également dramatiques et controuvés. Il est
même à ce sujet une version plus romanesque encore.
Nous n'avons pas cru devoir la ranger parmi les récits qui
méritent une réfutation sérieuse. Elle est celle que dicte
une haine habile pour environner de perturbation ou de
troubles le trône des rois qu'elle veut ébranler. La curio-
sité et la crédulité populaires accueillent avidement de
tels mensonges. Elles se plaisent au scandale et elles
aiment le mystère. Don Sébastien, roi de Portugal, fut,
comme don Carlos , l'objet d'une telle fiction. L'ardente
inimitié dont le roi Philippe 11 était l'objet, surtout en
France , cherchait à multiplier autour de lui les aventu-
riers dont elle faisait des victimes ou des héros.
Une relation imprimée deux fois en \ 596, l'une à Paris,
l'autre à Poitiers, a recueilli ces bruits. D'après elle, don
Carlos, condamné à mort par son père, aurait rencontré
dans les quatre exécuteurs de son arrêt une miséricorde
due plutôt à leurs calculs qu'à leur conscience et à leur
compassion. Deux d'entre eux, le prince d'Eboli et le
comte de Chinchon, réfléchissant combien l'esprit humain
est muable , et combien celui de Philippe II était terrible
dans ses variations, craignirent que ce roi ne vînt un jour
à se repentir de ses cruautés paternelles, et à tourner sa
colère contre les trop fidèles exécuteurs de sa sentence.
Ils arrachèrent à don Carlos le serment du silence et de
l'obscurité, et l'abandonnèrent à son sort. Le prince se
serait retiré dans le bourg de Madrigal, et le métier de
S50 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
pâtissier aurait soutenu son existence jusqu'à ce que, con-
fiant ses malheurs et sa qualité à son confesseur , à dona
Anne d'Autriche, fille bâtarde de don Juan d'Autriche,
et religieuse en un couvent voisin, au marquis de Penha-
fiel, dévoué à sa mémoire, il reçut d'eux des secours pro-
portionnés à sa naissance. Mais le bruit de son existence
venant à se répandre par le zèle indiscret de ces amis, le
supplice du prêtre, l'incarcération de la religieuse, l'é-
troite captivité du prétendu don Carlos, auraient été la
conclusion d'une destinée vouée au malheur *. Cette ver-
sion, d'une spécialité toute romanesque, ne méritait pas
de prendre place parmi celles que le nom de leurs au-
teurs ou la popularité qui les a distinguées recommandent
à la critique. Mais elle ne devait pas être omise, son
invention prouvant une fois de plus combien l'imagina-
tion s'est exercée sur le compte de don Carlos , et tou-
jours aux dépens de Philippe II.
Jean de Ferreras, Strada et divers auteurs sans aucun
préjugé , sans nulle autre passion que celle de la justice,
ont porté sur la mort de don Carlos le jugement que nous
avons exprimé. Plus que ces illustres écrivains, nous
sommes fondé dans notre appréciation, puisqu'ils ne
semblent pas avoir connu les pièces que nous avons
citées. De leur temps déjà la calomnie établissait ses ver-
sions criminelles. Ferreras ne craint pas de les rapporter
avec la contestation, nous dirons même la victorieuse con-
tradiction qu'elles méritent3. Strada, concluant comme
nous par l'innocence de Philippe II, fait allusion en ces
1 Le pâtissier de Madrigal en Espaigne estimé estre dom Carlos, fils de
Philippe U.
s Histoire d'Espagne, tome IX, page 552.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 351
termes aux récits que les siens ont combattus : « Je sais
que ces faits tels que je les ai relatés ne plairont pas à
ceux qui, sans aucune distinction du mensonge et de la
vérité, saisissent avidement le côté le plus atroce des évé-
nements. » Scio hœcy uli enarrata sunt à me, non placi-
tara iis qui atrociora quœque avide arripiunt, sine ullo veri
falsique respectu l.
' De bello Belgico, livre VII, page 444. Romae, 4635.
CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME.
TRISTESSE ET MORT DE LA REINE ELISABETH.
La mort prématurée de don Carlos inspira à la reine
d'Espagne des regrets dignes de la compassion qu'elle
avait accordée à l'illustre captif. Elle n'avait pas cessé
d'éprouver un tendre intérêt pour ce prince, dont souvent
elle semblait être l'idole , et dont elle était presque devenue
la mère après avoir été sa fiancée. Elle donna à cette fin
tragique des témoignages ostensibles et publics de sa
sincère douleur.
M. de Fourquevaulx, que sa position d'ambassadeur
et que sa faveur à la cour de France rendent tout à la fois
un narrateur officiel et intime, rend compte à Catherine
de Médicis des suites de la mort de don Carlos, de ses
impressions à ce sujet.
La cour en prit le deuil comme s'il eût été question du
Roi Catholique lui-même. Philippe II avait prescrit impé-
rieusement ce témoignage de respect et de regret. La
reine surtout, pour laquelle cette perte était une perte
très-utile autant que pour les siens, portoit le deuil à l' es-
pagnole j et il ajoutait encore à ses grâces et à sa beauté :
il faisoit bon la voir en ce royal costume, dit le narrateur.
L'intérêt public se reportait sur elle avec un double em-
pressement; on attendait d'elle seule la lignée qui devait
régner sur l'Espagne, et si elle était aimée et vénérée avant
la mort du prince son beau-fils, elle le devenait maintenant
au double. Tous les obstacles, toutes les difficultés, toutes
les incertitudes étaient tranchés : bon gré, mal gré, il fal-
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 353
lait que le prince qu'elle portait dans son sein, ou qu'elle
porterait bientôt après , espérait-on , fût le roi de l'avenir.
Tous les yeux se tournaient vers elle, et les courtisans
qui partageaient leur encens et leurs adulations entre la
reine et l'infant, qui se ménageaient plus habilement que
loyalement pour toutes les éventualités, n'auraient plus
qu'une idole. Les maisons royales de France et d'Espagne
allaient se trouver liées par le sang et par l'amitié, résultat
non moins favorable à la paix et à la prospérité publi-
que qu'au bonheur intime des deux cours '. Tels étaient
les avantages incontestables de la mort de don Carlos.
Fourquevaulx les énumérait à Catherine de Médicis.
De plus, la reine Elisabeth faisait solliciter sa mère de
donner à ce trépas des témoignages de regret : ils servi-
ront, ajoutait l'ambassadeur, à resserrer encore l'amitié
qui existe entre les deux rois.
Ces tragiques événements ne tardèrent pas à être suivis
dans les Pays-Bas de scènes plus sanglantes encore, et
dont il ne nous appartient pas de soulager la mémoire de
Philippe II. L'intercession de la douce reine d'Espagne
ne put rien contre les instincts du Roi Catholique, ni
contre les influences qui le dominaient.
Le duc d'Albe, digne ministre d'un despote, faisait au
nom de son maître tomber les plus nobles tètes des Pays-
Bas, et des flots d'un sang moins illustre sans doute,
mais non moins pur, étaient versés autour d'elles sous le
prétexte de la foi, mais par l'instinct de la cruauté et
pour la cause de l'ambition.
Lamoral, comte d'Egmont, et son cousin Philippe de
* Voir à l'appendice le n° 76.
*3
354 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Montmorency 9 Nivelle, comte de Hornes, finissaient leurs
jours sur l'échafaud. Aux batailles de Gravelines et de
Saint -Quentin, l'ingrat Philippe II leur avait dû la
gloire et le succès de ses armes. L'ambassadeur de France,
assistant de loin au supplice du comte d'Egmont, écri-
vait au roi Charles IX, qn'il venoit de voir cheoir la tête
de celui qui deux fois avoit fait trembler le royaume
de France1.
La mort de ces deux héros donna tort à tous les chefs
d'accusation qui avaient entraîné leur arrêt. Le 5 juin \ 568,
ils finirent en catholiques, assistés et confessés par Martin
Rithove, évêque d'Ypres; ils finirent en sujets fidèles,
protestant au roi par lettres et par serments, peu d'heures
avant leur supplice, d'un dévouement qui n'avait point
reçu l'atteinte qu'on leur reprochait calomnieusement.
S'ils étaient coupables, ce n'était point, disaient-ils, de
rébellion, mais d'un zèle pour la grandeur du roi et pour
sa justice, que n'avaient point compris des lieutenants
indignes de sa confiance *.
En vain l'empereur Maximilien, la duchesse de Parme,
les États de Hollande , les grands seigneurs de ce royaume,
s'adressèrent-ils à l'équité de Philippe II, à ses intérêts
eux-mêmes mieux entendus et mieux servis; en vain la
comtesse de Hornes et la comtesse d'Egmont firent-elles
appel à sa clémence, celle-ci pour son époux, celle-là
pour un fils; en vain la reine d'Espagne joignit-elle ses
prières à tant de remontrances et à tant de larmes, rien
ne toucha le cœur impitoyable du monarque auquel ne
parlaient ni la faveur dont l'empereur son père avait
1 Strada , De bello Belgico , livre VII , page 459.
f Mémoires pour Vhistoire de Flandres , tome I, page 261.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 355
honoré le comte de Homes, ni le souvenir des services
qu'il avait personnellement reçus de ces deux seigneurs.
Il lui fallut leur sang : mais de ce sang naquirent de
nouvelles haines, des soulèvements plus acharnés que
jamais , et enfin l'indépendance de ces belles provinces
qui ne purent soutenir un joug que tant d'excès rendi-
rent exécré l.
Nul doute que la reine d'Espagne ne souffrit cruelle*
ment de ces fureurs du pouvoir masquées sous l'ombre du
zèle de la foi, et sous le prétexte des droits de l'autorité
souveraine et légitime. Ils comblèrent les chagrins que
lui avaient causés la captivité et la mort de don Carlos.
Elle était languissante depuis longtemps, avec des
alternatives de défaillances et de santé dont s'inquiétait
Catherine de Médicis. Chaque semaine l'ambassadeur de
France informait la reine sa mère de son état, et s'effor-
çait de calmer ses appréhensions.
En mère tendre et en reine prévoyante, Catherine de
Médicis cherchait à inspirer la confiance et conseillait les
soins à sa fille bien-aimée. Elle écrivait à M. de Fourque-
vaulx : « Dites à la reine ma fille que je la prie de se
bien garder, et qu'elle pense, si Dieu lui donne un fils,
que cet heur et bien ne sera pas à elle seule, mais à
toute la chrétienté, et à ce royaume principalement, et
en particulier à sa vieille mère, qui avant de mourir aura
eu ce contentement de se voir grand' mère (lorsque le roi
son frère en aura aussi un) des deux plus grands rois de
la chrétienté, et ne le dictes qu'à elle *. *
1 Mémoires pour V histoire de Flandres, passim. — Watson, Histoire
du règne de Philippe //, tome II, pages ii et suivantes.
* Bibliothèque Impériale, nppl. fr., ±f*, #> 315, folio 4309.
23.
356 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Mais le développement de la grossesse d'Elisabeth
amena celui de sa maladie. Les approches de son terme
furent celles de%sa fin, et dans cette lutte entre la mater-
nité et la mort, la mort fut la plus forte, et détruisit son
fruit, sa vie et sa fortune.
Le roi d'Espagne l'environnait des soins qu'il lui avait
toujours prodigués. Sans aller chercher dans son cœur et
dans sa tendresse des instincts et des inspirations dont
nous avons la certitude et les gages, il nous suffirait,
pour croire à sa sollicitude, des conseils de son ambition
et des intérêts de sa politique. La naissance possible d'un
prince consolidait sa puissance et comblait son orgueil. Il
n'aurait pas manqué , en le voyant venir au jour, de recon-
naître et de célébrer le dédommagement et la consolation
que la Providence accordait à la perte récente de don
Carlos. Il aurait compris et dit que le ciel se chargeait de
récompenser sa sagesse et sa résignation dans cette grande
épreuve de sa vie; car, tout haut placé que fût Philippe H
par son trône, tout isolé qu'il fût par la crainte de ses
courtisans, il tenait toujours une oreille attentive et om-
brageuse ouverte et inclinée vers les bruits du monde.
Les bouches qui prononçaient son nom uni à celui de son
fils, et qui les rapprochaient par un récit criminel et
ténébreux, n'avaient pas pu parler si bas que leurs accu-
sations n'eussent été entendues du souverain. Un fils
venant au monde aurait été non-seulement le soutien
immédiat de la puissance du roi, mais encore la réponse
céleste à toutes ces voix ennemies qui criaient malédiction.
La possibilité morale manque donc autant à un nou-
veau crime que les preuves matérielles; elles sont toutes
accumulées au contraire pour justifier le roi d'Espagne
VIE D'ELISABETH DE VALOIS, 357
de cette accusation; ce n'est pas que nous nous posions
en champion de Philippe II. Si nous reconnaissons ses
talents et sa grandeur, nous n'entendons point célébrer
son caractère, justifier toutes ses entreprises, ni l'amnis-
tier de ses crimes. Nous l'abandonnons au jugement juste
et sévère que la postérité , que son siècle lui-même, por-
tèrent sur son règne et sur lui. Mais la réprobation méritée
par ses actes ne donne point de droit à la calomnie, et,
dans un temps où les circonstances atténuantes ont un si
grand poids sur tous les jugements humains, il est bon de
les admettre, lorsqu'au nom de la justice et de la vérité
elles réclament une place devant le tribunal de l'his-
toire.
Du reste, ce n'est point à elles que nous prétendons
recourir à l'occasion de la mort d'Elisabeth. Il nous suffira
de nier toute participation de Philippe II à cette cata-
strophe, après avoir établi l'intérêt de sa politique comme
celui de sa réputation et même celui de son cœur à sa
conservation.
Les preuves officielles parleront d'elles-mêmes, et com-
poseront tout le plaidoyer.
II est vrai qu'Antonio Perez, cet ennemi sans mesure
de Philippe II , après avoir été son rival sans respect et
son courtisan sans conscience, l'accuse à la face de l'uni-
vers de tous les crimes qui peuvent souiller une mémoire
et la vouer à l'exécration universelle.
Antonio Perez, servi dans sa haine par les secrets
d'État et les secrets d'alcôve qu'il avait possédés , dénon-
çait et trahissait Philippe II dans toutes les cours. Il ne se
sanvait du poison que le roi d'Espagne répandait autour
de lui, et des poignards qu'il dirigeait de loin sur sa poi-
358 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
trine, que par une protection achetée au prix de ses tra-
hisons et de ses calomnies.
Il animait les Provinces-Unies à la révolte contre l'Es-
pagne; il était l'âme des traités qui allaient lier la France
et l'Angleterre contre cette dangereuse et redoutable
puissance. Au besoin, et selon les conseils de la ven-
geance qui l'inspirait contre Philippe II, il se promettait
de vendre les intérêts de la France à l'Angleterre, d'abu-
ser de la confiance de Villeroy pour servir l'amitié du
comte d'Essex \ ou bien encore de reporter à Henri IV
les secrets d'Elisabeth. Son seul but constant était la ruine
du Roi Catholique, et sa politique machiavélique trouvait
bons tous les instruments et toutes les inventions qui ser-
vaient un tel dessein.
Tel est l'homme sur la foi duquel l'histoire a reconnu
Philippe II coupable de la condamnation de don Carlos
et de l'assassinat d'Elisabeth. En \ 594, à l'époque où ses
machinations actives contre sa patrie le conduisaient de
France en Angleterre, il publiait, à l'adresse de toutes
les nations européennes, une dénonciation formidable
contre Philippe II. Tous ses actes, tout son langage, con-
couraient à ajouter le mépris et l'horreur à la haine et à
la crainte qu'inspirait le despote espagnol.
C'est pour servir ces intérêts et ces passions qu'il écri-
vit alors le récit suivant. Sans prononcer le mot poison,
il en indique l'emploi; du moins il respecte la réputation
de la reine et laisse intacte sa vertu, malgré l'usage et
l'amplification que certains auteurs ont faits de ces détails:
« Après la mort du prince, fils du roy, de la personne
1 M. Mignet, Antonio Pare* et Philippe II, page 346.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 359
duquel le roy avoit eu tout plein de jalousie , non- seule-
ment pour l'État, mais aussi pour la reine , laquelle avoit
été accordée en mariage à son dict fils plutôt qu'à soy, le
roy voulut s'en défaire aussi , et ce qui le précipita fut
qu'un marquis del Pozzo, faisant l'amour à une des tilles
de la reine, vint si avant qu'il eut le crédit d'entrer de
nuict quelquefois dans le quartier de la reine pour aller
voir sa maltresse; ce qu'estant découvert, le roy moyenna
que certains gentilshommes, ses confidens, se déguise-
roient en gueux et allassent dormir sous une halle qui
correspondoit aux fenêtres du costé de la reine, où s' étant
aperçu du galant lorsqu'il descendoit tout vestu de blanc,
et l'ayant suivi et vérifié qu'il étoit celui dont on se dou-
toit, le malheur voulut qu'en une course de bague la
reine, étant à sa fenêtre, laissât cheoir par mégarde un
mouchoir, qui fut recueilli par le même.
» Tout cela ensemble augmenta le soupçou qu'on avoit
sur la personne de la reine, et fit qu'on épiât pour la
deuxième fois quand il en sortiroit de nuict, qu'on le
daguât criant toujours : Assi muge el traydor. De quoi il
ne se fit point de bruit; mais le roy moyenna que la
duchesse d'Albe, première dame d'honneur de la reine,
vieille matrone, et laquelle étoit sa gouvernante, vint
un matin éveiller la reine, et luy dire que les médecins
trouvoient bon qu'elle prît une petite médecine pour se
décharger un peu d'humeur, et qu'autrement elle ne sau-
rait sauver son fruict.
» Ce qu'elle rejetta fort loing, disant qu'elle ne se
porta jamais mieux, et qu'elle ne le pouvoit faire en
l'état de grossesse où elle étoit. La duchesse insistoit tou-
jours , disant que cette lune ne se pouvoit passer sans
360 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
prendre cette médecine, puisque les médecins le trou-
voient bon.
» Sur ces disputes voilà entrer le roy avecque sa robe
de chambre, qui ne couchoit pas loing de là, lequel,
s'étant enquis du sujet de la dispute, donna du commen-
cement tort à la duchesse; enfin, ayant ouï les raisons
qu'elle alléguoit, commença à persuader la reine à même
fin. Laquelle résista longtems et par raison et par refus
tout à fait; mais enfin le roy lui dit que puisqu'il impor-
toit à l'État, il falloit qu'elle passât par là, et prenant le
vase de sa main le lui présenta et lui fit boire, et dans
trois ou quatre heures après elle se blessa d'un fils qui
avoit tout le crasne de la teste brûlé, et mourut quant
après1. »
M. deFourquevaulx, complet, exact et fidèle dans son
récit, donne à Catherine de Médicis d'autres et nom-
breux détails sur la mort de la Reine Catholique. Les his-
toriens les plus instruits et les plus impartiaux eux-
mêmes, de Thou, Ferreras, Strada et autres, conviennent
que cette fin fut naturelle, exempte de toute participa-
tion coupable; mais ils semblent avoir ignoré les particu-
larités touchantes qui élèvent encore la mort d'Elisabeth
au-dessus de sa vie, qui font presque une grande sainte
de cette grande reine, qui remplacent sa couronne pas-
sagère par l'auréole éternelle. Ce récit naïf ne saurait
être égalé par aucun éloge, et c'est lui que nous donnons
pour conclusion d'une vie dans laquelle nous n'avons
rencontré aucune faiblesse ni aucune tache.
L'exercice de la piété , la pratique de toutes les vertus,
1 Bibliothèque Impériale, Dupuy, 661, folio 24.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 361
l'essai et l'emploi d'une bienfaisante influence la rem-
plirent tout entière; née sur le trône de France, élevée
sur celui des Espagnes, Elisabeth put envier peut-être
un sort plus heureux, mais non pas une destinée plus
noble ni plus haute. Elle jugea les biens de ce monde et
ses grandeurs comme les jugent ceux qui les ont possé-
dés sans y fixer leur cœur. « Elle fit une fort belle fin
et d'un courage fort constant, abominant ce monde et
désirant fort l'autre '. » Elle ne démentit jamais le sur-
nom d'Irène, ou de princesse de Paix, qu'elle avait reçu
en entrant en Espagne; les larmes et l'admiration qu'elle
obtint pendant sa vie et à sa mort ont été trop peu signa-
lées, trop peu recueillies par l'histoire; puissent -elles
être renouvelées par le récit qui va suivre et qui ter-
mine ce livre ! S'il ne nous appartient pas de nous en
enorgueillir, nous nous applaudissons seulement du
bonheur de sa découverte, et nous rendons hommage en
le transcrivant aux soins qui l'ont amenée 8 :
« Madame,
» Plût à Notre Seigneur que la très-mauvaise nouvelle
qui m'est force de vous escripre ne fût point advenue,
encore que ce fût au prix de ma pauvre vie, ou bien
qu'autre de vos serviteurs que moy tint ce lieu pour vous
la faire entendre. Il est donc ainsi, madame, que l'opi-
nion qu'on a eue il y a quelques moys de la faulce graisse
de la reine votre fille, luy feit user d'infinis remèdes
1 Brantôme, édition de Paris, 4823, tome V, page 434.
1 Nous devons cette communication et celle de la majeure partie des
pièces que nous avons citées au concours obligeant du savant directeur du
cabinet historique, M. L. Paris.
362 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
pour retenir, qui lui retint si malheureusement ses pur-
gations que, quand elle a été véritablement enceinte,
jamais son corps n'a eu huit jours d'entière santé, sans
avoir foiblesses de cœur, évanouissements et vomisse-
ments. Votre Majesté l'en avoit assez advertie, devant et
après, ainsy que j'ai veu , car Sa Majesté me faisoit l'hon-
neur et faveur de me communiquer toutes vos lettres. Il
est advenu, madame, que lesdictes foiblesses et vomis-
sements l'ont si étrangement pressée en trois jours, qu'il
plût à Dieu la prendre ce jourd'huy sur le point de midi,
après avoir avorté d'une fille d'environ cinq mois, bien
formée, laquelle a eu baptême, et si le lien eût pu sortir
du corps comme avoit faict ladicte fille, Sa Majesté n'en
eût pas valu moins. Le roy, son mary, l'avoit visitée le
matin devant jour, auquel ladicte dame , parlant en très-
sage et très-chrétienne princesse, prit congé de luy pour
jamais en cette vie , en langage que reine ne parla onc
de meilleur cœur ni plus sainement, luy recordant en
après Mesdames ses filles l'amitié de Vos Majestés, la
paix de vos royaumes et ses dames, avec autres paroles
dignes d'admiration et pour faire fendre le cœur d'un
bon mary, comme estoit le seigneur roy. Lequel répondit
de même constance, ne pouvant croire qu'elle fût si près
de sa fin, et luy accorda et promit toutes ses requêtes et
demandes, puis s'est retiré en sa chambre fort augois-
seux et triste, selon qu'on m'a dict. Ladicte dame s'étoit
confessée et avoit fait son testament cette nuict, et de
bon matin luy ont administré le saint sacrement et la
sainte onction; car elle les a demandés. Et m'ayaiit
don Jehan Manrique fait savoir ceste extrémité seule-
ment entre cinq et six heures, nous sommes allés chez
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 363
elle incontinent, monseigneur de Iignerolle et moy, ma
dicte dame nous a soudain reconnus, et m'a dict :
« Monsieur l'ambassadeur, vous me voyez en chemin
» de déloger bientôt de ce misérable monde pour un
» autre royaume plus agréable , où j'espère d'être au-
» près de mon Dieu en gloire qui n'aura jamais fin.
» Je vous prie dire à la reine madame ma mère et au roy
a mon frère que je les supplie prendre patiemment ma
» fin, et se contenter de ce qui me contente plus que ne
» soit oncq bien ni prospérité que j'ai gousté en ce monde,
» c'est de m'en aller vers mon Créateur ou j'espère avoir
» meilleur moyen de leur faire service, et je prierai Dieu
» pour eux et pour mes frères et sœurs qu'il les garde
» et maintienne très -longuement en sa très-sainte pro-
» tection; vous les prierez de ma part qu'ils prévoyent
» à leur royaume , afin que les hérésies qui y sont pren-
» nent fin, et de mon costé je prie et prierai Dieu qu'il
» leur en donne le moyen, et qu'ils prennent ma mort
» patiemment en croyant que je suis bien heureuse. » Je
luy ai répondu que je m'assurois avec la grâce de Dieu
que Sa Majesté vivroit assez longuement pour, de son
temps, voir le bon ordre que Vos Majestés sont après à
mettre et donner, afin que, selon son désir, Dieu soit
servi en France. Elle m'a fait réponse : « Non, non, mon-
» sieur l'ambassadeur, je désire bien qu'il soit ainsi, mais
» non de le voir, car j'aime trop mieulx aller voir ce que
» j'espère et croy de voir bientôt. » Je luy ai, madame,
voulu donner courage le moins mal que j'ai sçeu. Elle
m'a répondu que je verrois tantôt comme elle tendroit à
sa fin sans remède, d'une telle asseurance parmy la grâce
que Dieu luy donnoit de mépriser le monde et ses gran-
364 VIE D'ELISABETH DE VALOIS,
deurs, et d'avoir en lui et en Jésus-Christ toute son espé-
rance, que jamais chose ne lui fut moindre souci que de
mourir au bout d'une prière. Je luy ai demandé s'il luy'
souvenoit de me commander de vous faire entendre
quelque particularité; elle a répondu que non, que de
vous supplier de sa part au nom de Dieu de ne vous con-
sister point pour sa perte, car elle s'en alloit avec les
bienheureux, qui est tout le mieulx que Votre Majesté et
ceulx qui l'aiment luy pourraient désirer : auquel lieu
vous attendra pour lorsque Dieu sera servy vous appeler,
après vous avoir voullu tirer hors les misères et travaux
que Votre Majesté porte pour le bien du roy et de ses
bons sujets : me commandant escripre au roy que elle le
supplie de se montrer roy et maître , car il doit cela à
son royaume et aux siens, vous recommandant, madame,
les infantes à tous deux, et autres paroles que jen'aisçeu
retenir d'extrême angoisse où je sentois, et que j'avois
par manière de dire plus grand besoin de consolation
que moyen de la donner à ladicte reine; laquelle a sem-
blablement parlé au dict sieur de Lignerolle au] très
semblables qui luy perçoient le cœur et les entrailles,
comme les susdicts à moy, et aussi, madame, estant
exhortée de son confesseur assez chrestiennement, elle
disoit chose de très-dévote, religieuse et chrestienne prin-
cesse, et en parfaite connoissance de son salut. Elle a
toujours parlé et répondu aux exhortations et prières
dévotes dudict confesseur, jusque moins un demi -quart
d'heure de son trépas qu'elle a commencé de travailler
d'un travail reposé, qui l'a menée si doulcement, que
l'on a sçeu juger du moment qu'elle a rendu son esprit,
excepté qu'elle a ouvert ses deux yeux clairs et luysants,
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 365
et me semblent qu'ils me commandoient encore quelque
chose ; car ils étoient tournés droit à moy. Cela faict , ma-
dame , nous nous sommes retirés bientôt après, laissant
tout le palais en pleurs, ensemble les processions et peuple
de cette ville qu'il n'y a grand ni petit qui n'en pleure,
et tous la regrettent pour la meilleure reine qu'ils aient
jamais et n'y sauroit avoir. Le roy son mary s'en est
allé se retirer au monastère de Saint-Hieronime '. »
Telle est la dépèche touchante et véridique dans
laquelle M. de Fourquevaulx raconte à Catherine de
Médicis la fin de la reine d'Espagne.
Brantôme, se faisant l'écho des bruits sinistres qui cou-
rurent alors sur cet événement, ajoute : « On parle fort
sinistrement de sa mort pour avoir été advancée.... On
dit qu'un jésuite fort homme de bien, un jour de sermon,
parlant d'elle et louant ses rares vertus, charitez et
bontez, lui échappa de dire que ç'avoit été fait fort mé-
chamment de l'avoir fait mourir, et si innocentement,
dont il fut banni jusqu'au plus profond des Indes d'Es-
pagne : cela est très-vrai , à ce que l'on dit *. »
Il n'est point étonnant que Brantôme , cet inimitable
écrivain, trop amoureux d'ailleurs des récits dramatiques,
et souvent trop crédule pour les faits scandaleux, ait
accepté avec empressement une version répandue à son
époque, accréditée maintenant encore, et qui donnait à
une grande princesse française, son héroïne, outre l'im-
mortalité acquise par sa vertu, celle plus retentissante
encore qui nait d'incomparables infortunes. Mais la rela-
tion impartiale de M. de Fourquevaulx contredit son
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., .if±, 374e lettre, folio 4474.
2 Brantôme, tome V, page 432, édition de Lebel, 4823.
m VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
opinion , et dément en tons points la missive d'Antonio
Ferez, inspirée par sa haine de Philippe II et tachée par
la calomnie. Elisabeth n'accoucha point d'un fils, comme
le veut le narrateur infidèle, mais d'une fille; l'enfant
n'avait point le crosne de la teste brûlé, comme le soutient
le premier dire, mais il était bien formé et put recevoir le
baptême. Nul poison et nul crime ne causèrent cet enfan-
tement prématuré; il fut en partie le résultat de méprises
sur un premier état de la reine. Le début de sa grossesse
n'avait pas été compris; on la soigna énergiquement
malgré les propres instincts d'Elisabeth, malgré les
recommandations et les lumières de la reine sa mère , qui
ne cessait pas d'indiquer et d'envoyer des remèdes pour
la reine d'Espagne.
Llorente, dont nous aimons à multiplier les citations
lorsqu'il s'agit de soutenir la mémoire de Philippe II , dit
de la reine d'Espagne Elisabeth, que sa mort est due à
la nature et nullement au poison. Après avoir été fidèle en
ce point à la vérité, constant dans son aversion pour la
mémoire et pour le caractère du Roi Catholique, il avoue
que ce prince méchant, inhumain, et selon lui hypocrite,
était capable de tuer son épouse, s'il avait eu un motif
de haine; mais, ajoute-t-il, s'attachant surtout à l'hon-
neur d'Elisabeth , ce motif n'a point existé; puis, détrui-
sant de fond en comble le roman de ses amours avec don
Carlos, cause prétendue de sa cruelle fin, a la reine Eli-
sabeth, dit-il, ne donna jamais le moindre sujet de
jalousie; elle n'a point écrit de billet à don Carlos, elle
ne lui a point envoyé de lettres par un affidé ni parlé en
particulier1. »
1 Llorente, Histoire de l'inquisition espagnole, tome III, page 430.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 367
Quelques jours après cette irréparable catastrophe,
M. de Fourquevaulx , revenant sur les inconsolables
douleurs qu'elle devait exciter, écrivait au roi de France :
« Sire,
» Il est bien besoing que Vos Majestés accomplissent
la prière de ladicte feue reine votre sœur; c'est vous
conformer à la volonté de Dieu et vous contenter dn
contentement qu'elle m'a dit avoir en sentir de s'en aller
en paradis, et de plus, Sire, qu'il vous plaise faire
l'office de consolateur envers la reyne, selon l'extrême
nécessité où je prévoys bien que ceste perte la pourra
réduire sans être assistée de la grâce de Dieu, qui donne
la force de porter les adversités \ »
Puis ensuite, l'ambassadeur rendait par ses inquiétudes
et par ses découragements un dernier hommage à l'appui
que la France avait toujours rencontré dans l'auguste
reine qu'il pleurait. Il offrait immédiatement sa démis-
sion à Charles IX et à Catherine de Médicis, il exprimait
les difficultés que rencontrerait sa mission, et il indiquait
les qualités nécessaires en son successeur.
« Et de moy , Sire , je ne vous sçaurois faire service
dors en avant par deçà, ains je supplie humblement
Vostre Majesté m'en oster incontinent, car aussi vous y
ai-je servi trois ans entiers, et pour l'honneur de Dieu,
que j'en sorte au premier jour; car il me seroit impos-
sible d'y demeurer davantage , ny vous y faire service
de bon cœur ny selon mon debvoir*. »
* Bibliothèque Impériale, suppl. fr., «fi, n° 373, folio 4469.
2 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f£, n° 373, folio 4469.
368 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
Dans une autre dépêche, M. de Fourquevaulx, péné-
tré des mêmes regrets , mandait à la reine :
« Madame ,
» Ayant reçu beaucoup d'honneur et de faveur de la
feue reine votre fille en ceste ambassade, je m'y verrais
dors en avant avec si extrême regret qu'il mé serait im-
possible d'y demeurer davantage, et pour que je connois
bien n'y pouvoir servir Vos Majestés ainsy que mon
debvoir requiert en l'honneur de Dieu, madame, donnez-
moy congé incontinent de m'en retourner sans aspirer à
nulle grandeur, et moins de vous aller importuner pour
m'honorer de quelque estât de votre cour.
» Touchant au successeur qui me viendra relever le
siège, veillez qu'il soit tel qu'il ne vienne point faire icy
son premier coup d'essay , car votre service s'en pourrait
porter fort mal pour ce que cette ambassade s'en va aller
la plus difficile, et de plus grande conséquence, puisque
le moyen qui la souloit rendre aisée n'y est plus *. »
L'Espagne entière pleura cette reine bien-aimée. Nul
auteur ne varie sur l'amour qu'elle y avait inspiré et sur
les regrets profonds qu'excita sa perte. M. de Lignerolles,
envoyé au Roi Catholique pour lui porter les nouvelles de
la bataille de Jamac, en fut le témoin; et Brantôme,
d'après ses aveux , dit : « Jamais on ne vit peuple si
désolé, ny si affligé, ny tant jeter de hauts cris, ny tant
espandre de larmes qu'il fit, sans se pouvoir remettre en
façon du monde, sinon au désespoir, et à la plaindre
incessamment2. »
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., -îf*, n° 375, page 4476.
* Vies des dames illustres, tome V, page 431.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 369
La France ne perdit pas moins que l'Espagne à cette
mort prématurée ; et sans parler des regrets amers qu'elle
causa à sa famille , elle inspira des désespoirs et des
craintes à toute la nation. Elle avait été l'ange de la paix
pour l'un et l'autre peuple, elle avait constamment déjoué
les ambitions usurpatrices et arrêté les mauvais vouloirs
du roi son mari vis-à-vis de la France. À ce sujet, sa vie
en Espagne avait été un travail plus qu'un bonheur : elle
n'avait point connu de tranquillité vraie , et si le succès
avait souvent couronné ses efforts, ce n'avait pas été
sans peine et sans inquiétude; elle savait, dit encore
Brantôme , « gaigner et entretenir le roy son mary à
nostre bien et à nostre repos : ce qui nous la doit faire
plaindre à jamais pour la bonne affection qu'elle nous a
toujours portée comme à ses enfants *. »
Les premières paroles de M. de Fourquevaulx à la
reine douairière, après le récit de cette mort et les déso-
lations à son sujet, furent des paroles d'anxiété :
« M. de Iignerolles , qui s'en retourne vers Vos Ma-
jestés , vous rapportera tout ce que nous avons appris de
nouveau, et des discours qui se fairont sur ce dict trépas;
car il y a de quoy parler et discourir, en fait de mariage
et mesmement de la paix, si l'on pense qu'elle doibve
durer ou non, soit de votre endroit ou d'estuy-cy *. »
On fit à la Reine Catholique des funérailles dignes de sa
grandeur et des respects comme de l'amour qu'elle avait
inspirés. Son corps fut inhnmé, revêtu de l'habit de saint
François \
1 Vies des dames illustres, tome V, page 437.
9 Bibliothèque Impériale , suppl. fr., ±f*, n° 375 , folk) 4476.
a Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^fi, n° 375, folio 4476.
24
370 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
La France ne lui rendit pas moins d'honneurs et ne lui
accorda pas moins de larmes. Le 2 et le 6 octobre, entre
autres, il se fit à Notre-Dame un service pour son âme,
auquel assistèrent le roi son frère, la reine sa mère, les
évoques, les ambassadeurs, la cour et tout ce que la basi-
lique put contenir de peuple. « Ledict roy est grandement
à louer d'avoir remis sur l'ancienne et exemplaire cous-
tume des roys ses prédécesseurs , allant et assistant aux
éxèques et services des trépassés leurs parents prochains,
laquelle coustume avoit été intermise depuis près de
deux cents ans1. »
La reine d'Espagne laissa deux filles : l'une, Isabelle-
Claire-Eugénie, mariée à l'archiduc Albert, et qui fut
gouvernante des Pays-Bas; l'autre, Catherine, qui devint
duchesse de Savoie par son alliance en i 585 avec Charles
Emmanuel.
En 1685, un siècle et quatre générations plus tard,
naissait Marie -Adélaïde de Savoie, mariée à l'âge de
douze ans au duc de Bourgogne. Par elle, l'auguste mai-
son de Bourbon eut le droit de compter Elisabeth de
Valois , reine d'Espagne , au nombre de ses ancêtres * :
glorieux avantage , dont on ne sait qui féliciter le plus ou
de la mère ou des fils.
Isabelle reçut de la reine d'Espagne un cœur tout fran-
çais à l'image du sien, tandis que l'infante Catherine con-
serva les inclinations espagnoles, à l'instar de son père;
mais elles ne cédèrent point l'une à l'autre en noblesse
de caractère.
« Elle a laissé, dit Brantôme, deux filles, des hon-
1 Don Feiibien, Histoire de la ville de Paris, tome IV, page 827.
2 Moréri , Gran i dictionnaire historique , volume IX , pages 4 95 et 4 96.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 37i
notes, des vertueuses infantes de la chrétienté; quand
elles furent un peu grande ttes, de l'âge de trois ou quatre
ans, elle pria le roy son mari de lui donner et laisser
l'aisnée toute à soy, et qu'elle la vouloit nourrir à la fran-
çoise, ce que le roy luy octroya volontiers : donc elle la
print en mains, et luy donna si belle et noble nourriture
et façon françoise, qu'elle est aujourd'hui aussi bonne
Françoise que sa sœur madame de Savoye est bonne
Espagnole, et qui ayme et chérit les François, selon l'in-
struction de la reine sa mère; et asseurez-vous que tout
le crédit et la puissance qu'elle a du roy son père, elle
l'employé bien pour le bien et secours des pauvres Fran-
çois, quand elle les sent en peine et entre les mains des
Espagnols !. »
Fidèle aux recommandations de la reine d'Espagne et
aux promesses par lesquelles il avait consolé ses derniers
moments, le roi combla de bontés les dames qui l'avaient
suivie et servie. Il donna quatre mille écus à chacune
d'entre elles pour leur mariage, et, sans prétendre les
nommer toutes, de ce nombre furent mesdemoiselles de
Riberac sœurs, mesdemoiselles de Thorigny sœurs, mes-
demoiselles de Fumel, de Royan , d'Ârne, de la Motte au
Groin, de Montai, etc., etc., qui rentrèrent en France
après la mort de leur auguste maltresse. Mesdemoiselles
de Saint-Ana et de Saint-Léger firent mieux : elles se dé-
vouèrent à la mémoire de la Reine Catholique, comme
elles s'étaient dévouées à son service ; elles eurent l'hon-
neur d'être gouvernantes de mesdemoiselles les infantes,
et furent mariées richement avec deux grands seigneurs
1 Brantôme, tome V, page 437.
U.
S72 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
espagnols, « et elles furent plus sages, car mieux vault
être grand en un pays étranger que petit dans le
sien : aussy Jésus dict que nul n'est prophète en son
pays '. »
Le roi d'Espagne donna à la perte d'Elisabeth des
regrets sincères et mérités; mais, pressé du désir d'ob-
tenir un héritier de ses vastes royaumes, il ne tarda pas
à rechercher de nouveaux liens. Par cette fatalité singu-
lière qui le rendait le rival heureux et perpétuel du prince
don Carlos, il dirigea ses vœux vers sa nièce, dona Anne
d'Autriche, qui, comme Elisabeth, sa troisième femme,
avait été promise à son fils; il l'obtint aisément de l'em-
pereur Maximilien, qui ne cessait de regretter pour l'ar-
chiduchesse sa fille le trône d'Espagne.
En janvier 1 570, le mariage, conclu depuis longtemps,
fut arrêté par un traité solennel, et, dans le mois d'octo-
bre de la même année, le duc d'Albe, ce terrible repré-
sentant du pouvoir de Philippe II , cet éternel interprète
de ses amours, alla chercher la jeune princesse; mais la
durée ne fut pas acquise à ce nouveau bonheur. En l'an-
née 1 580, le roi d'Espagne devint veuf pour la quatrième
fois , peu après avoir joint la couronne de Portugal à ses
autres couronnes. Il avait obtenu du moins le succès qu'il
avait si longuement et vainement poursuivi jusqu'alors:
en 1578, un infant, qui depuis fut le roi Philippe III,
avait été accordé à ses vœux.
Il n'est pas dans notre sujet de suivre Philippe II dans
les détails de sa vie de soixante-douze ans et de son règne
de quarante-trois années. Nous nous sommes imposé pour
1 Brantôme, tome V, page 4M.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 373
limites les huit années pendant lesquelles son existence
fut unie à celle de la reine Elisabeth.
Pour compléter cependant en quelque sorte un travail
exclusivement consacré à cette princesse , il faut ajouter
que le roi d'Espagne mourut le 4 3 septembre 4 598 ; sa
fermeté dans ses dernières souffrances égala celle qu'il
avait déployée dans toutes les circonstances de sa vie. Il fit
appeler près de lui son fils et sa fille Isabelle, ce deuxième
fruit de ses amours pour Elisabeth de Valois. Ce fut près
d'elle qu'il rendit l'âme , et l'histoire peut voir encore une
preuve de sa vénération et de sa tendresse pour la mé-
moire de la Reine Catholique dans le témoin qu'il voulut
avoir de ses derniers moments, et dans le choix de la
main qui devait fermer ses yeux. Il leur parla de la
vanité des grandeurs de ce monde, recommanda la reli-
gion catholique à leur vénération et le soin de leurs États
à leur zèle. Puis il donna son attention aux détails de ses
funérailles. Le plus grand éloge de ce prince est sorti de
la plume de l'un de ses adversaires religieux; c'est chez
lui que nous choisissons de préférence, parce que, dégagé
de toute exagération, il emprunte un caractère de vérité
aux préventions hostiles que l'auteur pourrait avoir pui-
sées dans un esprit national et protestant. « Pendant son
affreuse maladie, dit Watson, il fit paraître la plus grande
patience, une force d'esprit étonnante, et surtout une
résignation à la volonté de Dieu peu ordinaire. Tout ce
qu'il fit pendant tout ce temps prouva combien étaient
vrais et sincères ses sentiments de religion; son exactitude
et le zèle même avec lesquels il observait les moindres
pratiques indiquées par l'Église romaine, comme des
moyens assurés pour être bien accueilli par la Divinité,
374 VIE D'ELISABETH DE VALOIS.
tie laissèrent aucun doute de l'intime persuasion où il était
de leur efficacité; il fit aussi dans ses derniers moments
plusieurs actes de clémence, etc., etc. »
Plus loin , le même auteur, continuant son rôle impar-
tial, ajoute : « La vérité de l'histoire exige aussi que nous
disions que le zèle qu'il avait pour la religion était sincère,
et Ton ne peut raisonnablement supposer le contraire !. »
De là, l'histoire ne saurait conclure qu'Elisabeth fût
une reine heureuse, et que Philippe II fût xm bon roi;
mais il résulte des preuves que nous avons accumulées,
des opinions que nous avons comparées, des pièces que
nous avons citées , que la Reine Catholique obtint l'amour
du roi son époux, tel que pouvait le donner son coeur;
que ce prince n'est point coupable des deux crimes dont
H a été chargé par des romans , deâ drames, des histoires
elles-mêmes, plus sérieuses, mais souvent aussi peu
fidèles que ces premières productions. Enfin, dans les
nombreux actes du règne de Philippe II, dans ses faits,
dans ses rigueurs les plus impardonnables, dans les traits
les plus odieux de son impitoyable caractère , on retrouve
toujours, selon nous et malgré Llorente, une profonde
conviction de son droit, et quelquefois de son devoir. Sans
entreprendre de le justifier, nous devons cependant recon-
naître son zèle pour le bien et la justice, égaré trop souvent
par des influences perfides et par des instincts trompeurs.
On doit encore à Philippe II , sinon un éloge , du moins
cette justice et cet honneur que , par des moyens déplo-
rables sans doute, il préserva l'Espagne du protestantisme
qui la menaçait, du judaïsme et du mahomélisme qui se
• * Watson, Histoire de Philippe II, tome IV, page 301.
VIE D'ELISABETH DE VALOIS. 375
disputaient avidement son gouvernement et ses richesses.
Il ne suffisait pas de crier anathème contre leurs erreurs
et leurs envahissements, en présence des dangers aux-
quels leurs principes et souvent leurs excès expo-
saient non-seulement la foi catholique, mais encore les
institutions politiques et la société tout entière, il fallait
employer la terreur des moyens.
Nous ne sommes point l'apologiste de Philippe II ni
l'avocat des rigueurs et de l'intolérance; mais lorsque la
vérité et la justice sont attaquées par des armes violentes,
elles ont pour leur défense le droit de leur emploi, et les
nations chrétiennes, comme les princes légitimes, sont
quelquefois forcées de recourir à des moyens extrêmes
pour protéger leur foi et l?ur pouvoir menacés. Tout,
excepté le crime, devient permis en présence de telles
extrémités.
Autour de Philippe II, tout était en péril; la France,
envahie par l'hérésie, dut peut-être à son action d'avoir
conservé sa foi; à ce titre seulement, et tout en maudis-
sant les bûchers, les échafauds, les sentences et les mas-
sacres qui , en France comme en Espagne , ensanglantè-
rent le seizième siècle, nous nous inclinerons devant la
mémoire du souverain qui conserva à ces deux grandes
nations la religion de leurs pères. Sans jamais aimer ni
choisir le mal, même celui qui conduit au bien, nous
reconnaîtrons et nous bénirons la main de la Providence
dans le bien qu'elle sait tirer si miraculeusement du mal
et de tous ses excès.
APPENDICE.
»>333
NOTICE SLR M. DE FOLRQLEVALLX.
Il n'est pas hors de propos, avant de donner quelques pièces
officielles dues à Raymond de Pavie, sire de Fourquevaulx, de
dire quel était ce personnage intelligent et dévoué, si important
dans les négociations de son époque, si éminent par le rôle et les
charges qu'il fut appelé à remplir. La biographie et l'histoire, sans
être muettes sur son nom, ne lui ont point accordé, ce semble, la
place due au caractère et au mérite de cet illustre personnage.
Un mot sur ses prédécesseurs immédiats servira de préface à
cette notice. On ne rangera au nombre de ces derniers ni M. de
Lansac, secrétaire d'État, qui fut vers la fin de 1559 adjoint à
l'ambassade d'Espagne; ni Jacques Lhuillier, abbé commendataire
de l'abbaye d'Épernay, que la Reine Catholique eut pour secrétaire;
ni M. de Rambouillet, de la maison d'Ângennes, envoyé vers
Elisabeth sur la fin de son existence. Ces prélats, ces seigneurs y
et quelques autres encore, eurent des missions ou secondaires, ou
transitoires, ou confidentielles, dont souvent la sollicitude de la
reine Catherine de Médicis pour les intérêts intimes de la reine
d'Espagne était l'occasion.
Nous nous arrêterons aux personnages revêtus officiellement du
titre et des pouvoirs d'ambassadeur, et qui, pendant la durée de
l'existence d'Elisabeth en Espagne , en remplirent les fonctions.
Le premier en date de ces illustres diplomates est Sébastien de
Laubépine, évêque de Limoges. Né en 1518, fils cadet de Claude
de Laubépine, neveu de Jeanne de Laubépine, seconde femme
d'Antoine du Prat, père du chancelier, il avait dû son élévation à
Claude de Laubépine, son frère aîné, secrétaire d'État, confident
de Catherine de Médicis. Plusieurs bénéfices ecclésiastiques récom-
378 APPENDICE.
pensèrent ses premiers services. En 1543, le roi François Ier
employa son dévouement à retenir les Suisses dans l'alliance fran-
çaise. A la diète de Worms, en 1545, il fut l'auxiliaire intelligent
de M. de Grignan dans toutes les questions ardues qui se débattaient
encore avec l'Allemagne.
Sébastien de Laubépine continua longuement sa mission et ses
services auprès des cantons helvétiques. En 1555 , une trêve fut
proposée avec l'Espagne et les Pays-Bas : Sébastien de Laubépine
en fut l'âme. Elle porta le nom de trêve de Vaucelles, lieu de sa
conclusion. L'évêché de Vannes récompensa les succès de Sébastien
de Laubépine, qui n'était encore qu'abbé de Basse -Fontaine. H
ne tarda pas à échanger ce siège contre celui de Limoges. En 1552
son influence fut puissante aux conférences et dans le traité de
Cateau-Cambrésis, et le règlement des articles du mariage entre
Elisabeth de Valois et le Roi Catholique fut surtout son ouvrage.
Lorsque mourut Henri II , il était à Gand , ambassadeur auprès de
Philippe IL Ce prince revint en Espagne ; Sébastien de Laubépine
l'y suivit, comme l'y obligeait sa mission, et là, il remplit celle de
recevoir Elisabeth, de protéger sa jeunesse, de diriger son inexpé-
rience , et de répondre à la confiance dont l'honorait à ce sujet
Catherine de Médicis. Plus d'une année (ut employée à ces soins
touchants et à ceux de la politique; le succès ne leur fit jamais
défaut.
Au début de 1561 , M. de Laubépine tomba malade. La fatigue
que lui causaient les affaires ne mettait cependant point d'obstacle
à son travail. Mais tel fut le prétexte que choisit Catherine de Médias
pour le rappeler à la cour. Les influences avaient changé autour
d'elle : créature dévouée des Guise, l'ambassadeur devait être sus-
pect aux Bourbons, qui reprenaient faveur.
On lui donna pour successeur, en 1561, Jean Ébrard de Saint-
Sulpice.
De retour en France, M. de Laubépine reprit sa place dans les
conseils de la couronne, et jusqu'en 1578 il participa avec les Mot*
villiers, les Lansac, les Saint-Sulpice, à tous les grands actes du
gouvernement. Il appartenait au conseil secret II y a lieu d'espérer,
par l'absence des preuves, et même par celle des indices, qu'il ne
trempa pas dans la résolution du massacre de la Saint-Barthélémy*
Mais alors les intrigues de cour et la jalousie des médiocrités qri
environnaient Henri III firent baisser sou crédit. L'influence de
APPENDICE. 379
Catherine de Médicis s'affaiblissait vers la même époque. Pour
obtenir son éloignement, on prit pour prétexte l'irrégularité scan-
daleuse d'une position qui laissait en dehors de l'Église le titulaire
d'un grand évéché et de nombreux bénéfices. Le diocèse de Limoges
retrouva par sa disgrâce un prélat éminent : il reçut les ordres et
se voua tout entier à ses devoirs religieux ; le 2 août 1582, il mourut
à l'âge de soixante-quatre ans. Sa disgrâce , après quarante ans de
services, n'altéra point la royauté de son cœur, et sa chute le vit
toujours, comme l'avait trouvé la faveur, d'une incorruptible fidé-
lité. Le prêtre, le sujet, le ministre, l'ami, rencontrent en lui un
irréprochable modèle *.
Jean Ébrard , baron de Saint-Sulpice, chevalier de l'ordre du Roi,
conseiller d'État, capitaine de cinquante hommes d'armes, remplaça
près de Sa Majesté Catholique Sébastien de Laubépine. 11 était
l'ami de son prédécesseur : ce fut de son aveu seulement qu'il
accepta la charge dont on éloignait Sébastien de Laubépine, et
après avoir obtenu de Catherine de Médicis l'engagement qu'elle lui
continuerait sa faveur et sa confiance 2. Les détails historiques man-
quent sur cette vie non moins militaire que diplomatique ; elle dut
être belle cependant, si l'on en juge par les honneurs dont il fut
comblé, et si, selon la justice plus que selon l'usage, ils furent
attribués au mérite et non pas à la faveur.
Le 3 avril 1561, il partait pour l'Espagne, « si bien instruit de
toutes choses, qui passent par deçà, qu'on n'y sçauroit rien adjou-
ter. » Ainsi le Roi Très-Chrétien faisait-il son éloge en l'adressant à
l'évêque de Limoges. La reine Catherine de Médicis écrivait, à la
même date et par le même courrier, à Sébastien de Laubépine :
« a avril.
» Monsieur de Limoges, je vous prie penser que j'ai grand regret
qu'il ait fallu vous révoquer, voyant le teins tel qu'il est et la façon de
quoi , pour le service de ce royaume, vous vous êtes gouverné, qui
me fait vous dire que vous pouvez vous assurer qu'en tout ce que
1 Ces détails sont extraits de la précieuse et savante notice que M. Louis
Paris a placée à la tète de son beau livre : Négociations sous François II. Ce
livre est comme un monument élevé à la mémoire et à la gloire de Sébastien
de Laubépine. — Voir aussi Y Histoire des secrétaires d'État, par le sieur
Çatmlet du Toc.
3 Lettre de Saint-Sulpice à Sébastien de Laubépine. — M. Louis Paris,
négociations sous François II, notice, pages 24 et 25.
380 APPENDICE.
j'aurai moyen de le reconnottre, ne fauklrai le faire ; de façon que
connoîtrez comment j'en suis contente. Mais puisque ne pouvez
plus demeurer, je vous envoie Saint- Sulpice, lequel connoissez
suffisant et de si bonne volonté que, étant du tout instruit de vous
avant partir, comme je vous prie faire et ne lui rien dissimuler,
d'autant que je m'assure qui ne connott que le roi mon fils, et moi,
afin qu'il puisse continuer ce que avez si bien fait. Et avant partir,
je vous prie dire à ma fille , bien au long, tout ce qui vous semble
qu'elle devroit faire tant pour son repos que pour maintenir notre
amitié. Et aussi je désirerais que, avant que partissiez, vous apor-
tissiez la résolution de ce que peut espérer le roi de Navarre, et à
la vérité dans combien je puis espérer de voir le roi monsieur mon
fils. Je vous prie, ayez-en la résolution de toutes ces deux choses,
et vous ferez grand plaisir à
» Catherine '. »
M. de Saint-Sulpice arriva sous les auspices de telles recommanda-
tions : il y joignit celle de la naissance; son ancienne origine che-
valeresque grandissait encore par l'alliance des d'Aubusson, des
Lévis, des Gontaut-Biron ; sa mère et sa femme appartenaient à ces
deux familles. Enfin cette maison devait s'éteindre peu après, et
porter sa fortune dans celle de Crussol-d'Uzès *.
L'ambassadeur fut reçu à Madrid comme le méritaient ces condi-
tions et surtout le renom de son intelligence. Le 20 octobre 1562,
la Reine Catholique, le voyant à regret partir pour la cour de France,
mandait à Catherine de Médicis : « Qu'elle n'eût su envoyer à Madrid
personne qui eût été si agréable au roi son seigneur, et que , quant à
elle, elle a voit été bien fort aise de sa venue, et que puisqu'il savent
si bien le chemin d'Espagne, elle supplioit Sa Majesté de ne le lui
laisser oublier \ »
On se garda bien de cette faute ; il revint peu après : son voyage
en France était une mission et non point un rappel. En 1553, il
était encore à Madrid : ce fut lui qui prépara l'entrevue de Bayonne.
Ses succès en cette circonstance et en bien d'autres prouvent assez
qu'il réunissait à ses privilèges de naissance les dons de fidélité et
1 H. Louis Paris, Négociations sous François II, page 883.
3 P. Anselme, Histoire gén. et chron., tome IX, page 67. — Laboé,
Dictionnaire des origines, tome 1, page 348.
3 M. Louis Paris, Négociations sous François II, page 890.
APPENDICE. 381
d'habileté , qui sont les titres les plus réels à la grandeur et au
pouvoir. Ses nombreuses dépêches attestent sans contredit son
mérite et son activité '.
Au mois d'octobre 1565, M. de Saint-Sulpice était rappelé en
France, où l'attendait une constante faveur. 11 mourut Fan 1581.
Pour la dernière fois, son nom se trouve encore mêlé aux affaires
actuelles et actives de l'Espagne. M. de Fourquevaulx le rempla-
çait : écrivant au roi Charles IX, il s'en remettait, disait-il, à son
prédécesseur déjà parti , de lui parler des armements redoutables
que Philippe II faisait à la destination d'Alger, disaient les uns,
contre la Floride, disaient les autres9.
M. de Fourquevaulx est, selon nous, non-seulement le plus émi-
nent de cette série d'ambassadeurs qui se sont succédé en Espagne
pendant le règne d'Elisabeth , mais encore le plus important des
diplomates de son époque : ses instructions, comme au reste celles
de ses prédécesseurs, étaient les plus délicates de toutes. La puis-
sance de l'Espagne , le caractère du Roi Catholique , l'état de la
France qu'il représentait dans cette cour, semaient sa mission de
difficultés nombreuses. M. de Fourquevaulx sut les vaincre, comme
l'a prouvé l'histoire d'Elisabeth, ou plutôt Elisabeth, en les apla-
nissant, lui ménagea et lui assura la victoire.
Mieux vaut, pour faire connaître le mérite de ce seigneur, ses
antécédents et sa naissance , laisser la parole à un historien qui vit
et suivit de près ses actes. Celle que nous prendrions nous- même,
soit pour analyser, soit pour extraire, nuirait au charme du lan-
gage, ou affaiblirait le récit. Cet historien avait, malgré la distrac-
tion de ses voyages et l'embarras de ses charges de cour, consacré
de nombreux loisirs à l'étude. Dans ses Vies de plusieurs grands
capitaines français, il avait accordé une juste place à Raimond de
Beccarie de Pavie, baron de Fourquevaulx, son père, et notre
ambassadeur. En outre, il avait réuni ses papiers diplomatiques,
et il faisait précéder et suivre cette noble tâche de la note et de la
notice que voici :
1 Bibliothèque Impériale , Mortemart , 11° 7-39. — Idem , n» 10-39. — Idem,
«• 1S-39. — Idem, n° 35-39. — Idem, n° 49-39. Idem, n« 50-39, etc., etc.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., **-*, n° 6, folk) 33.
382 APPENDICE.
Extrait de la notice sur le sieur de Fourquevatdx , ambas-
sadeur du Roi Très -Chrétien Charles IX* près le Roi
Catholique Philippe d'Autriche, (m. d. xc. vi. )
Trouvant chez moi les originaux de plusieurs lettres et mé-
moires propres à la vérification et intelligence de choses advenues
de notre tems, tant en France, Italie, Espagne, qu'autres divers
quartiers, j'en ai voulu faire présent aux amateurs de l'histoire,
espérant ce mien travail leur devoir être autant agréable que je l'ai
jugé nécessaire et digne d'être lu par ceux qui négocieront en pays
étrangers, pour le service de leur prince, ainsi que messire Ray-
mond de Pavie, sieur de Fourquevaulx, la vie duquel, pour la
particulière obligation que j'ai à sa mémoire, j'ai rédigé en ce traité
plus succinctement que ses longs services ne méritaient, tant à
faute de mémoires que pour n'ennuyer le lecteur; lequel saura, s'fl
lui plaît, que le susdit sieur, extrait de père en fils, de cette an-
cienne famille des Beccarie réfugiée en France lorsque les factions
guelfes et gibelines causoient tant de diversités à Pavie, où (selon
Bernard Corio, livre troisième de Y Histoire de Milan, et Georges
Mérùla, livre sixième, ils avoient obtenu et longuement possédé
les autorités), ayant atteint le dix-neuvième an , et entendu la levée
que faisoient plusieurs gentilshommes françois pour accompagner
M. de Lautrec en Italie, se mit en la compagnie du sieur de Négre-
pelisse , qu'il suivit en toutes les occasions qui s'offrirent en ce
voyage , tant à la prise de Bosc , d'Alexandrie , de Pavie, de Troyes,
qu'au disgracié siège de ISaples, à la retraite duquel il fut prison-
nier et détenu près d'un an , non encore bien guéri d'une blessure
venue à l'assaut de Pavie , d'où enfin retourné chez lui et continué
quelque tems l'exercice des lettres , où il avoit un assez heureux
commencement. Voyant l'institution des légionnaires que le roi
faisoit dresser en ses provinces, accepta la lieutenance du chevalier
d'Ambres, chef de l'une de ces légions, avec lequel il servit son
prince, tant au recouvrement des terres que le duc de Savoie occu-
poit, qu'au siège de Fossan, et en l'armée de Provence, où l'em-
APPENDICE. 383
pereur fit assez mal ses affaires; et depuis en Piémont, au voyage
de Turin, au retour duquel , parce que la trêve accordée pour dix ans
permettoit à chacun de se retirer, il occupa ce loisir en la compo-
sition du livre de la discipline militaire , attribué à M. de Langeay
(lequel avoit l'exemplaire qui depuis son décès fut imprimé sous
son nom) avec fort peu de raison et d'apparence, ainsi qu'il se juge
clairement.... (Ici prennent place la citation et la discussion des
preuves d'après lesquelles l'auteur enlève à Guillaume du Bellay ,
seigneur de Langeay , et attribue à M. de Fourquevaulx l'honneur
d'avoir écrit le livre de Y Instruction militaire ou Traité de la disci-
pline militaire).
Ledit sieur de Fourquevaulx , à la rupture de la trêve , sachant
M. le Dauphin au côté de Roussillon et au siège de Perpignan,
dressa quelques troupes de gens de cheval et de pied, dont il fit
plusieurs courses en Espagne , endommageant l'ennemi au delà des
monts, et s'efforçant de faire en cette entreprise (et en plusieurs
qui s'offrirent es suivantes années) que le roi le connût homme de
service et digne de quelque commandement, ce qui lui réussit,
obtenant après le trépas du comte de Garmain la charge de mille
hommes de pied de la légion de Guyenne, qu'il conduisit à Bor-
deaux, lorsque les troubles suscités es pays de Saintonge, Angou-
mois, Poitou, Limousin, Périgord et autres terres de la Guyenne,
par l'insolence des officiers de la gabelle contraignirent le roi d'y
envoyer une bonne et forte armée sous la charge de M. le connétable,
lequel ayant remis chacun à son devoir, et châtié les plus mutins,
voyant s'offrir occasion d'envoyer personne de créance et de quel-
que autorité en Ecosse avec un secours de douze cents hommes et
quelques munitions, armes et argent que le roi envoyoit à la reine
Marie, fille du duc de Guise, et pour lors veuve de Jacques V*, roi
du pays, choisit le sieur de Fourquevaulx pour cet effet; lequel,
bien informé de son intention et de celle de M. le duc d'Aumale,
frère de la reine susdite , partit pourvu de leur instruction et arriva
au royaume d'Ecosse avec ce secours qui n'y fut pas inutile, comme
la prise de Fernays, la bataille de Warque, sur la frontière de Thé-
nidel , et plusieurs beaux effets en sont assurés témoins.
Où ayant employé le reste de l'année fut envoyé par la reine
384 APPENDICE.
Marie en France vers le roi pour solliciter et hâter l'armée que Sa
Majesté lui avait promise; et laquelle il lui envoya commandée par
M. de Termes, ordonnant le sieur de Fourquevaulx gouverneur de
la place d'Humés, frontière d'Angleterre, qu'il fortifia et rendit en
la perfection qu'elle est aujourd'hui, et telle que les Anglois, qui
furent quelque tems maîtres de la campagne, ne l'osèrent jamais
attaquer, quoiqu'ils en fissent plusieurs fois semblant, et que ce fut
l'obstacle plus opposé à leurs desseins en toutes ces guerres , durant
lesquelles le sieur de Fourquevaulx reçut commandement du roi de
s'acheminer en Irlande quand et avec M. le protonotaire deMontluc,
depuis évêque de Valence, et pour lors chancelier d'Ecosse, pour
traiter avec les princes Irlandois, et les attirer à sa dévotion et
obéissance, et les faire déclarer ennemis de seâ ennemis.
Voyage assez chatouilleux, tant à cause du commerce et alliance
que ce peuple barbare et sans raison avoit avec les Anglois, que
pour y tenir déjà cette nation maintes forteresses.
Si est ce que nonobstant ces difficultés, ils y négocièrent et
avancèrent les affaires de leur maître aussi heureusement que cette
lettre d'Odoneil, prince et principal seigneur du pays envoyé au
roi, le peut témoigner, traduite du propre original latin :
(( Sérénissime et Très-Chrétien Roi ,
» Il me déplaît extrêmement que l'indisposition de ma personne
m'ôte le moyen d'aller recevoir les seigneurs vos ambassadeurs au
lieu où ils sont arrivés. J'ai néanmoins reçu les lettres de Votre
Majesté par le sieur du Bosc, à laquelle je rends très-grandes
grâces, de m'a voir daigné déclarer plustôt qu'à tout autre la bonne
volonté qu'elle porte au royaume d'Irlande , et de m'envoyer tels
personnages, lesquels, à la vérité, ont très-sagement fait de ne
venir point tout d'un train, et de prime-face vers moi; car leur
venue eût donné occasion aux Anglois, nos ennemis, de croître les
forces qu'ils ont encore assez petites en ce royaume, et de se pré-
parer pour faire résistance k votre armée, et à l'aventure de faire
la guerre contre moi et les autres princes nos amis, comme aussi
il étoit à craindre qu'en allant ou venant ne leur fussent dressées
des embûches, ainsi que les sachant si avant au pays, nous l'au-
rions entendu, non sans grande crainte de leurs personnes, étant
APPENDICE. m 385
avertis de bon lieu qu'on a déjà fait savoir leur descente aux
Anglois. Par quoi j'ai prié le sieur du Bosc qui m'est ami de long-
tems, de les aller faire partir incontinent, et retirer au plustôt en
Ecosse, quoi faisant ils échapperont le danger, où ils seront mis,
et afin aussi d'être d'autant plustôt devant Votre Majesté, laquelle
nous prions humblement, ainsi que nous avons plus amplement
donné charge au sieur du Bosc, et écrit à vos ambassadeurs qu'elle
veuille certainement croire comment devant Jésus-Christ et vous,
Sire, je promets que tant que vivrai en ce monde, moi et le très-
illustre sieur O'Neil, comte de Théroine, avec tous les princes, et
sieurs d'Irlande, et sans eux ensemblement et séparément nous
rendrons à Votre Majesté, très-fidèle service et obéissance pour
nous et nos successeurs; et à vous et à vos ministres serons à
jamais en aide contre tous les rebelles de Votre Majesté , exposerons
nous-mêmes, les nôtres et tous nos biens, jusqu'à ce qu'il soit
accompli quel qui est; et sera roi de France cellui soit toujours roi
d'Irlande. Toutesfois, quant à ce qui touche aux autres princes
irlandais vers lesquels, par notre avis et conseil, le sieur Georges
Parez a été envoyé, nous sommes persuadés qu'il n'y en a aucun
qui ne désire très-fort d'obéir à Votre Majesté : et où quelqu'un
seroit d'autre volonté, nous, Dieu aidant, et avec votre puissance,
subjuguerons et soumettrons tout sous votre empire. Cependant,
nous, au nom de Votre Majesté, promettons à tous les princes
(suivant ce que nous ont écrit et promis vos ambassadeurs) que
Votre Majesté nous traitera tout bénignement, humainement et
chrétiennement ; ne permettra que rien soit diminué de la sainte
religion ; n'ôtera rien du droit et libertés des nobles, conservera le
clergé et personnes ecclésiastiques, et les saintes Églises en leurs
privilèges et franchises.
» Votre Majesté donc ne veuille différer davantage, ainsi diligem-
ment envoyer son armée par deçà, avec laquelle nous joindrons
toutes nos forces, et tout ce que nous et nos amis pourrons faire,
le tout se fera selon votre ordonnance et commandement. Suppliant
derechef, humblement, Votre Majesté qu'elle ne veuille guères
attendre de joindre à sa très-chrétienne couronne, cette autre cou-
ronne, laquelle n'est point à mépriser.
» Dieu donne à Votre Majesté perpétuelle victoire contre vos en-
nemis; et icelle conserve très-longuement, en la bonne volonté
qu'il lui plaît me porter, et à toute Irlande. Ce qui reste à dire de
*5
586 APPENDICE.
notre intention, Votre Majesté l'entendra de vos nobles ambassa-
deurs, lesquels ont très-sagement déclaré votre volonté et à nous
et aux autres princes.
» Écrit à notre château de Dommigal , te 23" jour de février 1550.
» Votre très-fidèle serviteur,
» 0. Doneil *.
» C'est le fruit qu'auroit produit cette légation, si l'humeur fran-
çoise , ordinairement plus encline à bravement conquérir qu'à sage-
ment conserver, n'eût préféré à cette aussi belle que facile conquête
la paix accordée aux Anglois au fort d'Outre, près Bouloigne, au
mois d'avril de l'an 1550, après laquelle le roi rappela son armée
d'Ecosse, et manda au sieur de Fourquevaulx de le venir trouver,
parce qu'il s'en vouloit servir en meilleur endroit
» Aussi lui fit-il accompagner M. le maréchal de Brissac, qu'il en-
voyoit son lieutenant général en Piémont avec commandement de
s'acheminer de là en hors, vers le roi de Bohême Maximilieo, et le
dissuader et divertir de tout son pouvoir de la cession de roi des
Romains, dont Ferdinand, son père, étoit sollicité de disposer eo
faveur de Philippe, prince d'Espagne, son neveu, ce qu'avec les
honnêtes offres qu'il lit de la part du, roi, celui de Bohême accorda»
fraudant Charles-Quint de ce consentement, moyennant lequel il
offroit de transporter l'empire à Ferdinand, son frère.
» Cette pratique fut suivie de celle de Parme , où le roi l'envoya
tost après, pour gagner sur le duc Octave de mettre sous sa pro-
tection son État, qu'il lui promettoit conserver contre l'empereur
et le pape confédérés et joints pour le ruiner, avec autant de bandes
de gens à cheval et de pied, et autres conventions qu'icelui sieur
duc arrêteroit avec Fourquevaulx , qui portoit pouvoir assez ample
pour convenir du tout : et dont il s'acquitta en façon que l'intention
du roi fût accomplie ; soustrayant cette plume de l'aile de l'empe-
reur qui cuidoit avec le mariage de Marguerite, sa fille naUurelle,
avoir à sa dévotion cette bonne ville et par conséquent plus ancré
dedans l'Italie
)) Le sieur de Fourquevaulx ayant rendu bon compte de son voyage
de Parme, et être couché sur l'état de panetier ordinaire du roi,
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ip, folios 8 à 10.
APPENDICE. 387
fat envoyé derechef et employé par ledit sieur à la surintendance
des finances distribuées, tant à la susdite ville qu'à celle de Mar-
mande et autres. lieux d'alentour déclarés pour son service ; avec
commandement et pouvoir d'avoir l'œil au fait des monstres de gens
de guerre à cheval ou à pied en campagne, ou dans les places, et
ordonner de leurs payements en l'absence du lieutenant généraL
Ce qu'il mit en exécution , se rendant pour cet effet près du sieur de
Sansac à la ville de la Mirande, qu'ils conservèrent au grand hon-
neur du roi et contre les efforts de l'armée papale et impériale qui
la tinrent onze mois assiégée; contraignant deux si puissants en-
nemis à un accord assez désavantageux pour leur obstination , et
par leurs fréquentes sorties, auxquelles fut pris l'un des Moculs
appelé Saint-Antoine, et tué Jean-Baptiste de la Corne, neveu du
pape Jules tiers; et enfin le siège levé, demeurant les François
paisibles possesseurs de ce que deux si puissantes nations leur
avoient voulu contester par le moyen d'une trêve accordée entre le
roi et le pape.
» Honorant Sa Majesté, durant ce repos, le sieur de Fourquevaulx
d'un état de gentilhomme de sa chambre, et l'occupant au règle-
ment de ses garnisons et retranchement de ses bandes, tant du
Mirandolois que du Parmesan, où il fut commandé résider comme
ordonnateur général et quelque année après au titre de gou-
verneur.
» Le sieur Pierre Strozze, étant lieutenant du roi en France, et se
tenant à la ville de Sienne, dont les seigneurs quelque temps aupa-
ravant avoient recouvré la domination, par les Espagnols et les Flo-
rentins assujettie, et s'étoient mis sous la protection du roi pour la
conserver des pratiques du duc de Florence , qui s'efforçoit de les
ranger derechef sous son autorité, ayant pour cet effet dressé une
grande armée composée de tout ce qu'il avoit pu mettre ensemble,
et de quelques forces de l'empereur, qui en toutes occasions tâchait
de nuire aux intentions de Sa Majesté, laquelle bien avertie de
leurs brigues se résolut de secourir cet État (quoique assez tard, et
ayant laissé prendre un peu trop d'avantage à ses ennemis), et lui
sembla pour cet effet se devoir servir de trois mille Grisons, dont
monseigneur l'évêque de Bayonne (son ambassadeur auprès des
sieurs des Ligues) et le sieur de Boisrigaud avoient fait la levée, et
d'un bon nombre de cavalerie et infanterie qui s'assembleraient en
la Lombardie et Bomaigne, remettant le surplus de son intention
25.
388 APPENDICE.
au sieur Strozze pour en disposer selon que le succès de la guerre
le requérait; lequel, d'autre part, assez empêché et ne pouvant
en même tems se départir en plusieurs endroits, envoya commis-
sion au sieur de Fourquevaulx pour commander généralement les
troupes ordonnées pour cette exécution , et d'icelles faire une masse
qui fût prête à marcher à son premier mandement.
» A quoi le sieur de Fourquevaulx apporta cette même affection
qu'il avoit accoutumé d'embrasser les charges qui lui étoient chau-
dement recommandées, conduisant aux Siennois dix enseignes de
bandes grises, trente-quatre d'italiennes, outre quatre cents arque-
busiers choisis sur toute la garnison de Parme (dont il donna le
commandement au sieur de Villeneuve , gentilhomme de Lauragois),
et environ de cinq à six cents bons chevaux, avec lesquels ayant
élargi Sienne, battu maintes fois les ennemis, et recouvré plusieurs
places qu'ils occupoient, se joignit avec le sieur Strozze, qu'il
reconnoissoit comme général , lequel de son côté avoit de six à sept
mille hommes de pied , et huit ou dix compagnies de gens à cheval,
continuant ensemble assez heureusement leur entreprise.
» Mais comme toutes choses sont sujettes au changement, et la
prospérité plus que tout, la fortune qui leur avoit ri quelque tems
leur joua un tour de son métier : après que la longueur du tems
leur eut distrait et fait perdre une bonne partie de leurs troupes
italiennes, nation de son naturel impertinente et de mauvaise foi
mêmement sur son fumier.
» Ce fut la perte de la bataille à Marianne, où le sieur de Strozze
se sauva avec divers coups, et le sieur de Fourquevaulx, griève-
ment blessé , fut fait prisonnier à la tête de ses gens de pied , aimant
beaucoup mieux cette condition qu'accroître le nombre des sauvés
par une honteuse fuite ; entre lesquels se signalèrent fort les gens
de cheval qui, sans donner coups d'épée ni presque regarder l'en-
nemi , suivirent le capitaine Bighet qui portoit l'étendard du comte
de la Mirande , lequel en récompense de cette lâcheté ou trahison
fut pendu ; et le sieur Alto, comte romain, pour participer, comme
l'on dit, à cette méchanceté, eut la tête tranchée. Le sieur Strozze
se retira après cet échec pour rallier et mettre ensemble les troupes
sauvées, et s'opposer derechef, s'il lui étoit possible, au bonheur
du duc de Florence.
» Lequel (duc de Florence) prévoyant que les armes sont journa-
lières, et qu'il y avoit en divers endroits plusieurs siens serviteurs
APPENDICE. 389
à la discrétion de tel qui saurait mieux tuer un homme attaché que
vaincre son ennemi armé, fit conduire le sieur de Fourquevaulx à
la citadelle de Florence, ayant satisfait le sieur Emilio Magrin de
Mantoue, lieutenant des chevau-légers du comte Francesco de la
Nivolare, son preneur; pensant par ce moyen empêcher telles
cruautés où il se vit maintes fois en danger de porter la peine des
inhumanités dont on usoit envers les capitaines et domestiques
dudit duc ; lesquels on faisoit pendre et tuer de froid-sang en di-
vers endroits, suivant l'humeur de ceux qui exerçoient ces ven-
geances. Le respect néanmoins qu'on doit à un grand roi l'exempta
de cette fortune , mais non pas de se voir bien souvent menacé de
la mort, et d'en être plusieurs fois à la veille durant treize mois
qu'il fut emprisonné; à la fin desquels il fut délivré moyennant
une rançon plus digne de ses charges et de l'affection qu'il por-
toit au service de son maître que de ses moyens, et renvoyé
en France.
» Dont le roi le dépêcha aussitôt vers le duc de Parme pour voir
s'interrompre l'accord où l'empereur et Philippe, roi d'Angleterre,
son fils, le persuadoient, sous espoir de lui rendre Plaisance ; né-
gociation dont il rapporta plus de feintes promesses que de véri-
tables effets, au grand déshonneur de la maison de Farnèse, qui
pour cette révolte s'acquit le blâme d'une trop grande ingratitude
vers cette couronne, dont elle avoit reçu le support qu'un chacun
sait, et plusieurs bienfaits dont les particulières instructions du feu
sieur de Fourquevaulx sont pleines.
» Lequel sieur de Fourquevaulx fit cette même année deux voyages
vers le duc de Ferrare, Hercule d'Est; le premier pour le prier de
continuer l'affection qu'il portoit au roi et au bien de ses affaires,
et capituler avec lui des pensions et nombre d'hommes, avec quoi
Sa Majesté lui conserverait son État contre ceux qui s'en déclare-
raient ennemis ; et le second pour moyenner que Son Excellence par-
donnât don Louys d'Est, son fils, de l'erreur qu'il avoit voulu com-
mettre à la suscitation du cardinal de Trente , qui pour l'attirer au
service du roi d'Angleterre l'avoit persuadé de quitter celui de son
propre père, auquel le sieur de Fourquevaulx avoit commandement
de représenter le regret que le roi en avoit et lui faire trouver bon
de mettre en liberté sondit fils, et le lui envoyer en France, où
il l'assurait de le partager si bien, soit en Église ou temporels,
qu'il le ferait estimer autant heureux d'y être venu, comme il eût
390 APPENDICE.
eu le regret quelque jour d'avoir suivi le mauvais conseil de ce
cardinal.
» Le sieurdeFourquevaulxavoitcharge pareillement en œ voyage
de parler à M. de Guise (qu'il trouverait en chemin conduisant
l'armée dont le roi secouroit le saint Père assiégé dans Rome par
les Espagnols), et savoir de lui la résolution qu'il prendrait, passant
en Piémont avec M. le maréchal de Brissac et autres seigneurs
étant par delà sur le fait de son passage ; en quel tems il pourrait
entrer sur les terres du duché de Milan ; les journées qu'il aurait
délibéré faire, et le nombre de gens qu'il avoit pour en avertir le
duc de Ferrare , avec lequel il consulterait des moyens de secourir
cette armée et favoriser le saint et louable désir de Sa Majesté ; la-
quelle duement satisfaite des longs et divers services du sieur de
Fourquevaulx, délibéra de l'employer en charge moins pénible et
toutesfois importante : ce fut lui commettre la garde de Narbonne,
ville sur la frontière d'Espagne, dont le gouvernement vacquoit
par la mort du sieur de Joyeuse, en laquelle la paix de la France
lui permit les années de repos qui précédèrent les remuements avec
lesquels les mauvais sujets du roi (sous prétexte d'une imaginée et
mal fondée opinion) mirent leur patrie aux misères où elle a con-
tinué depuis.
» Au commencement de ces misères , les moins reconnaissants ac-
corderont au susdit sieur de Fourquevaulx une bonne partie de l'hon-
neur qu'il s'acquit à châtier les rebelles qui avoient entrepris sur
Tholouse, et entièrement celui de la défaite des protestants, près
Lunel, conduits par le baron des Adrets, qui s'en retournoit victo-
rieux de messieurs de Sommeri ve et de Suse , et de plusieurs autres
belles exécutions et signalés services durant ces premiers troubles
que le roi jugea mériter le collier de son ordre, lequel il lui fit
recevoir avec les cérémonies accoutumées par les mains de M. de
Montluc, commis de Sa Majesté à cet effet, comme chevalier plus
prochain de la province de Languedoc, en laquelle le roi s'achemina
quelque tems après, et de là à Bayonne, où l'on avoit moyenne
qu'il verroit la reine d'Espagne, sa sœur, et traiteraient ensemble
de divers mariages concernant le bien de la chrétienté , pour l'ache-
minement et exécution desquels la reine, sa mère (régente à cause
de la minorité du roi), élut le sieur de Fourquevaulx pour aller
résider ambassadeur en la cour catholique, durant laquelle charge
se passèrent les affaires contenues aux lettres suivantes, où n'a été
APPENDICE. 391
changé ni augmenté un seul mot, mais au contraire omises plu-
sieurs dépêches égarées et mémoires divers dont on n'a pu déchif-
frer les caractères *. »
Cette notice, que nous avons reproduite presque intégralement,
et dans laquelle la lettre d'Odoneil et les affaires d'Irlande font un
épisode rempli d'intérêt, est suivie de la collection des dépêches
de l'ambassadeur. François de Fourquevaulx termine son recueil
par cette note.
«A ces lettres, que j'ai assez curieusement rangées et unies en-
semble, m'a semblé devoir ajouter celles que j'ai en même tems
trouvées écrites au sieur de Fourquevaulx de la propre main de la
Royne Catholique, lorsque quelque juste empêchement la détour-
noit de le voir, tant pour ma satisfaction et pour occuper ma mé-
moire de cette honnête et vertueuse princesse (à laquelle je sçais
que les miens ont eu maintes obligations, et voué un digne regret
de sa mort) que pour complaire à ceux qui savent faire leur profit
de la moindre occupation des grands2. »
La vie diplomatique de M. de Fourquevaulx en Espagne se trouve
indiquée par les dépêches qui vont suivre, et que nous avons pui-
sées à cette source. Elle est d'ailleurs confondue en quelque sorte
avec celle d'Elisabeth : nous n'avons donc point à nous en occuper
ici, puisqu'elle est écrite pour ainsi dire dans les pièces réunies en
ce volume.
Le chapitre XXIV de cette histoire a reproduit les paroles par
lesquelles l'ambassadeur témoignait sa désolation de la perte que
l'Espagne et la France faisaient à la mort d'Elisabeth. Il demandait
instamment son rappel, reconnaissant son insuffisance à bien rem-
plir une pareille charge, vu que ie moyen qui lapauvoit rendre aisée
n'y était plus.
Fourquevaulx ne tarda pas en effet à rentrer en France , et le
reste de ses jours, auxquels la faveur royale demeura fidèle, fut
employé à servir ses maîtres, soit dans le gouvernement des villes
et des provinces qu'il avait jadis exercé, soit dans les conseils de
l'État II mourut à Narbonne, à l'âge de soixante-cinq ans, en 1574.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., *-}*, folio* 1 à 20.
7 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ip, folio 1478.
392 APPENDICE.
N- 1.
' Madame de Clermont à Catherine de Médicis.
Madame ,
La santé de la roine voire fille est toujours allée de mieux en
mieux , depuis que nous avons escript. Deux jours après que vous
eustes la dernière dépalche, Ton luy fit prendre ungue petite mé-
decine pour l'achever de purger, qui luy a fait si grand bien, que
depuis elle n'a eu mal du monde, et toujours auparavant se plai-
gnoit, ou de mal de cœur ou de teste ; il y a desjà cinq jours qu'elle
ne s'est plainte de rien et de d'avantier , qui étoit jour de qua-
resme prenant , elle alla en ùng jardin disner par l'ordonnance des
médecins, ne fut la princesse sans manger autre chose que ce
qu'elle a accoutumé, mais pour ce qu'elle avoit pris hier, il lui
vint envie d'aller à ses affaires; mais parce qu'il y avoit deux jours
qu'elle n'y étoit allée , il estoit deur, et est pour cette heure plus
malésée d'y aller , à l'occasion des clisetaires qu'elle n'a accou-
tumée qui luy font tant de mal à se tant éforcer sans y pouvoir
aller , qui lui fit fort grand mal au fondement et luy fict fort enfler;
qui me faict penser , madame , que ce sont amorides ; je lui étuve
de lait et de sa franc, et fut contrainte là mesme de lui bailler ung
clisetaire qui luy fict aller à ses affaires sans mal , et depuis elle
s'est bien portée, sans s'en sentir, car devant elle ne pouvoit
bouger.
Les médecins lui ordonnent, pour lui tenir le vantre lâche, de
manger toujours au commencement du repas des pruneaux de
Tours que lui a donnés M. l'ambassadeur , qui me fait vous sup-
plier , madame , lui en en voier par tous les courriers. Ils la font
baigner pour lui venir ses besongnes. Le tems que nous avoas
marqué qui estoit le grand mois s'est passé sans que nous aions
rien veu. Elle a tout son visage asleure sans croûte , et lui lavons
tous les jours de lait d'ànesse , et hier nous commençâmes à lui
mettre du beaume sur le nés où elle a quelques fosses, mais j'espère
qu'ils se racouteront avec ce beaume. Quant au demeurant du
visage, il n'y paraissera pas, et ce qui les fait paraistre là est que,
quand elle avoit la petite vérole elle étoit anrumée et se mouchoit
APPENDICE. 393
tant que cela les lui escarbouilloit. Elle se porte beaucoup mieux
de cette migraine qu'elle ne soulloit ; mais j 'avons bien faute de
marjolaine, qui me faict vous supplier m'an envoier par le pre-
mier courrier, car le tems de la semer se passe ici; il n'est plus
possible d'en trouver.
Le roi n'est point encore venu coucher avec elle, de quoi je suis
bien aise, pour ce qu'elle n'est point encore bien nette , etc., etc. ft.
N- 2.
Catherine de Médicis à la Reine Catholique.
Madame ma fille,
J'ai vu ce que me mandez touchant le mariage de la roine votre
sœur et du prince. Et voyant que cela continue et qui semble que
le propos s'est réchauffé, je suis d'opinion que si vous croyez que
votre petite-sœur ne le puisse épouser, que vous aidiez à la prin-
cesse en tout ce que vous pourrez afin qu'elle l'épouse, lui disant
que la chose de ce monde que vous désirez le plus, ce seroit
qu'elle épousât le roi votre frère , et votre sœur le prince : mais
voyant que le mariage du prince et de votre sœur ne se peut faire,
et que par même moyen aussi elle n'épouseroit pas votre frère, que
puisque vous y voyez de la difficulté , qui n'y a chose qui vous en
peut plus réconforter que si elle épousoit le prince , que pour l'a-
mitié que vous lui portez et celle que vous connoissez qu'elle vous
porte que vous désirez qu'elle soit la plus grande qu'elle pourra
être, et avant, quand et quand de bien être toute la vie ensemble, et
que vous lui priez de vous dire ouvertement en ce qu'elle pense
que vous lui puissiez servir en'cela, et que vous lui ferez connoître
comment vous l'aimez et son repos et sa grandeur. Et vous con-
seille, ma fille, d'autant que vous nous aimez, de lui aider et faire
tout ce que pouvez, afin qu'elle l'épouse, car vous ferez en cela
deux effets. L'un si se doit faire , vous l'obligerez à vous de façon
que toute sa vie vous aimera. L'autre que en lui disant que vous
désirez qu'elle épouse son neveu , vous ferez que en tout ce qu'elle
1 M. L. Paris, Négociations sou* François II, page 811. — Madame de
Clermont à la reioe mère.
394 APPENDICE.
pourra , elle mettra peine d'empêcher celui de votre belle-sœur
et aussi bien je ne vois lieu d'espérer qu'il épouse votre sœur; il
n'y a pas grand fondement, et c'est le mieux qui vous puisse avenir
et à nous. Que n'épousant pas votre sœur, il épouse sa tante, je
ne vous en dirai davantage , car je m'assure que ne faodrai à foire
ce que je vous mande; je vous ai déjà écrit pour parler, pour
avoir quelque récompense pour le roi de Navarre. Si votre mari
ne lui veut rendre son royaume et pour ce que j'en écris à M. de
Limoges bien au long, ce que je désire en cela je ne vous en ferai
redite; mais seulement vous prierai que, suivant ce que lui en
mande , que vous lui aidrez en tout ce que vous pourrez d'autant
que vous désirez faire quelque chose pour moi. Car , ma ûlle , il
faut que je vous dise que tant plus je vois en avant, et plus j'ai
occasion d'être contente de lui, et pour ce, ma fille, que en ce
faisant, il seroit content, et aussi seroit un moyen pour parvenir à
ce que désire votre mari, que il faudrait ayant cette récompense
qu'il s'en allât au lieu où seroit son bien; pour ce , ma fille, con-
sidérez en cela le bien que vous ferez. Si vous pouvez faire tant
qui le voulut, et j'aurai plus de moyen de faire ici toutes choses à
son contentement.
Je ne vous ferai plus longue harangue, m'assurant que ferez par
l'avis de l'ambassadeur tout ce que pourrez. Si je me porte bien ,
ainsi font tous vos frères et soeurs ; je prie Dieu que aussi fassiez
vous, et qu'il vous continue votre bonheur et contentement aussi
longuement que le vous désire.
Votre bonne mère, Catherine.
Au dos : Madame ma fille, la Reine Catholique *.
M* 3.
Catherine de Médicis à M, de Fourquevaulx.
Monsieur de Fourquevaulx, vous entendrez par la lettre que le
roi, monsieur mon fils vous écrit, les fâcheuses nouvelles que nous
avons eues d'Ecosse, que je n'ai pas ouïes qu'avec un très-grand
ennui, comme vous pouvez penser. Ne pouvant croire néanmoins
1 M. Louis Paris, Négociations sous François II, page 862.
APPENDICE. 395
qu'elles ne soient déjà allées jusques-ià par autre voie que la nôtre,
ce que je vous prie mettre peine de savoir pour m'en avertir , et
comme le Roi Catholique, monsieur mon fils, les recevra , afin que
je poisse tant mieux me résoudre en l'espérance qu'il y a au bien
que je désire à ladite dame reine d'Ecosse. Je vous envoie une
lettre que j'écris à la Reine Catholique, ma fille, par laquelle je
remets sur vous à lui faire part de la nouvelle que nous en avons
eue, et n'ai au demeurant de quoi vous faire plus longue lettre,
sinon pour vous prier me tenir plus souvent avertie de ce qui sur-
viendra par delà, et même si depuis le parlement du sieur de Vil-
leroy que j'attends d'heure à autre, il sera rien venu du côté de
l'empereur.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx , etc., etc.
Cône, le 8 avril 1566*.
»• A.
Charles IX à M. de Fourquevaulx.
Monsieur de Fourquevaulx, je pensois que le sieur de Villeroy
seroit plus tôt ici , et suis en peine du long tems qu'il demeure à re-
tourner pour n'avoir cependant point de nouvelles de la reine ma
sœur ni de vous; qui m'a fait tarder deux ou trois jours davantage
à vous faire cette dépêche par laquelle vous sanrez que, grâce à
Dieu, fai depuis mon partement de Moulins continué à me porter
de mieux en mieux, ayant visité depuis mon pays d'Auvergne, où
fai donné l'ordre qu'il m'a semblé nécessaire. A quoi je n'ai pas
en grand peine pour l'avoir trouvé, Dieu merci, plein de paix ,
repos et tranquillité et de toute obéissance , et m'en vais faire la
fête de Pâques à la Charité , pour delà , traversant le pays de
l'Auxenrois, m'approcher de Paris, d'où j'ai nouvelles que toutes
choses n'y sauraient être en meilleur état qu'elles sont, ni mes
affaires de tous côtés, Dieu merci. Mais je veux bien vous avertir
du déplaisir que j'ai de quelques nouvelles qui me sont venues
d'Ecosse, que la reine dudit pays, ma belle-sœur, est fort tra-
vaillée de ses sujets. Et afin que vous sachiez ce que j'en ai en-
tendu , je commencerai à vous dire que je présuppose que vous
1 M. Louis Paris, Ctotoef historiqwe, tome IV, page so.
396 APPENDICE.
avez çu le mariage d'icelle reine; depuis lequel, qui n'étoit pas
agréable à tous les seigneurs de son royaume , elle fut contrainte
mettre quelques forces sus, pour châtier aucuns d'entre eux qui se
montraient désobéissants, se couvrant du prétexte de la religion
nouvelle , et néanmoins montrant par leurs desseins tendre au gou-
vernement du royaume. Dont elle eut telle raison qu'elle les con-
traignit vuider hors d'icellui , s'étant retirés en Angleterre où ils
ont demeuré assez de tems , et là fait tant de menées que finale-
ment ils ont pratiqué le roi d'Ecosse son mari , sous espérance de
le couronner roi. Lequel comme jeune qu'il est et mal conseillé ,
les a sans le su de ladite dame sa femme , mû de cette vaine
attente , rappelés et réintroduits dedans le royaume , remis es tous
leurs biens , honneurs , états et dignités , et déclarés innocents de
toutes les fautes dont ils étoient chargés. Et comme ceux qui veu-
lent mal faire n'ont point faute de prétextes, firent courir un bruit
par delà que ladite dame se laissoit conduire en ses affaires par un
secrétaire italien qu'elle avoit, auquel elle donnoit trop de faveurs,
s'essayant par là d'en imprimer quelque soupçon au roi son mari;
de quoi il advint que le neuvième du mois passé étant ce secrétaire
en la chambre de la reine, sa maîtresse, en présence du roi et
d'elle, entrèrent en icelle chambre aucuns seigneurs écossois ban-
nis et retournés , où ils tuèrent fort malheureusement ledict secré-
taire, ce que le roi ne fit aucun semblant trouver mauvais donnant
par là assez à connoitre qu'il étoit de la partie. Ayant, depuis ce
fait là ainsi advenu , été ladite dame reine tenue trois ou quatre
jours prisonnière et gardée par ses propres ennemis, non sans
grand danger de sa vie, destituée de tous ses serviteurs et même
de la faveur et comfort du roi son mari , qui feignoit être fort mal
content de toutes ces choses , et encore plus marri de n'y pouvoir
pourvoir. Et fit elle tant que quelques jours après elle échappa une
nuit de leurs mains et enmena avec elle le roi son mari en petite
compagnie, jusques au château de Dumbar, qui est à dix-huit ou
vingt milles de Lislebourg où ces choses étoient advenues. Et étant
là, manda quelques seigneurs de ses bons serviteurs pour être se-
courue d'eux en cette si grande nécessité.
Cette nouvelle eûmes-nous dès le vingt ungnièmedu mens passé,
venant de mon ambassadeur qui est en Angleterre, qui ne l'avoit
entendue que des Anglais même d'autant que les passages d'Ecosse
étoient fermés, et pour ce qu'elle me sembloit trop étrange, je ne
APPENDICE. 397
la pouvois ni voulois croire. Néanmoins, pour l'amitié que je porte
à la reine ma belle-sœur, je fis en toute diligence monter à cheval
an gentilhomme de ma maison pour aller passer en Angleterre et
de là en Ecosse devers elle , pour entendre la vérité des choses, lui
offrir tout ce qui est à mon pouvoir pour la secourir, et parler au
roi son mari et aux seigneurs du royaume, s'il en étoit besoin , afin
qu'ils sussent qu'elle n'aura pas faute d'aide en sa juste querelle,
et faire en cet endroit tout office qu'un prince ami , tel que je suis,
doit en semblable occasion. Et sur une autre recharge qui me vint
de mon ambassadeur qui confirmoit ce premier avis, craignant que
le gentilhomme allant par terre ne pût parvenir facilement jusqu'à
elle, je lui en dépéchai un autre par mer, pour faire semblable
office, que j'estimois comme chose aventurée, pour ne pouvoir
encore croire une si malheureuse fortune. Cela m'a gardé de plus
tôt vous en écrire, attendant toujours qu'il m'en vînt quelque cer-
titude de lui dont je ne doutasse point.
Hier arriva ici un courrier venant de Cluny , où mon cousin le
cardinal de Lorraine est allé faire Pâques ; par lequel il m'a envoyé
la copie de trois ou quatre lettres, que ladite reine sa nièce lui
écrit , contenant bien au long et par le menu le succès de cette
malheureuse tragédie plus pleine de mal , de cruauté et ingrati-
tude que ne port oient encore les premiers avis; d'autant que le
marché qu'avoient fait les méchants qui en sont coupables, n'étoit
pas seulement de tuer le secrétaire, mais elle-même et l'enfant
dont elle est grosse, avec promesse de couronner son mari roi de
la couronne matrimoniale, et après sa mort héréditaire. La pauvre
dame dit davantage qu'elle a été traînée, outragée et emprisonnée,
et étoit en tel état qu'elle s'estimoit sans royaume. Nouvelle qui
m'a tant déplu que je ne vous la puis écrire qu'avec un très-grand
regret. Si ai-je bien voulu vous en avertir, afin d'en faire part au
roi mon beau-frère, et à la reine ma sœur, si tant est qu'ils ne
l'aient encore su , ayant remis au retour de mondit cousin le car-
dinal de Lorraine , qui me doit incontinent venir trouver et y
prendre résolution de ce qui devra faire davantage en sa faveur,
pour essayer de la mettre hors de la peine où elle est.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx , etc.
Cosne, 8 d'avril 1566 '.
1 M. Lovis Paris, Cabinet historique, tome IV, page 30.
398 APPENDICE.
K- 5.
M. de Fourquevaulx à Charles IX.
Sire,
Ayant reçu le vingt-cinquième du présent de matin la lettre
qu'il a plu à Votre Majesté me mander du huitième, je fus sur le
soir vers la Reine Catholique, lui faire entendre le contenu d'icelle
et par la même lettre a vu les outrages que la reine d'Ecosse a
reçus par aucuns de ses mauvais sujets, de quoi ladite dame reine,
votre sœur , a été bien fort déplaisante. Et combien , sire, qu'elle
eût entendu auparavant que le roi et la reine d'Ecosse s'accor-
dassent assez mal, néanmoins on ne lui avoit rien dit du secrétaire
mort ni des autres rudesses et malheureux termes qui lui avoient
été usés ; ce que semblablement j'ai dit au Roi Catholique, en l'au-
dience qu'il m'a donnée le lendemain. Et comment c'est un fait pi-
toyable du côté de ladite dame, que après avoir fait de son rebelle
sujet son sieur mari, il se soit montré très-ingrat envers elle à la
persuasion de ses propres ennemis jusque (comme l'on conjecture)
à consentir la mort de sa femme et de son propre fruit , à laquelle
femme il doit tout ce qu'il a, et peut espérer de grandeur et de
bien. Et du côté des traîtres et des rebelles, l'exemple de leur
témérité doit être considéré de près par tous les grands princes
et princesses. Car si les Écossois ont osé attenter sur la personne
de leur reine naturelle, en présence du roi son mari, soit du gré
d'icellui ou non , il en pourroit être fait autant par autres nations.
N'y ayant jamais faute des méchants et téméraires parmi le monde,
ains sont-ils sans comparaison en trop plus grand nombre que les
rois et princes ne sont. Parquoi tels traîtres et meurtriers en*
semble leur trahison et meurtre ne doivent demeurer sans châti-
ment pour la conséquence, et il n'y a gentilhomme de bon cœur
qui ne dût aider à venger un tel outrage commis en la personne
d'une des plus accomplies princesses qui sont en chrétienté.
Le Roi Catholique , sire , m'a répondu qu'il avoit su dès le mois
passé, par voie de Flandres, que les roi et reine d'Ecosse ne s'ac-
cordoient pas bien , sur laquelle discorde le secrétaire avoit été
tué. Mais c'était la première nouvelle que je lui disois qu'on l'eût
APPENDICE. 399
maltraitée et emprisonnée; car il n'en savoît encore rien. Et qu'il
en est bien fort marri, et ne s'ébahit pas si Votre Majesté trouve
étrange et malheureux un tel scandale comme il est, et digne de
très-grave punition, ainsi qu'il veut croire; qu'icelle reine puis-
qu'elle a su échapper des mains des méchants, de quoi il se dit être
très-aise , ne faudra à les châtier et punir selon leur défaite , avec
l'aide de ses bons amis et sujets. Toutefois il étoit averti , par la
même voie de Flandres, que toutes choses y étoient pacifiées, et
les roi et reine de bon accord. De manière, sire , que le roi votre
beau -frère s'assure que Vos Majestés sont à cette heure hors de
soucis à cet égard.
Ce propos a été poursuivi quelque peu davantage , afin de voir
si je lui pourrois faire dire et offrir qu'il l'aideroit de son côté à
favoriser et porter la juste querelle de madite dame ; mais ce mot
ne lui est point échappé maintenant. Jaçoit qu'il m'a été dit que
du tems que les rebelles d'Ecosse s'étoient élevés, l'autre fois il
avoit dit qu'il s'emploierait de tout son pouvoir pour assister la
reine dudit pays à ce qu'elle fût obéie, et ses rebelles et mauvais
sujets rangés à la raison...
De Madrid , dernier d'avril 1 566 • .
IV 6.
Af. de Laubépine à Chartes IX.
Sire,
La Roine Catholique qui a été le lien de paix et le gage de l'al-
lieoce entre ces deux couronnes , sera aussi un vrai et certain
moyen de l'y conserver. Car d'un côté elle possède le roi son
mari, et est aujourd'hui en toute privauté et autorité avec lui , et
amie ; d'autre part elle honore tant cordialement le roi son frère et
la reine sa mère , et le lieu dont elle est issue , qu'il ne faut douter
qu'avec sa bonté et prudence et avec la grande valeur qui est en
elle autant qu'en princesse de la terre, elle ne rabille et adoucisse
• M. Loaif Paris, Cabinet Historique, tome IV, page *4.
400 APPENDICE.
toujours ce qui pourroit intervenir d'altération entre eux. De quoi
ledit Roi Catholique fait bien son état, et eut naguère grand peur
qu'il lui défailloit trop tôt, quand ladite dame vint à l'extrémité
de mort , ainsi que , entre autres non feintes démonstrations, il
fut par le duc d'Albe dit audit sieur de Saint-Sulpice.
Que le jour de la mi-août il avoit fait appeler icellui duc, pour lui
remontrer qu'ayant toujours été de coutume auprès des reines de
Castille, lorsqu'elles commençoient se trouver mal mémement en
leur grossesse , que l'on parloit de bonne heure de faire leur devoir
envers Dieu et leurs dispositions envers le monde. De ce que pour
la grande amitié et extrême affection qu'il portoit à la reine sa
femme, il n'avoit, en cette sienne tant grande maladie , encore
voulu permettre qu'on lui en en parlât, afin qu'elle n'entrât en
peur ni défiance de sa santé. Car à la vérité il avoit , comme il
disoit, grande occasion de l'aimer, honorer et bien traiter, et s'il
lui advenoit de faire cette perte , il pouvoit bien dire que c'était k
plus grande et la plus importante, et qui lui touchoit plus au coeur
qu'autre qu'il eût jamais faite en sa vie, pour les vertus et grandes
qualités qui étoient en cette grande princesse, et pour avoir elle,
en toutes sortes , bien méritée de son amitié. Qu'il met peine de
l'honorer et lui complaire , et ne permettre, à son pouvoir, qu'elle
fût ennuyée de rien. Mais puisque les médecins disoient qu'elle étoit
venue à telle extrémité , qu'il ne falloit plus espérer de sa vie, il
ne lui avoit plus semblé raisonnable , ni que l'infini regret qu'il
avoit à sa perte , ni l'affection qu'il en portoit dans son cœur , dût
tourner au détriment de ce que sa grandeur et réputation devoit
faire en ce dernier acte envers Dieu et le monde , afin qu'on eût
après sa mort moindre estime de sa bonté , de sa religion et de sa
vertu, que, vivante, elle avoit mis peine de l'acquérir et même afin
que le roi son frère et la reine sa mère en eussent contentement
Envers lesquels quoique advînt de leur fille et sœur , il vouloit de-
meurer très-content et affectionné bon frère et roi , et très-bon
obéissant fils à la reine , sans que de son côté l'on y vit jamais ni
diminution ni changement, ainsi qu'il prioit Leurs Majestés Très-
Chrétiennes de persévérer de même envers lui. Et que ledit duc
notifiât cette sienne intention audit sieur de Saint-Sulpice, non
comme à sujet et ambassadeur de leurs dites Très-Chrétiennes Ma-
jestés , ni comme leur portant ce désir et affection qu'il avoit tou-
jours montré de fidèle sujet et serviteur, mais comme un de ses
APPENDICE. 401
propres conseillers et creador. Voulant en cela user de sa même
opinion et bon avis. Ce que ledit duc fit premièrement voir par
ceux de son conseil, de combien ladite dame pouvoit disposer, et
que du total lui sembloit être raisonnable et vouloit qu'elle ordon-
nât en façon que la reine sa mère fût héritière des deux tiers , et
que l'autre tiers fût employé en œuvres pies et payer des dettes et
récompenser ses serviteurs, et qu'on lui portât par mémoire le
nom des principaux desdits serviteurs qui n'étoient en grand nom-
bre, et qu'on laissât les autres à l'arbitre des exécuteurs, afin de
donner moins de peine à ladite dame.
À quoi M. de Saint-Sulpice répondit qu'il mercioit très-humble-
ment Sa Majesté Catholique de l'honneur qu'il lui faisoit de lui
communiquer cette sienne intention , qui étoit en toutes choses si
vertueuse et louable , qu'elle méritoit d'être célébrée par toute la
chrétienté, et que, à la vérité, cela avoit été céant à la bonne
nature et bonté siennes, et à la parfaite amitié qu'il portoit à la
reine sa femme, de craindre tout ce qui la pourroit ennuyer,
atterrer , ou lui donner appréhension de son mal , et maintenant
aussi il appartenoit à sa grandeur et magnanimité de penser et
ordonner ainsi dignement comme il faisoit ces choses qu'à sa fin il
devoit faire, ce qui tournoit à grand honneur et réputation de l'un
et de l'autre, et montrer à bon escient en cette extrémité, et donner
acte combien il avoit prisé et eu agréables les vertueux déporte-
ments dont elle avoit usé en sa vie, et combien il tenoit en grand
compte l'amitié de Leurs Majestés Très -Chrétiennes. Qu'aussi ne
falloit douter que le roi ne lui demeurât pour jamais, non-seule-
ment frère, mais comme propre ûls, et la reine non-seulement
belle-mère, ains propre et vraiment naturelle mère, laquelle il
étoit très-certain s'il eût été présenté qu'elle n'eût jamais parlé ni
pensé demander peu ni prou de cet héritage , qui lui seroit le plus
dolent et luctueux qu'autre qu'advint jamais de fille à sa mère.
Ains eût le tout remis à la bonne disposition du roi son beau-fils.
Mais puisqu'ainsi lui avoit plu , il ne pouvoit faire qu'il ne louât et
estimât grandement son intention , comme très-digne et vraiment
royale , à laquelle il prisoit pour la reine par-dessus beaucoup de
successions, encore qu'elles fussent plus grandes que celles dont
on l'avertiroit par la première occasion et encore que le cas de sa
disposition ne lui advînt, comme Dieu, par sa miséricorde, ne per-
mettait la mort d'une si bonne princesse , si avoit la mère en infini
26
402 APPENDICE.
contentement et satisfaction que sa fille eût eu souvenance d'elle ,
et que le roi son mari lui eût rendu un tel témoignage de son
amitié qui la confirmoit davantage, si davantage se pouvoit en
l'estime qu'elle lui portoiL Et lui sentiroit avoir cette obligation
davantage, et aussi audit sieur duc qui s'assuroit y avoir prêté son
avis et bon conseil. A quoi ledit sieur duc répliqua qu'il n'avoit
fait en cela que offre de bon serviteur d'avoir suivi une si droite
et si raisonnable intention de son maître. Puis ledit sieur de Saint-
Sulpice ajouta qu'il étoit bon de différer les choses, puisque le mal
s'étoit relâché et ne la pressoit plus si fort , et que Dieu nous la
préserveroit pour son honneur et service , pour le repos de la chré-
tienté, et pour la consolation des siens, et que si on y regardoit
de près étoit aujourd'hui la personne de la chrétienté qui laisseroit
plus d'agrément de regretter sa mort ; ajoutant aucunes choses
pour la recommandation des dames françoises et serviteurs fran-
çois. Et bien que pour ce jour cela fût différé , il fut néanmoins
ainsi effectué le lendemain , et depuis ledit Roi Catholique en a
parlé audit de Saint-Sulpice en termes qui ne sentent qu'augmen-
tation et persévérance d'amitié, et qu'encore que les rois ne fussent
sujets aux lois , ni à observer telles dispositions, qu'il avoit néan-
moins bien voulu en cet endroit témoigner de sa bonne intention
à la reine sa mère
Bref, par toutes les conjectures que de présent ledit sieur de
Saint-Sulpice peut faire des paroles, contenances et déportements
dudit Roi Catholique, qu'il a notte avoir été toujours semblables
depuis qu'il est auprès de lui, ains y avoir eu du plus ou du moins,
selon que lui en donnoient diverses impressions. Il lui semble
maintenant être très-bien disposé en l'endroit de Leurs Majestés
Très-Chrétiennes, et ledit sieur de Saint-Sulpice, pour son regard
en reçoit plus de faveurs, d'humanité, et de gracieux et privé
entretien, que selon la coutume et gravité de ce prince, il ne l'eût
espéré. Lui ayant encore fait dire plusieurs bonnes paroles par un
de ses plus privés, de la bonne estime qu'il avoit de lui , et qu'il
vivoit en grand repos et assurance de sa négociation, laquelle
connoissoit et tenoit pour certaine et véritable, et qu'aussi il vou-
loit traiter en vérité et rondeur avec lui , et avoit commandé à ses
ministres d'en faire de même.
Mais pour toutes ces bonnes démonstrations, ledit sieur de Saint-
Sulpice ne peut pas , ains sait et connolt que ledit Roi Catholique
APPENDICE. 40$
ne laissera de faire et procurer le bien de ses affaires et sa gran-
deur en tous les endroits et par tous les moyens qu'il pourra, sans
rien respecter que l'observation de la paix , laquelle il ne violera
légèrement1.
IV 7.
Mémoire remis au duc d'AWe par Philippe IL
11 sera besoin pour le bien , défense et augmentation de la reli-
gion catholique et apostolique , que la vue future de deux si puis-
sants et chrétiens rois, comme celui de France et celui d'Espagne ,
ne se fasse sans résoudre et accorder semblablement du contenu
es articles suivants :
Premièrement,
De faire promesse mutuelle d'avancer, autant qu'il sera en leur
puissance, l'honneur de Dieu, soutenir sa religion sainte et catho-
lique, et pour la défense d'icelle employer leurs biens, forces et
moyens , et ceux de leurs sujets.
Ne permettre jamais es pays de leur obéissance aucuns minis-
tres ni exercices de la religion nouvelle , soit en public ou en par-
ticulier, et faire faire commandement à tous lesdits ministres sortir
hors des provinces et terres desdits deux princes, dedans cinq
mois, sous peine de la vie, sans qu'il soit loisible ni permis à
aucun de les receler, cacher et supporter, sur les mômes peines,
rasement de leurs maisons et confiscation de leurs biens.
Faire publier en chacun de leurs dits pays f garder et entretenir
le concile général dernièrement fait et célébré à Trente, et tenir la
main que les décrets et cessions d'icelluy soient reçus et suivis
sans aucun contredit.
Faire protestation et promesse de ne jamais par ci-après pour-
venir aucun personnage aux états royaux , soit de judicatures ou
autres quelconques sans que le pourvu ait préalablement avoir fait
profession de sa foi, et qu'il ait premièrement été connu être de
la susdite bonne religion , et sera mis clause par toutes les lettres
desdites provisions que les pourvus demeureront et continueront
en la susdite religion sur peine d'être destitués.
1 Bibliothèque Impériale, Mortemart, 39, n* 49.
26.
&0& APPENDICE.
De purger et nétoyer leurs maisons et justices de toutes hérésies
et religion nouvelle et ne souffrir en icelle ceux qui en seront déta-
chés, et permettre aux villes de rembourser les juges et officiers
royaux qui sont de ladite opinion nouvelle t si tant est que les dites
Majestés ne le puissent faire de leurs deniers, comme il seroit bien
nécessaire et requis.
Casser tous gouvernements et autres grands seigneurs des con-
seils privés desdites Majestés , et tous autres ayant charge , auto-
rité et commandement es dits royaumes qui se trouveront être de
ladite nouvelle opinion, ensemble tous capitaines, maîtres de camp,
sergents, majors et autres qui sont à leur solde, et font néanmoins
profession de religion contraire.
De priver de l'État et honneur de leurs ordres et chevalleries,
tous ceux qui ne veulent suivre * observer et entretenir les statuts,
lois et ordonnances desdits ordres , et n'y recevoir désormais per-
sonnages qui ne soient de qualité , expérience et religion requise1.
N* 8.
La reine Elisabeth à la reine Catherine de Medicis.
Vous avez tant de puissance sur le Roi Catholique , qu'allant la
religion comme elle doit, et vivant tous comme bons catholiques,
tous ne sauriez rien demander que vous soit refusé, et qu'il vous
supplie de ne vouloir dissimuler, ains châtier les méchants très-
instamment, et que si vous avez peur pour être trop grande quan-
tité, combien qu'il sache que la plus grande partie des princes
chevaliers de l'ordre et gentilshommes sont bons chrétiens, que
vous nous employez ; car nous vous baillerons tout notre bien, nos
gens, et ce que nous avons pour soutenir la religion, ou que si ne
les punissiez vous ne trouverez point mauvais que ceux qui deman-
deront secours audit roi mon seigneur, pour garder la foi, il leur
donne, car il lui est obligé et davantage ; il lui touche autant qu'à
personne, car étant France luthérienne, Flandres et Espagne ne
seront pas loin, et quant au roi, mon frère, nous savons bien qu'il
1 Archives Impériales, C. K. 1393, B. 192.
APPENDICE. 405
vit comme bon chrétien , mais aussi savons-nous qu'il tient auprès
de lui beaucoup de gens qui ne valent guère; et cela, je crois, lui
faisoit grand tort, car l'on pense par deçà qu'il soit consentant à
beaucoup de prêcbements et autres choses qui se font ordinaire-
ment en la même cour, qui me fait supplier de ne les souffrir, ains
faire bien châtier quiconque fera prêcher, et faire tant en son en-
droit qu'il fasse connoître que lui-même les veut châtier et ne les
veut souffrir, car s'il ne suit ce chemin, je ne puis rien espérer de
bien. Mais il faut que ce soit d'oeuvres aussi bien que de paroles;
car ici nous ne croyons que ce que nous voyons, vous assurant,
madame, qu'il a fort mal fait de ne suivre le premier chemin, car
il leur semble ici qu'il les voudroit menacer par bravades. Mais ils
ne s'étonnent pas pour cela; il est vrai que s'il suit celui que je
vous ai dit, démontre qu'il vous veut aider à punir les luthériens,
il pourra rhabiller ce qu'il avoit gâté. Quant à vous, madame, si à
cette heure vous ne commencez , je ne sais plus ce que je dois dire
par deçà , car le duc d' Albe a fort bien dit à tous que à ce que vous
êtes du tout au gouvernement que je ne puis plus trouver d'excuses,
ce que je leur ai promis. Je vous supplie ne me faire mentir,
puisque c'est une chose qui convient au service de Dieu, du roi
mon frère, et de la chrétienté, et mêmement ayant plus de moyens
de les châtier que jamais, vous offrant le roi , mon seigneur, toutes
ses forces. C'est si vous temporisez, il y aura toujours plus de
méchants, car ils savent bien ici que du tems du feu roi mon sei-
gneur et père que l'on les châtioit, qu'il n'y en avoit point, et
quand ils commencèrent à vouloir commencer du tems du feu roi,
mon frère et seigneur, qu'on commençoit les châtier, il ne s'en
parioitplus. Qui vous peut faire voir clairement que si l'on les châ-
tient à cette heure aussi n'oseroient non plus lever le nez. Mais
comme on leur laisse faire, ils ont raison de faire les braves. Je
prends la hardiesse de vous dire tout ceci , m'assurant que vous ne
le trouverez mauvais, sachant que ce que j'en dis est pour l'affec-
tion que j'ai à votre service et pour votre commandement, et aussi
que outre que j'ai l'honneur d'être votre fille, j'ai tant d'autres
obligations que je ne ferois mon devoir si je ne vous écrivois tout
ce que j'ai et que je pense '.
« Bibliothèque Impériale, 39, folio 2.
406 APPENDICE.
N- 9.
La reine Catherine de Médicis à M. de Fourquetaulx.
J'ai parlé étant à Bayonne à la reine madame ma fille f et au duc
d'Albe de deux choses, Tune f des mariages de mes enfants avec ceux
du roi monsieur mon beau-fils, et de ceux de l'empereur et de la
princesse sa sœur, avec mon fils d'Orléans, en leur baillant quelque
État pour s'entretenir, et pouvoir vivre selon ce qu'ils sont, et sachant
bien que c'est chose non accoutumée entre princes, quelque amitié
et alliance qui y soit de n'avoir autant d'utilité pour l'un que pour
l'autre, en faisant les alliances, et restreindre en tous événements
l'amitié et parentelle qui est entre ces deux royaumes, qui est la
chose du monde que je désire le plus. Cela m'ai fait parler, et
aussi comme princesse chrétienne, voyant le Turc et son armée
devant Malte ; afin que le roi, monsieur mon fils, connût que je
n'étois pas tant mue de l'intérêt seul de mon fils d'Orléans, comme
de ces deux raisons, je lui dis que, en faisant ces mariages et don-
nant quelque État à mondit fils d'Orléans, qu'il nous falloit tous
joindre ensemble. C'est à savoir le pape, l'empereur et ces deux
rois, les Allemands et autres que Ton avisera. Et que le roi mon
fils n'étoit pas sans moyens pour aider de sa part à ce qui serait
avisé quand lesdits mariages seroient faits et ladite ligue conclue.
Laquelle , pour notre intérêt, n'avons affaire de rechercher étant en
paix comme nous sommes avec le Turc, et Dieu merci i avec tout
le monde. Qui est à considérer que je n'en ai parlé que pour le
zèle que j'ai au bien et conservation de la chrétienté. Et que tout
ce royaume ne pourroit trouver bon que je fusse cause de mettre
le royaume à la guerre sans qu'ils y vissent de l'utilité pour eux.
Comme il y en aura en ce faisant pour l'empereur et le roi mon-
sieur mon fils. Qui est pour retourner à ce que je dis à la reine ma
fille et au duc d'Albe, qu'en faisant ceci il falloit faire quelque chose
pour mon fils d'Orléans, et cela fait, nous ferons connoltre que je
n'ai changé en rien de l'opinion ni de ce que j'ai dit audit Bayonne.
Et quant aux autres mariages, je ne puis que grandement en
remercier le roi monsieur mon fils, le priant de continuer cette
APPENDICE. 407
bonne volonté, et y faire selon ses offres le bon office conforme à
notre commune amitié, à quoi nous correspondrons toujours en
toutes choses de notre part f.
N- 10.
Lettre de M. de Fourquevaulx au roy.
1565, 20 novembre.
Sire,
Une flotte de soixante vaisseaux étoit partie de Séville le mois
passé, et contrainte par tourmente de mer de prendre port; elle a
derechef faict voile, et au temps qu'elle a eu, on espère qu'elle sera
arrivée pour le moins aux Canaries qui est leur vraie route. Il y a
sur ces nefs quelques vivres et munitions pour Pierre Mélendez et
des soldats pareillement qui riront trouver à Saint-Domingo-Réal,
où il les attend, pour puis après passer outre vers la Floride. Je
sais qu'encore il y a vers Cordoue six ou sept capitaines qui sont
gens pour le suivre sur la flotte qui partira en mars, comme feront
semblablement tous les Indiens de Mexico et d'autres lieux de la
Neuve Espagne, qui sont en ce royaume, car il leur a été com-
mandé se retirer, lesquels sont plus de 300.
Il reste à voir si les Espagnols seront plus affectionnés à chasser
les François de la Floride qu'à résister aux mahométans : car si la
nouvelle qu'un courrier venu d'Allemagne raconte est véritable, il
est à croire que le Grand Seigneur employera toutes ses forces
contre cette Majesté, jusques à y envoyer les janissaires et toute
sa garde, comme portent les derniers avis qu'on a de là. Et les
navires que le roi fait fréter pour y embarquer au printems qui
vient un nombre de gens de guerre biscaîens pour passer à la Flo-
ride, serviroient mieux contre les Turcs que de les employer contre
vos sujets *.
« BibKotbèqne Impériale, suppl. fr., *-li, folio 64. Lettres d'État.
* KbBotbèque Impériale, snppl. fr., *1±, page 53. Lettres d'État.
(08 APPENDICE,
N« 11.
Le roi Charles IX à M. de Fourquevaulx.
Monsieur de Fourquevaulx ,
J'ai été très-aise d'entendre par votre lettre du 5"" de ce mois
les nouvelles de delà dont elle fait mention !, et à ce que je vois
les pays du Roi Catholique M. mon frère ne sont pas quittes de
tumultes et de mauvais sujets non plus que les autres; mais le
principal est que Dieu ait voulu que la mauvaise intention qu'ils
avoient n'a point eu d'effets.
J'ai vu ce que vous m'écrivez des déplaisirs qu'ils ont par delà
de mes gens qui sont à la côte de la Floride, de quoi l'ambassadeur
qui est ici n'a pas failli de faire la même plainte et bailler le mémoire
dont je vous envoyé copie; sur quoi lui a été répondu que vous ver-
rez et que vous pourrez suivre si le roi mon frère , ou ceux de son
conseil vous en retournent parler, comme j'estime qu'ils feront;
et quand tout est dit, je ne vois pas grand propos de me vouloir
frustrer d'une chose où mes sujets ont passé si longtems, planté
mes armes, et possédé sans aucun empêchement, et d'alléguer
l'ombre qu'ils peuvent avoir pour leurs vaisseaux qui retourneront
de plus avant.
Entre amis cette considération-là n'a point de lieu, d'autant que je
veux et entends que les actions de moi. et de mes sujets soient si
sincères que non pas le Roi Catholique seulement, mais le moindre
ami que je puisse avoir, y trouve la même sûreté qu'il saurait de-
mander en ses propres sujets, et que s'il y en a aucun des miens
qui fasse chose contre le devoir de notre amitié ni qui s'avance
d'entreprendre contre la teneur des traités que nous avons en-
semble, je le ferai si bien châtier qu'il connoîtra que je chemine
clairement et candidement en toutes choses, comme je vous prie de
l'en bien assurer.
Son ambassadeur m'a baillé quelques articles de plaintes d'au-
cunes dépradations faites, se dit-il , sur les sujets de mon dit frère,
dont je vous envoie aussi copie, avec la réponse qui a été faite,
pour s'il'en étoit parlé de là, savoir dire l'ordre que j'ai donné
1 11 s'agissait des troubles des Pays-Bas.
APPENDICE. 409
pour en faire faire la raison autant que je désire qu'elle soit faite,
à ceux des miens qui ont affaire à eux.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx, etc., etc.
Écrit au Plessis les Tours, le 28 DOTembrc 1565 '.
*• 12.
Note de l'ambassadeur d'Espagne en France au sujet
de la Floride.
Que haviendo Su Majeslad intendido que algunos subditos del
Rey Christianissimo su hermano hanian ydo à la Florida para usurpar
aquella provincia tantos annos a por Su Majestad descubierta y pos-
seida mando embiar à castigarlos como a pyratas fractores y per-
turbatoresde lapaspublica, y con hauer hecbo esta provision, pen-
sava no tratar, mas dello pero que la hermandad que tienne con el
Rey Christianissimo y la claridad et anceridad con que a de procéder
con el, y con ella entodas las cosas le hase no quereles callar, lo
que en esto ay para que lo sepan y manden dar la orden que con-
viene para retirar de aquella empresa a los que estan en la dicha
Florida y que proyban y deffendan con el rigor necessario que no
vayan mas subditos suyos en aquellas partes pues no parese cosa
conveniente que estando a ca el Rey Christianissimo su hermano y
el con el amor conformiandad y hermandad que estananden alla
sus subditos guerreando los unos contra los otros *.
N- 13.
Note donnée par le roi Charles IX en réponse à celle
de l'ambassadeur d'Espagne.
Le roi n'entend point que ses sujets entreprennent en quelque
sorte que ce soit sur les pays possédés et conquis par le Roi Catho-
lique des Espagnes, son bon frère, en quelque lieu que ce soit;
mais aussi ne seroit-il raisonnable que Sa Majesté Catholique voulût
• Bibliothèque Impériale, suppl. fr., *1*, n* 14, folio 58.
3 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., tll, u° 14, folio 59.
410 APPENDICE.
tellement empêcher, brider et écarter aux sujets de Sa Majesté, la
liberté de la navigation , qu'ils ne puissent aller naviguer et s'ac-
commoder es autres lieux, même en celui qui a été découvert passé
cent ans par ses sujets, et qui est dès ce tems en témoignage et
mémoire de la découverte faite par les François, appelée la terre
et côte aux Bretons.
Mais si Sa Majesté Catholique a pensé que les François veuillent
de là entreprendre, soit par mer ou par terre, chose qui soit au
préjudice des sujets de Sa Majesté Catholique et des pays qui sont
à elle , Sa Majesté sera toujours prête à s'entendre aux moyens qui
seront propres pour y donner Tordre et la sûreté nécessaires; et si
ses sujets viennent à l'oublier en cela et font chose qui soit au
préjudice du traité de paix, elle le fera si rigoureusement châtier,
que l'on connottra qu'elle n'a autre désir et intention que de vivre
perpétuellement en la mutuelle , sincère et fraternelle amitié qui
s'est conservée, et a continué entre Leurs Majestés jusqu'à ce
jour4.
W 14.
Lettre de M. de Fourquevaulx à Charles IX.
Sire,
Quand j'ai parlé au duc d'Albe, il a trouvé le pire du monde que
d'une province et pays dont les Espagnols, à ce qu'il soutient, sont
possesseurs dès le règne du roi dom Hernando, les Français les
soient allés troubler et déposséder; lequel lieu leur importe trop
pour le laisser perdre ; et si la côte fût été saisie par vos sujets
devant ou durant les guerres qu'il s'en fût parlé par le traité de
paix , mais c'est une expoliation et usurpation faite de peu de teins
en ça, et sait-on assez en Espagne par qui et comment l'on y a
envoyé des ministres avec leurs femmes et enfants.
Je lui ai répondu, sire, et dit la substance de votre réponse, et
que j'ai vu trente ans, par cartes marines fort anciennes, que la
côte où l'on dit que la Floride est assise et s'appeloit la côte des
Bretons, et étoit grandement distante des isles de l'Espagnole,
Cuba, et autres de la Neuve Espagne. De sorte que leur navigation
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., If*, n* 14, folio 58.
APPENDICE. 411
ne pouvoit être empêchée par les François, lesquels n'y étoient
point allés par votre commandement, ni pour rien attenter ou les
déposséder; ains comme prétendant aller sur leur propre conquête
et à une navigation libre et accoutumée à eux de tout tems, et
quant ainsi seroit que les vaisseaux d'Espagne seroient contraints
passer par devant la Floride, ils se peuvent promettre d'y recevoir
toute faveur et commodité; étant croyable, puisque vos deux si
grands royaumes contigus vivent paisiblement et en bons voisins,
qu'aussi feront vos sujets par delà, et seront plus puissants contre
les Indiens ou autres qui viendront entreprendre à les molester.
Le tout va que nos rois soient toujours bons frères et amis, comme
ils sont; car leurs sujets le seront pareillement
Quant à ce qu'il dit n'avoir été parlé de la Floride au traité de
paix , ce ne fut que leur faute, et cela est signe qu'ils n'y alloient
point encore en ce tems.
Ledit duc m'a répliqué, sire, que le Roi Catholique employera
toutes ses forces pour recouvrer sa possession, et que déjà les
affaires des Français y vont mal pour la descente des Espagnols
qui y furent envoyés l'été dernier, laquelle nouvelle est autre à
Lisbonne et à Séville , car on dit que Pierre Mélendez s'est arrêté
à Santo-Domingo de l'Espagnolle, attendant renfort de gens pour
descendre en la Floride.
Je ne sais maintenant, Sire, si la flotte, qui se remit à la voile à
l'entrée de novembre , y seroit arrivée» car elle a eu fort bon vent,
sur laquelle y avoit quelque nombre de soldats, vivres et muni-
tions, et doit croire Votre Majesté qu'ils feront leur possible d'en
chasser vitupéreusement vos sujets.
Par quoi, si la conquête importe au bien de votre service, il
leur faut envoyer un bon secours promptement.
Touchant les autres plaintes des déprédations, le duc d'Albe ne
m'en a point parlé; si ai bien moi à lui de la délivrance des soldats
françois détenus en leurs galères , à quoi ce roi a commandé faire
nouvelle recharge à son ambassadeur résidant à Gênes; qu'il voye,
lui, en personne, de délivrer tous les François qu'il trouvera sur
les galères d'André Doria et autres, et que les capitaines d'icelles
soient tenus, si bon leur semble , prouver qu'ils les ont depuis le
traité de paix, étant la présomption es faveurs desdits forçats '.
• Bibliothèque Impériale, suppl. fr., i-}-*, n° 16, folio 70.
412 APPENDICE.
N* 15.
Catherine de Médicis à Af. de Fourquevaulx.
Je désire, plus que nulle chose , entretenir l'amitié qui est entre
ces deux grands rois mes enfants, et voir cesser toute occasion
contraire. J'attends en bonne dévotion, à savoir comme aura été
prise par delà la réponse que dernièrement nous fîmes à Tours à
l'ambassadeur d'Espagne sur l'instance qu'il faisoit encore du fait
de la Floride , par où il aurait bien connu de quel pied nous y che-
minons, car nous ne prétendons rien en cet endroit que conserver
une terre qui a été découverte et possédée par des François,
comme le nom de la Terre aux Bretons le témoigne encore assez,
et non pas entreprendre sur le sien; en quoi si nos gens s'étoient
oubliés, ils sont bien assurés d'être châtiés rudement, qui me fait
croire que s'ils connoissoient après le commandement qu'ils en ont
eu, et qui leur a été assez de fois réitéré depuis, y avoir mépris,
qu'ils ne faudront à se retirer hors de ce qui ne sera dudit sieur
roi d'Espagne.
Car telle est l'intention du roi mon fils, qui entend, et moi
aussi , que quand on vous parlera de cette affaire par delà vous en
répondiez suivant ce que dessus, et que ce n'est pas chose dont
nous ayons jamais autrement fait cas, sinon autant que les princes
doivent ôtre jaloux de ce qui est leur, et regarde leur honneur et
autorité , à quoi je m'assure aussi que de leur côté ils ne voudront
toucher : qui est tout ce que vous aurez de moi pour cette heure.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx, etc., etc.
Écrit à Moulins, 30 décembre 45C5 '.
X» 16.
Catherine de Médicis à M. de Fourquevaulx.
M. de Fourquevaulx,
Par ma dernière dépêche, je m'étois réservé à vous faire en-
tendre ce que j'apprendrois de l'ambassadeur d'Espagne sur l'occa-
sion de celle qu'apporte ici dernièrement de vous le gentilhomme
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ?A», n° 27, folio 130.
APPENDICE. H13
qu'envoyâtes, ce que j'estimois pouvoir être plus tôt; mais comme
son indisposition Ta retenu de me venir trouver sinon depuis deux
jours, je vous dirai qu'il n'est aucunement entré et ne m'a dit un
seul mot des propos qui ont passé entre le Roi Catholique monsieur
mon beau-fils, le duc d'Albe, le prince d'Éboli et vous, sur le fait
des mariages dont le Mémoire que vous baillâtes audit gentilhomme
fait mention. 11 touche chose qui peut faire accroire que l'on lui en
ait rien écrit, comme aussi n'ai-je fait de ma part que attendre là-
dessus que le temps et les occasions m'en donnent plus de lumières*
Ce que m'a dit l'ambassadeur a été que son maître désire savoir
si le roi monsieur mon fils a commandé, à ceux qui sont allés à la
Floride , cette entreprise , et aussi commerce et trafic par delà. S'il
ne leur a commandé, demande s'il les avoue, d'autant que ce
seroit contre notre amitié commune et la bonne paix qui est entre
nous. Ma réponse a été que son maître et lui ont assez pu connoltre
par nos actions combien nous avons toujours désiré l'entretenu
»ement de cette paix et amitié et la désirons singulièrement,
estimant qu'elle est réciproquement utile à tous deux pour leur
particulier repos et le bien universel de la chrétienté , chose qui
lui doit bien faire croire que si quelqu'un des nôtres est allé ou
a fait entreprise en lieu qui soit dudit sieur roi son maître, ce n'a
pas été du sçu ni commandement du roi mon fils, ni de moi.
Quant au commerce, nous avons estimé qu'il est libre entre les
sujets des amis, et que la mer n'est fermée à personne qui va et
trafique de bonne foi. Bien savois-je qu'aucuns des nôtres étoient
allés en une terre qui s'appelle la Terre aux Bretons, piéça décou-
verte par sujets de cette couronne, en quoi faisant n'ont pensé
entreprendre chose préjudiciable à ladite paix et amitié, ne nous
semble aussi qu'ils eussent aucunement failli pour être terre que
nous estimons nôtre; mais que s'ils avoient en cet endroit mépris
et touché à chose qui appartient au Roi Catholique, ils avoient
piéça été admonestés et commandés d'y bien aviser, et si ainsi
étoient s'en départir avec assurance que le roi mon fils leur feroit
sentir combien ils l'ont offensé en ce faisant, qui a été l'intention
que toujours nous avons portée en cet endroit. Aussi , s'il étoit sur
le nôtre, estimons -nous que le roi son maître ne voudroit le mo-
lester, ni empêcher le commerce, et aussi peu que les siens trou-
blassent les nôtres; qu'il peut penser le semblable de nous.
L'ambassadeur se montrant être peu satisfait de toutes ces rai-
4U APPENDICE.
sons, bien qu'elles soient et véritables et justes, est entré à me
dire que son maître ne pouvoit tolérer telles façons de faire sans
s'en ressentir, avec quelques paroles que j'ai prises pour menaces.
Je lui ai dit qu'étant mère de ces deux rois, il étoit croyable que
je serois trop marrie qu'il survînt occasion qui altérât l'amitié
que je veux de tout mon pouvoir faire dorer entre eux , et me
sembloit qu'il se devoit contenter de la vérité que je loi disois, et
sincérité de nos actions en cet endroit, et tout autre où son maître
ni lui ne trouveroient jamais rien à redire : qu'il se souvint aussi
que les rois de France n'ont pas accoutumé de se laisser menacer;
que le mien étoit bien jeune, mais non pas si peu connoissant ce
qu'il est , qu'il n'y ait toujours plus affaire à le retenir qu'à le pro-
voquer, à quoi j'estime que son maître ne gagneroit rien , duquel
je voulois croire aussi que cette menace ne venoit pas.
Cette réponse, qui est d'une mère qui connolt bien son fils, et
qui ne voudrait pour rien qu'il eût moins de cœur ni d'honneur
que ses prédécesseurs, a ramené ledit ambassadeur à plus douces
paroles, disant que ce qu'il en faisoit étoit pour le désir qu'il a de
voir que les affaires d'entre nous aillent toujours de bien en mieux,
et que son maître n'a pas autre opinion de bonne volonté en son
endroit; que nous nous devons assurer de la sienne, mais qu'il
devoit entendre qu'aucuns parloient du fait de la Floride autre-
ment. Si est ce qu'à la fin il s'est contenté desdites raisons, et est
après venu à parler d'aucunes déprédations faites sur les sujets du
roi son maître dont il poursuit ici la justice, qui sont choses parti-
culières; en quoi je l'ai bien assuré qu'elle sera faite si bonne, que
je ne la demande pas meilleure pour les nôtres quand ils auront
affaire par delà. Et voudrois que ceux dont le mal vient en telles
choses, fussent aussi loyaux observateurs des ordonnances et de la
bonne volonté que le roi mon fils et moi portons en cet endroit
qu'il seroit requis.
Mais tant il y a que vous pouvez dire et assurer partout que je
tiendrai toujours la main à faire châtier ceux qui seront trouvés
coupables, si roide, que l'exemple y donnera l'ordre, ainsi que je
désire qu'il se fasse de l'autre côté.
Au demeurant il n'est autre chose à répondre à votre lettre du 29
du passé, sinon que j'ai été très-aise d'entendre que les faux bruits
qui couroient par delà se soient évanouis, parce qu'en avez au
contraire fait entendre. Dieu merci, nous sommes en autres
APPENDICE. 415
termes et à un jour près de l'accord de la querelle qui est entre
ceux de Guise et de Chàtillon, par où cesseront, Dieu aidant,
toutes occasions de révoltes en ce royaume.
A quoi je vois les grands si bien disposés, et à l'obéissance que
le roi mon fils doit désirer d'eux, que je ne me suis, passé à six
ans, vue plus contente que je suis du bien que Notre-Seigneur
nous promet en cet endroit.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx , etc., etc.
De Moulins, 10 janvier 1566 ».
N- 17.
Lettre de M. de Fourquevaulx au roi Charles IX.
Sire,
Le duc d'Albe ne m'a pas averti comment Sa Majesté Catholique
envoie sept ou huit grands navires à la Floride, avec lesquels pas-
sera la flotte des marchands et autres particuliers, tant de Séville
que de Biscaye, et porteront deux mille soldats et sept cents bons
mariniers. Le chef de ces soldats est Biscayen, et s'appelle Sancho
de Porto Galeto. Il y va pour substituer Pierre Melendez Jourda de
Valdez, parent de l'archevêque de Séville.
Us doivent se renforcer de mille hommes des lies et terre ferme
des Indes, tous de leur nation, qui mèneront trois cents chevaux,
et sera cette armée prête à faire voile en février, afin d'être audit
pays devant le secours de France ; car ils sont avertis qu'il y va de
Bordeaux, et d'autres endroits de votre royaume, quelques bons
vaisseaux avec quinze cents hommes.
Ils disent avoir avec eux un pilote et quelques Bretons qui étoient
venus avec marchandises de Séville , lesquels ont promis de mener et
guider dans les ports de la Floride, dont les entrées sont estimées
fort dangereuses.
Je ne sais si la nouvelle venue depuis quatre jours du côté de
France, que les François y ont été défaits, retardera leurs desseins.
De Madrid, M janrier 1566 2.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^, n» 41, folio 162.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^f4» n# J*« folio ,45-
416 APPENDICE.
N- 18.
Lettre de M. de Fourquevaulx au roi Charles IX.
Sire,
Encore qu'il n'y ait sinon sept jours que j'ai écrit à Votre Majesté,
par le maître de la poste de Calais, ce que je sa vois de nouveau,
je ne veux faillir toutes fois de lui faire entendre, comme je sus
hier que pour vrai l'armée espagnole pour la Floride doit partir
de Séville dans ce présent mois, laquelle consiste en dix-neuf
navires, le moindre de soixante tonneaux, duquel nombre il y en
a cinq de quatre et de cinq cents; les petits navires partiront de
Séville le jour de Saint-Sébastien , et sont descendus à Saint-Lucas
où ils attendent l'arrivée des grands. Cette flotte porte deux mille
Biscayens, et charge artillerie, munitions et vivres en grosse
quantité, faisant la meilleure diligence qu'il leur est possible de
s'équiper; leur capitaine en chef s'appelle Sanche Chiniga de Porto
Galeto en Biscaye, et n'est point arrivé à Séville aucune nouvelle
de Pierre Melendez que celle qu'en a écrite de France, qu'il a pris
le fort des François, au moyen de quoi l'on craint par deçà que le
capitaine Jean Ribaud aura brûlé les navires de Melendez, les ayant
trouvés mal gardés, puisque ses gens étoient descendus à terre,
et, bien qu'il les tint assiégés en quelque détroit ou port, sans oser
sortir, comme lesdits Espagnols ne l'avoient osé attendre au com-
bat sur la mer; à tout le moins, Sire, la joie qu'on menoit ici à la
première nouvelle qui vint de la prise du fort, n'a guère duré
depuis qu'ils ont du contraire et n'en osent quasi parler mainte-
nant. La certanéité n'en peut tarder de venir en bref.
De Madrid , 11 février 1856 ».
N° 19.
Lettre de Catherine de Médicis à M. de Fourquevaulx.
Monsieur de Fourquevaulx,
Avant que l'ambassadeur d'Espagne ait dépêché son courrier,
est arrivé votre premier paquet dont votre autre dépèche fait men-
1 Bibliothèque Impériale, snppl. fr., ip, n<» 38, folio 156.
APPENDICE. 417
lion; par où j'ai été bien particulièrement avertie comme est passé
ce malheureux massacre fait à la Floride, et les propos que vous
en a tenus le duc d'Albe, avec la réponse que vous y avez faite,
bonne et pertinente, et telle que requiert un cas si cruel et inhu-
main, dont n'avois voulu faire aucun bruit, ni faire connoître que
j'en susse rien jusqu'à hier, que ledit ambassadeur ayant demandé
audience au roi, monsieur mon fils, et à moi, nous vint trouver,
et, après plusieurs autres propos qu'il nous tint, nous dit qu'il
avoit charge de son maître, monsieur mon beau-ûls, nous avertir
qu'il étoit arrivé en Espagne un capitaine portant nouvelles ; que
Pierre Melendez ayant trouvé en la terre de la Floride quelques
François avoués et chargés de lettres de monsieur l'amiral, qui
avoient en leurs compagnies quelques ministres qui plantoient là
la nouvelle religion, il les avoit châtiés, comme il dit en avoir
commandement du roi son maître, bien confessoit-il que ce fût été
un peu plus rudement et cruellement que son dit maître n'eût désiré ,
mais qu'il n'avoit pu moins faire que de leur courir sus comme
pirates et gens qui étoient là pour entreprendre sur ce qui lui
appartenoit, disant néanmoins que le roi son maître demandoit
justice dudit amiral; le roi mon ûls étoit encore dans le lit assez
débile pour la maladie qu'il a eue, dont il est, grâce à Dieu, du tout
guéri , voulut que je lui fasse réponse , qui fut que je l'a vois déjà
bien sçu par l'homme qui nous étoit revenu , et ne pouvois comme
mère commune , que je n'eusse une douleur incroyable au cœur,
d'avoir entendu qu'entre princes si amis, alliés et apparentés que
sont ces deux rois., et en si bonne paix lors, et autant que nous
observerons envers eux tant et de si grands offices d'amitié, un
carnage si horrible eût été commis des sujets du roi mon dit
ûls auquel jusqu'alors, à cause de sa maladie, je n'en avois pas
voulu parler; que j'étois comme hors de moi quand j'y pensois, et
ne me pouvois persuader que le roi son maître ne nous en fît la
réparation et justice; car de couvrir cela sur l'aveu dudit amiral,
qu'il n'y a pas de quoi , étant bien croyable qu'il n'a pas laissé
aller tant de gens hors de ce royaume sans le sçeu du roi mon ûls,
qui estime que le commerce et la navigation est libre partout à ses
sujets, et que cette terre où le fait s'est commis n'est point à lui,
mais de si longtems découverte de nos sujets, qu'elle en porte
encore le nom comme il en a été , et ses ministres aussi jà averti
par vous. Et quand bien ils eussent été dans les propres pays du
J7
418 APPENDICE.
roi son maître, faisant autrement qu'il n'appartient entre amis, qu'ils
se dévoient contenter de les prendre prisonniers et les rendre au
roi mon fils, pour les faire punir, s'ils avoient failli, sans en user
ainsi, dont je ne pourrai croire qu'il ne rious rendit contents.
Qu'il sembloit que l'on voulût brider le roi mon fils , l'enfermer en
ce royaume et lui rogner les ailes, chose qu'il ne pourroit et ne
seroit aussi conseillé de souffrir, lui apportant par là un argument
d'autrement penser et pourvoir à l'affaire , comme il saura bien
faire, si Dieu plaît, et ne lui en défaillent les moyens; de manière
que j'espérois qu'il n'auroit que faire de ses voisins, et ne les
respecteroit non plus qu'ils font lui ; grâce à Dieu , que son royaume
étoit en bonne paix, et lui mieux obéi qu'il ne fut jamais, par où
se pouvoit aisément croire qu'il ne lui sera malaisé de faire con-
noître et sentir à ceux qui lui voudront mal faire, tpi'il n'a pas
moindre moyen de s'en garder, que ont eu les rois ses prédéces-
seurs; ledit ambassadeur essayoit toujours de couvrir le fait sur
l'amiral, et qu'il y avoit des ministres de la religion qui étoit
chose fort déplaisante à son maître ; mais je lui ai dit que nous ne
sommes pas enquis quels gens alloient audit voyage, et que si
c'étoit à soûeter, je voudrais que tous les huguenots fussent en ce
pays-là, où il ne peut justement dire qu'il ait intérêt, puisque la
terre est nôtre, comme nous la prétendons; nous faisant bien con-
noître que l'on ne veut pas guère le repos de ce royaume, puisque
l'on nous veut ainsi ôter le moyen de l'y mettre; mais, quoi que ce
soit, ce n'est pas à eux de punir nos sujets, et ne disputons point
s'ils étoient de la religion ou non , ains du meurtre qu'ils en ont
fait, dont il est bien raisonnable que son maître fasse faire justice
que nous lui en demandons : à quoi il m'a semblé que l'ambassa-
deur a été bien empêché de répondre, et s'est avancé pour forti-
fier ses plaintes de nous parler aussi de Corsègues, où il dit qu'il
va ordinairement de Provence plusieurs barques chargées de vivres,
munitions et gens dont les Genevois se plaignent, à quoi je l'ai
très-bien satisfait et dit que ce sont des impostures accoutumées.
Il m'a parlé aussi de quelques galères qu'il dit que l'on fait armer
à Marseille, ce que je lui confessai, pour garder nos côtes infestées
comme elles sont d'infinis corsaires que la querelle même nous y
attire, et que nous avons doucement supportés pour son respect.
Quand tout est dit, il avoit amassé un monde de plaintes pour
donner couleur à celle de la Floride, où il y a aussi peu de fonde-
APPENDICE. 419
ment; mais ce qu'il en a rapporté est qu'il a beaucoup connu que
nous l'avons trouvé très-mauvais, et ne pense pas que nous l'ou-
blions, ce que j'ai bien voulu vous écrire ainsi au long de la part
du roi mon fils, vous priant et ordonnant de faire bien entendre au
Roi Catholique, en le priant très-affectueusement qu'il veuille pour
le devoir et la raison en faire faire la justice et réparation que
mérite un si énorme outrage, par démonstration digne de l'amitié
et de la bonne paix qui est entre nous, et qu'il considère le tort
qu'il y feroit, s'il ne nous en donne la satisfaction que le roi mon
flls en attend , et que j'en désire de ma part : car je ne serai jamais
à mon aise ne bien contente jusqu'à ce que je la voie conforme à la
sincérité de nos affections et actions en son endroit dont il me
fàcheroit trop qu'on abusât, et aurois un merveilleux regret d'avoir
perdu tant de peine, de soins et de moyens que j'ai cherchés pour
nourrir ces deux princes et leur couronne en perpétuelle amitié ,
et qu'au lien du bien que j'en espérois voir sortir, le roi mon Gis me
reprochât un jour que, durant qu'il s'est reposé sur moi de ses
affaires, j'aye laissé faire une telle escorne à sa réputation, dont
je vous prie que par votre première dépêche je sois éclaircie,
m'assurant que ledit ambassadeur n'oubliera rien à faire savoir de
ce que je lui en ai dit , et du tort qu'ils font au bien que je cherche
faire à ce royaume.
Car, à vous dire franchement, je crois que les huguenots qui y
sont n'eussent su demander une meilleure nouvelle, connoissant
par là que l'amitié que nous nous promettons du côté de delà est
fort mal assurée, puisque l'on traite ainsi nos sujets; ce que, j'es-
père, Dieu ne laissera impuni , comme je veux que vous le faites
très-bien entendre à la reine ma fille , outre ce que je lui en écris ,
et lui montriez cette lettre si elle la veut voir. J'ai , au demeurant f
vu ce que vous m'écrivez du fait des mariages, à quoi je ne pense
plus; le roi mon fils est assez jeune pour attendre mieux, et si
grand prince qu'il ne peut qu'il n'ait toujours à choisir en toute la
chrétienté , quelque empêchement que l'on y puisse donner, comme
je sais et connois que l'on fait.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx , etc., etc.
De Moulins, le 17 mars 156C.
Je ne puis me garder de vous dire qu'encore qu'il s'offre assez
d'autres partis pour le roi mon fils, et des plus grands de la chré-
27
420 APPENDICE.
tienté , tout le plus grand regret que j'aye est qu'il faille à la fin ,
pour le tort que Ton lui fait , qu'il en prenne quelqu'un qui ne soit
pas de notre religion , ce que nous ne ferons qu'à l'extrême *.
N° 20.
Lettre de Af. de Fourquevaulx à Catherine de Médias.
Madame,
J'ai répondu que la suffisance dudit sieur amiral est telle, soit en
conseil ou ailleurs, que quand bien il seroit Juif ou Turc, si méri-
teroit-il d'être estimé et favorisé ; car même , outre le lieu qu'il tient
d'amiral, qui est des plus grands états de votre royaume, il n'y a
prince aujourd'hui ni seigneur plus digne de toute grande charge
qu'il est, et que cela vous occasionne, Madame, faire grand cas de
lui, et que c'est aussi pour l'induire davantage à demeurer bon et
obéissant sujet. Sa Majesté m'a confessé l'avoir connu et réputé
pour très-grand personnage, et l'avoir quelquefois ouï parler très-
sagement d'affaires de grande importance; pourquoi elle pense
bien que sa suffisance est plus cause de la faveur que Votre Majesté
lui fait, et pour l'entretenir en obéissance, que ce qu'on en vou-
drait soupçonner par deçà.... Et afin que je vous achève mon dis-
cours, Madame, avec le Roi Catholique, je l'ai supplié, pour la
conclusion, qu'il ne veuille préférer les opinions et passions de ses
ministres (s'il y en a qui désirent la guerre ou bien la paix), car
Vos Majestés n'ont faute non plus de personnes qui se fâchent du
repos; mais comme le souci d'une guerre et la dépense tomberaient
sur Vos Majestés, et non sur vos dits ministres, qu'il faut que
soient elles qui résistent à la mauvaise intention d'iceux; comme
pareillement si le châtiment de Mélendez peut satisfaire à la juste
raison que Vos Majestés ont de se tenir offensées pour le susdit
massacre, que Sa Majesté Catholique ne laisse à le faire bien châ-
tier et les coupables, pour remontrance que l'on lui fasse au con-
traire. Sa Majesté, comme dessus, m'a dit qu'il verrait le duc
d'Albe, et m'en répondrait par lui, et semblablement à Vos
Majestés par son ambassadeur. Sur cela, je me suis retiré vers la
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., 2|i, n° 57, folk» 190.
appendice: 421
reine votre fille l'avertir desdits propos, et l'ai suppliée de remon-
trer au roi son mari qu'il doit faire en sorte que Vos Majestés
demeurent contentes, pouvant bien croire madite dame que si
cette cruauté usée sur vos sujets ne sera réparée ou vengée , qu'on
dira publiquement en France que vous, Madame, êtes tant affec-
tionnée à la reine votre fille, que son respect vous garde d'aviser
à la réputation du roi et de son royaume. Votre Majesté, Madame,
me pardonne si j'ai trop avant parlé là -dessus; toutesfois, madite
dame a confessé qu'il étoit ainsi et le remontreroit au roi son
mari*.
N° 21.
Mémoire envoyé par le roi Charles IX et la reine Catherine
de Médicis à M. de Fourquevaulx.
Encore que par lettres envoyées par M. de Fourquevaulx, du
9* du mois passé, le roi ait fort amplement entendu la grande et
vive instance qu'il a faite envers le roi son beau -frère, pour
faire faire réparation et justice de la cruauté exercée par Pierre
Mélendez envers ses sujets, à la Floride, néanmoins Sa Majesté ne
peut se désister de requérir encore avec toute instance en cette
occasion que réparation lui soit faite d'un si cruel meurtre de ses
sujets, espérant que le roi son beau -frère, après qu'il aura bien
considéré le bien et le mal de l'acte, l'équité ou iniquité de la
requête qui lui est faite , de soi-même choisir a la voie plus raison-
nable, et aimera mieux contenter un si grand roi, son si proche
allié et si utile ami, et faisant justice, que le mal contenter en
pardonnant à des brigands de qui la vie ne lui peut apporter aucun
bien à l'avantage de ses affaires.
Et de cette requête et instance, quelque raison qu'on lui allègue,
ne se départira jamais le sieur de Fourquevaulx, afin que, tant le
Roi Catholique que son conseil , connoissent en premier lieu que
Sa Majesté n'a le cœur moindre que ses prédécesseurs pour souf-
frir une injure, ni si peu de jugement qu'il ne connoisse et ressente
ce qui lui est honorable ou désavantageux, et ce qu'il doit trouver
bon ou mauvais de son ami.
1 Bibliothèque Impériale, snppl. fr., '-*-*, n* 61, folio 224.
Û22 APPENDICE.
Et si la réponse qui a été faite audit sieur de Fourquevaulx sur
ce fait a peu jusqu'ici contenté Sa Majesté, la froide et peu perti-
nente réponse qu'on a faite à tous ces articles contenus au Mémoire
porté par le sieur de Villeroy Ta encore moins satisfait , car il a
par là clairement connu qu'il ne faut rien espérer de leur bonne
volonté que ce qui se fait pour leur grandeur ou pour leur utilité et
des leurs, selon laquelle ils mesurent toutes leurs actions, dont
Sa Majesté veut qu'il fasse entendre, tant à Sa Majesté Catholique
qu'au duc d'Albe, qu'elle a trouvé bien étrange qu'on eût si froi-
dement répondu à beaucoup d'articles contenus audit Mémoire,
d'autant qu'il attendoit d'eux une même promptitude en la résolu-
tion de ses demandes, comme il a toute sa vie désiré et voulu user
en ce qui les a touchés.
Car, encore qu'il y ait des doléances les unes plus pregnantes
que les autres, si est-ce que sont tous moyens auxquels ne pré-
voyant de bonne heure par succession de temps, ils apportent je
ne sais quelle aliénation de volonté entre princes amis qu'après il
n'est pas aisé d'accommoder, laquelle Sa Majesté veut éviter par
tous moyens , et si du côté de deçà l'on usoit de telles longueurs
et remises avec plaintes, qui sont quelquefois faites par l'ambassa-
deur étant ici, comme celle qui est faite à nos doléances, je ne sais
avec quelle patience elles seront comportées ; aussi n'ont-ils quelque
chose que die duc d'Albe , nulle occasion de se plaindre des con-
seils de Sa Majesté, et encore moins d'icelle ou de la reine sa
mère , qui ont tout ce qui concerne l'union de ces deux royaumes
et l'amitié d'entre eux en telle recommandation que peu de choses
se présentent appartenant à cela, à quoi ils ne fassent donner
aussi prompte provision , comme du côté de delà , elle est souvent
tardive et de peu d'effet.
Et afin de ressouvenir le sieur de Fourquevaulx des points con-
tenus au Mémoire dudit sieur de Villeroy, il lui en est envoyé un
petit sommaire , qui lui servira d'instruction pour en parler encore
une fois, et essayer s'il y aura moyen d'y gagner quelque chose.
Et pour ce que, tant par les propos de Sa Majesté Catholique
que du duc d'Albe, il est aisé à voir qu'ils ont beaucoup plus mau-
vaise opinion des affaires de ce royaume qu'ils n'en ont d'occasion,
estimant que la division de religion soit pour nous ramener aux
troubles dont nous sommes, par la grâce de Dieu, délivrés, en-
core que le sieur de Fourquevaulx en ait très -sagement répondu,
APPENDICE. 423
si est ce que Sa Majesté désire qu'il lui fasse encore bien entendre
que l'union de ses sujets est telle, et l'obéissance si universelle des
uns et des autres, que jamais roi de ses prédécesseurs ne fut
mieux obéi, et la perte, ruine et dommage, que ses sujets ont
souffert de leur division leur est si apparente, et tant imprimée au
cœur et en l'esprit, qu'il ne faut plus craindre qu'ils aient jamais
envie de soi-même d'y retourner, ni qu'il soit aidé à qui voudroit
les y remettre de les y persuader. Étant, outre cela, Dieu merci,
les choses de ce royaume, quant à la religion, en si bons termes,
qu'avec le bon exemple du roi et de la reine sa mère, et la main
ferme qu'ils tiennent à l'entretennement de la religion catholique,
en tout ce qu'ils peuvent, donne plus d'espérance à l'avenir d'une
réduction générale à une même opinion que d'accroissement de
division; aussi se voit-il par expérience que nous en sommes en
paix et en grand repos , et le reste de la chrétienté n'est pas ainsi,
laquelle paix et repos comme le bien plus utile qui sauroit advenir
au roi et à ce royaume, il veut aussi le plus soigneusement main-
tenir qu'il sera possible, sans permettre qu'elle soit aucunement
altérée, et afin que le sieur de Fourquevaulx connoisse combien
ce royaume est pacifique, et néanmoins abondant d'une noblesse
incroyable , qui ne désire qu'à mener les mains ; il est certain qu'il
est allé plus de deux mille gentilshommes tant en Hongrie qu'en
Sicile et autres lieux, où ils ont pensé trouver la guerre, laquelle
troupe , si demain la guerre étoit ici, et que le roi en eût besoin ,
revoleroit en une diligence extrême.
Fait à Saint-Maur des Fossés, ce 12 mai 1566 ' .
N- 22.
Lettre du roi à M. de Fourquevaulx.
Monsieur de Fourquevaulx,
Encore que par le Mémoire qui vous est envoyé vous entendrez
bien amplement mon intention sur le discours qui est passé entre
le Roi Catholique monsieur mon beau -frère, le duc d'Albe et
vous, et comme je ne me veux contenter de leur réponse, si est
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., *f*, lettre cotée 79, folk) *M.
424 APPENDICE.
ce que je vous ai bien voulu encore toucher ce mot, afin que vous
connoissiez que ma volonté est que vous renouvelliez votre plainte,
et requériez avec toute instance que pour le bien et union d'entre
nous et l'entretennement de notre commune amitié , ils regardent
de me faire faire réparation de tort qui m'a été fait, et de la
cruauté dont Ton a usé envers mes sujets, qui ne se peut par moi
souffrir sans trop de diminution de ma réputation.
Je sais bien qu'ils ne faudront de vous faire une même réponse,
et vous ne cesserez aussi de leur dire qu'il ne faut espérer que je
sois jamais satisfait que je ne me voye une réparation telle que
requiert notre amitié. Vous leur parlerez aussi des autres points
contenus au Mémoire qui vous a été mandé, et au petit sommaire
qui vous en est encore envoyé, afin d'essayer d'y gagner ce que
l'on pourra, car il n'y a rien qui ne soit bien pertinent et qui
ne m'importe infiniment , soit pour la conservation de mon
autorité, ou pour le bien particulier de mes sujets. J'attendrai
la réponse qui vous y sera faite, et cependant vous dirai -je
que, Dieu merci, les affaires de mon royaume se portent bien et
y sont toutes en telle pacification que je puis désirer, car non-
seulement l'obéissance de mes sujets est telle qu'elle étoit aupara-
vant les troubles, mais, les querelles des grands étant pacifiées,
elles ont apporté une telle union partout qu'il n'est plus question
que d'entretenir mes édits, et, d'une part et d'autre, regardera
m'obéir. Lesquelles nouvelles je vous veux bien dire pour ce que
je m'assure qu'elles vous seront aussi agréables, comme peut-être
le seront-elles peu à d'autres qui voudroient bien que les choses
fussent autrement.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx , etc., etc.
De Saint-Maur les Fossés, ce 12 mai 1 566 '.
N° 23.
Lettre de la reine à M. de Fourquevaulx.
Monsieur de Fourquevaulx ,
Je ne répéterai point ce qui vous est mandé par le Mémoire qui
vous est envoyé, mais je répondrai seulement à deux ou trois
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., ^, n° 78, folio 287.
APPENDICE. 425
points contenus en votre lettre du 9*. Et, premier lieu , quant à ce
que le duc d'Albe se plaint du peu de justice qui est faite par delà
aux sujets du roi son maître , je ne sais sur quoi il fonde son dire ,
si n'est vouloir user de récriminations pour couvrir la mauvaise
justice que jusqu'ici j'ai vu faire du côté de delà à cent mille
plaintes qui ont été faites pour les sujets du roi monsieur mon ûls,
car de pouvoir dire qu'à tout ce que l'ambassadeur du roi monsieur
mon beau -ûls m'a proposé je n'aie fait satisfaire promptement et
donner tout l'ordre qu'il a été possible, c'est chose que monsieur
F ambassadeur ne peut avoir mandée, ni lui n'en peut alléguer un
seul exemple en quoi l'on ne fasse apparoir du contraire, et
l'évêque de Limoges, le sieur de Saint -Sulpice, et vous, depuis
que vous y êtes, serez tous témoins combien de requêtes que vous
ayez présentées vous ont été accordées.
Combien de leurs sujets prisonniers vous avez fait mettre en
liberté, et combien de marchandises prises et arrêtées vous leur
avez encore fait rendre et restituer.
Ce que je vous en dis, pour ce qu'il semble qu'ayant le principal
maniement des affaires de ce royaume, cela procède ou que j'aie
peu sçu donner ordre à chose de tel poids pour Tentretennement
de notre commune amitié, ou bien que je ne l'ai voulu, et, Dieu
merci, il y a prou de preuves du contraire et de l'un et de l'autre;
ce que je vous prie, si jamais il vous en parle, lui faire bien sen-
tir, et quant à ce que me mandez du malheur qu'il vous prédit
pour la diversité de religion qui est en ce royaume , je crois véri-
tablement qu'il y en a qui sont bien marris d'y voir tant de pacifi-
cation qu'il y a , et de quoi nous avons été si sages de mettre fin
aux troubles qui y avoient trop longuement duré; mais, Dieu
merci, l'union est telle et l'obéissance de tous les sujets du roi
mondit sieur et fils si assurée , et il la veut tant maintenir, qu'il est
mal aisé qu'elle puisse être troublée, ni que par persuasion ils
puissent être induits à y vouloir rentrer, toutesfois, d'autant que
cela importe , comme vous pouvez penser, il sera bon , et je vous
en prie, monsieur de Fourquevaulx , d'y avoir bien l'œil ouvert, et
regarder s'il y aura moyen de découvrir s'il y auroit point pour ce
fait quelque intelligence au côté de deçà , suivant ce que me man-
dez. Et pour répondre à ce qui vous a été dit de M. l'amiral,
encore que la réponse que vous en avez faite soit bonne et perti-
nente , et que de ces choses là on n'aie pas à en rendre compte à
426 APPENDICE.
personne, si est ce que je vous veux bien dire qu'il n'a été ici,
depuis Moulins, qu'à cette heure, et qu'étant officier de la cou-
ronne , et des plus grands, l'on ne lui peut refuser sa venue en ce
lieu , mais ce n'est pas à dire qu'il ait plus de maniement pour
cela, ni qu'il s'entremette de plus de choses qu'il a fait jusqu'ici.
Il ne me reste qu'à vous dire que j'ai commandé au trésorier de
l'Espagne de vous traiter le mieux qu'il pourra , afin de vous don-
ner le moyen de bien servir le roi monsieur mon fils.
Et quant à la compagnie dont vous m'écrivez pour demeurer
dans Narbonne, mais que M. le connétable soit ici, j'aviserai ce
que nous y pourrons faire afin de vous satisfaire; car je ne veux
pas que vous soyez plus mal traité que n'ont été vos prédécesseurs
et que vous n'avez été jusqu'ici.
Priant Dieu, monsieur de Fourquevaulx , etc., etc.
De Saint-Maur, ce 12 mai i5Gft '.
N- 24.
Lettre de A/, de Fourquevaulx à Charles IX.
Sire,
La dépêche qu'il a plu à Votre Majesté me faire par le sieur de
Laguian en mai, il me l'a rendue le 6 de juin. J'eus audience du
Roi Catholique le 18, et lui ûs savoir votre bonne santé, ensemble
l'heureux état de vos affaires et pacification de votre royaume, ce
qu'il montra recevoir de fort bonne oreille, me disant qu'il ne
pourrait entendre nouvelle qui lui soit plus agréable.
Après, Sire, je lui remontrai que Votre Majesté avoit trouvé
bien étrange la réponse qu'on avoit faite aux articles représentés
par le sieur de Villeroy, et discouru article par article le peu de
raison que l'on vous faisoit là-dessus, qu'il n'advenoit pas ainsi des
doléances qui vous étoient aucunes fois faites par son ambassadeur,
car Votre Majesté y répondoit, et la reine votre mère, de parole
et d'effet, au plus tôt et le mieux qu'elles pouvoient penser, sça-
chant fort bien que d'y procéder lentement et par dissimulation ne
seroit sinon refroidir l'amitié d'entre Vos Majestés, de laquelle
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., 2?-*, n° 79, folio 289.
APPENDICE. 427
chose il vous déplairait par trop d'en voir le commencement : et
tant s'en falloit que Votre Majesté se tînt satisfaite du peu de cas
qu'il s'étoit fait de vouloir punir Pierre Mélendez et ses gens, qui
ont cruellement meurtri vos sujets en la terre aux Bretons , qu'on
appelle par deçà la Floride; que Votre Majesté me commandoit le
plus chaudement qu'il lui étoit possible de refaire nouvelle instance
d'en avoir justice et réparation, et la réitérer par infinies requêtes
jusques à ce qu'elle ait obtenu la satisfaction qu'un tant indigne
massacre mérite.
Lequel, Sire, je ne lui ai de plus aigri qu'il m'a été dit, que
ledit Mélendez avoit reçu vos sujets la vie sauve , et promis de les
faire mener en Espagne pour y attendre l'aveu ou désaveu de Votre
Majesté, car, sans cela, ils ne se fussent rendus ni désarmés
comme ils firent , ains eussent vendu leurs vies chèrement. Cette
remontrance fut bien nouvelle , ce me semble , à Sa Majesté , com-
bien qu'il ne me répondit mot là -dessus, car il est quelque bruit
sourd par deçà de ladite composition , et aucuns blâment Mélendez
d'avoir usé tel massacre, et même contre sa foi, n'étant pas vrai-
semblable que Jean Ribaud ni les autres se fussent laissés désar-
mer, ni couper la gorge si pauvrement, si Ton ne leur eût promis
les vies sauves. Votre Majesté le pourra savoir plus au vrai par
ceux qui sont échappés.
Sa Majesté me répondit qu'en lui baillant toutes lesdites doléances
par écrit qu'il m'y feroit réponse.
Enfin je lui demandai congé de le suivre à Ségovie , et à la reine
sa femme , à laquelle j'avois deux ou trois mots à parler de la part
de Vos Majestés , il l'a trouvé très-raisonnable.
Je lui fis présenter, le 20 juin, las doléances, lesquelles il donna
le soir même au duc d'Albe pour les voir et y faire réponse , et
sont elles es propres termes qu'il est porté par mes instructions,
parce que je n'eusse sçu y adjancer ni ajouter un seul mot du
mien , tellement elles me semblent avoir été envoyées en la forme
qu'il les falloit.
Sire, ayant attendu jusqu'au 25"" du susdit mois de parler au
duc d'Albe, je fus lui remantevoir la réponse de mes articles; il
m'a répondu ne se pouvoir faire sitôt, ni devant que le Roi Catho-
lique soit au Bosc. Dieu veuille qu'ils y satisfassent comme ils
doivent; mais des propos dudit duc, je n'ai pas beaucoup d'espé-
rance, car au lieu de faire réparation des griefs faits à vos sujets,
(,28 APPENDICE.
ils demandent justice de tout plein de doléances, même de deux
courses faites naguère sur les confins de Catalogne, où l'on vola
un prêtre espagnol sur la tête duquel on mit un înorrion ardent,
et lui coupèrent les pouces et autres violences , dont il me promit
à sa venue au Bosc me parler plus particulièrement.
Je ne veux oublier d'ajouter ce mot à ma lettre que la flotte
espagnole qui doit venir du Pérou et de la Neuve-Espagne, ne
s'ose bonnement mettre à la voile, craignant la rencontre des
François, et par deçà les redoutent à cause du bruit qui court en
France, s'arment quelques bons navires pour aller au devant de
ladite flotte, laquelle porte grandes richesses, et en or ou en
argent, la valeur de 6 à 7 minions*.
De Ségovie, 5 juillet 1566.
N- 25.
Lettre de M. de Faurquevaulœ à Charles IX.
Sire ,
Encore que j'eusse écrit à Votre Majesté, du 5 de ce mois, que
le Roi Catholique ne viendroit au Bosc deçà la fête de saint Jacques,
toutesfois il y arriva le 8m* et n'en est bougé depuis. Sa Majesté et
la reine votre sœur sont, Dieu grâces, en très -bonne santé, car
il n'est jour que j'en sache nouvelle par des gentilshommes qui sont
auprès de moi, lesquels j'y envoyé souvent, et aussi par son mé-
decin Montguion , qui fait son bon devoir de la conseiller à tenir
bon régime, et sert fort diligemment, et prend grand peine en
espérance qu'il plaise à Votre Majesté lui faire du bien.
Madite dame s'est tenue tout son 8aa mois assez coye et en
repos pour ne rien gâter de sa portée , et vient d'entrer dans
son 9me ; il lui faudra vivre autrement et faire de l'exercice. Le roi
fait fort le bon mari.
Au regard, Sire, de la dépêche que la Cousture m'a apportée,
je fais un extrait des plaintes auxquelles il a plu à Votre Majesté
me commander que je demande être répondu , et les ai fait pré-
senter à Sa Majesté Catholique et en écrivis une bonne lettre à la
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr , l\J, n* 64, folios 314 à 322.
APPENDICE. 629
reine votre sœur, afin de le remontrer comme il falloit, ce qui a
été fait loi ayant fait réponse. Ledit sieur roi avoit commandé au
duc d'Albe , qu'il eût à répondre aux premières plaintes et à l'ad-
dition par môme moyen , car il désire contenter le roi , son bon
frère, en tout ce qu'il lui sera possible. Et comme j'attendois de
l'en aller supplier, est arrivé le paquet qu'il a plu à Votre Majesté
m'écrire du dernier de juin.
J'envoyai le lendemain 17me du présent demander audience,
espérant, encore que je fusse assailli d'une fièvre, ne faillir à l'assi-
gnation, bien délibéré de n'oublier rien à lui dire, tant sur les
plaintes que sur le contenu des dépêches.
Ledit sieur roi me manda que j'y pourrois aller le 18"*, à quoi
je n'eusse failli , mais la fièvre s'augmenta tellement la nuit et ledit
jour avec les douleurs qui l'accompagnent, qu'il m'a été impossible
m'y trouver : bien espérai-je dans 5 ou 6 jours réparer cette faute,
ayant cependant emprumpté le secours et faveur de madame
votre sœur, que j'ai très-humblement suppliée faire mes excuses ;
et m'ont semblé les lettres de Vos Majestés, tant bien couchées,
sans aucun masque ni déguisement, ains pleines de si bonnes in-
tentions et offices que je les ai pu envoyer à la Majesté de ladite
dame, pour faire entendre le contenu d'icelles au roi son seigneur,
ou ne lui en parler point selon son bon jugement ; mais elle les a
trouvées si à propos qu'elle les lui a montrées , ainsi qu'elle m'a
mandé et a prié le roi , son mari , m'écrire et commander d'en
remercier Votre Majesté de sa part1.
SégoYie,2l juillet 1566.
X* 26.
Lettre de M. de Fourquevaulx à Charles IX.
Sire,
Ne me sentant encore assez fort pour monter à cheval , car la
lièvre continue m'a tenu 18 jours, j'avisai hier de renvoyer un
gentilhomme vers le Roi Catholique avec un placet pour le supplier
de la réponse qu'il doit aux doléances que je lui ai présentées de
votre part, et en avoir même écrit à la Reine Catholique.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. f r , 2|£, n« 91, folio 347.
430 APPENDICE.
Il répond, Sire, avoir donné cette charge plusieurs fois au duc
d'Albe, et a fait dire au gentilhomme mien, qu'il aille savoir dudit
duc d'Albe à quoi il tient qu'il n'y a satisfait. Le duc, avec sa froi-
deur accoutumée, s'excusa sur les grandes affaires qu'ils ont à
consulter et remédier, mais que sans nulle faute , en peu de jours
il y répondra : je crois, quant à moi, qu'il n'y satisfera jamais, si
négligent il est et lent en ce qui concerne tel négoce principale-
ment. Je n'espère rien qui vaille du massacre de la Floride, car c'a
été lui toujours qui l'a conseillé, et est certain, Sire, comme j'ai
su par homme qui se trouva à l'exécution, que Pierre Mélendez
a voit promis à Jean Ribaud et à ses gens les vies sauves , et qu'il
ne reeevroit aucun mal , ains les feroit honnestement nourrir jus-
qu'à ce qu'il eût réponse de l'Espagne de ce qu'il en devrait faire;
les pauvres gens ne furent pas sitôt désarmés que son lieutenant
commença par ledit Ribaud, un peu écarté des autres, lequel après
avoir dit qu'il se confessât, il tua de 7 à 8 pogniallades dans le
corps, tout le demeurant fut incontinent mis en pièces jusqu'au
nombre de 873.
De Ségovie, il d'août 1566 '.
K* 27
Déposition de Jehan Mennin, marinier, par-devant M. de
Fourquevaulx, conseiller du roy et son ambassadeur en
Espagne.
Jehan Mennin, âgé de 23 à 24 ans, natif de la Rochelle, ûls de
Guillaume Mennin , sieur du Viard , bourgeois d'icelle ville, ouï
par serment de dire vérité :
Interrogé de l'occasion pour laquelle il est en Espagne, a répondu
être venu avec la flotte de 42 navires et 2 caravelles, venues de la
Neuve-Espagne et autres lieux des Indes occidentales, au port de
Saint-Lucas , le 26 du mois d'août dernier passé , s'étant embarqué
au port de Saint-Domingue, en l'île espagnole (comme prisonnier
d'un soldat espagnol nommé Herrere, natif de Pelagos, près de
Séville), quelques jours avant la Saint-Jean.
1 Bibliothèque Impériale, suppl. fr., 2~p, n° 98, folio 363.
APPENDICE. 631
Interrogé pourquoi étoit-il prisonnier dudit soldat, a répondu
qu'au mois de mai prochain, aura 3 ans que le capitaine Jehan
du Bois faisoit des gens de guerre en la ville de la Rochelle, pour
aller sur mer à la Floride porter vivres et mener secours aux Fran-
çois, qui y étoient passés un an par avant, et lui comme jeune
homme curieux de voir le monde, s'embarqua sur une robergue,
qui s'assembla à Belle-Ile avec l'armée que conduisoit le capitaine
Jean Ribaud, et leur route fut par les Canaries et l'île Dominique,
où ils furent à l'ancre quinze jours pour faire aiguade , puis à File
de la Monne, et ûnalement à la Floride , où ils arrivèrent sur la fin
du mois de juillet , audit an , un vendredi , en nombre de 6 navires,
c'est à savoir, le navire de la Truite de Dieppe, autre nommé
Epaule de Mouton, la robergue sur laquelle il étoit, dont Jehan
du Rois étoit capitaine, du nom des autres ne se souvient.
Étant arrivés à la Floride, ils trouvèrent le capitaine Laudonnière
et autres François au fort qu'ils avoient fait, auquel furent portés
les vivres qu'ils avoient conduits sur l'armée, comme blés, vins,
biscuits, chairs salées et autres provisions nécessaires; ensemble
artillerie et munitions pour la défense du fort.
Interrogé sur quel nombre d'hommes il pouvoit y avoir sur
l'armée et dans le fort, et les noms des capitaines, a répondu
qu'ils menoient aussi des femmes, enfants et des jeunes hommes
pour travailler la terre, parmi lesquels, et tout le nombre de sol-
dats de l'armée et du fort , ils pourroient être 600 bouches* ou
environ, en tout, sous quatre enseignes : les capitaines étoient
Jehan Ribaud, Loys Ribaud, son (ils, Jehan du Rois, Gros, Rellot,
Martin, Pierre Rennat et autres, et y avoit pareillement des gen-
tilshommes de Normandie , môme un nommé le sieur de Grandpré,
lequel est encore vivant et prisonnier à la Havanne , et avec lui
un enfant de Paris nommé Jacques , le père duquel est serviteur
domestique de M. le cardinal de Bourbon.
Interrogé de raconter le fait de la prise du fort et défaite des
François , a répondu : « qu'environ quinze jours après leur arrivée
par un jeudi matin, furent découverts 25 navires qui venoient
droit an fort pour reconnoltre, lesquels Jehan Ribaud envoya son
fils dans une patache pour voir de parlementer avec eux , mais
approchant lesdits navires, lesquels étoient espagnols et portu-
gais, leur furent tirés six pièces sans vouloir autrement parler. Quoy
voyant ceux de la patache s'en retournèrent au port du fort : depuis,
432 APPENDICE.
les capitaines Jehan Ribaud et Laudonnière, s'accordèrent de
mettre des soldats dans les navires pour aller voir et savoir qui
étoient les 25 navires , et de fait les 6 navires firent voile pour
aller trouver les 25, lesquels voyant venir les 6 navires françois
droit à eux , se prirent à fuir si bien qu'on les perdit de vuef car
ils se mirent dans une rivière à quinze lieues du fort, et pouf lors
les mariniers françois s'en retournèrent au port près de leur fort,
où la tourmente survint très-grande. Quoi voyant Jehan Ribaud , et
que la tourmente augmentoit, il descendit à terre accompagné
d'un nombre de ses gens, et s'en alla au fort avec des barques,
où étant arrivé environ la minuit , la tourmente s'augmenta si fort
que les câbles des navires, qui étoient demeurés à l'ancre, rompi-
rent, dont les quatre allèrent à travers, se perdirent, et tous les
gens furent noyés, excepté trois mariniers et un garçon, tous de
Dieppe , lesquels sont en vie , captifs des Espagnols à la Havane.
Les autres deux navires , dans lesquels étoient Laudonnière et Loys
Ribaud , voyant la tempête si impétueuse , s'en allèrent à la mer,
et dura la tempête deux jours et deux nuits.
)> Cependant les navires espagnols s'étoient retirés en une rivière
à quinze lieues du fort, mirent leurs soldats à terre pour le venir
surprendre, comme ils firent, car la seconde nuit de la tempête
s'étant avancée , un d'eux qui parloit françois s'approcha de la
sentinelle, à laquelle disant qu'il étoit François, le tua, tandis que
l'autre abusé de langage se laissoit entretenir de paroles , et incon-
tinent , s'en retourna vers ses compagnons , lesquels tous ensemble
arrivèrent au fort environ minuit, et entrèrent dedans, où ils trou-
vèrent tous les François dormant, en firent belle boucherie excepté
de quelques-uns en bien petit nombre , et d'iceux furent le dépo-
sant et trois tambourins, l'un de Dieppe et les deux autres de
Rouen, et quatre trompettes, trois de Normandie et l'autre de
Bordeaux , qui s'appelle Jacques Dulac » ; des autres ne sait leurs
noms , qui sont encore à la Floride ou aux îles de par delà.
Touchant à Jehan Ribaud et environ soixante d'autres , ils furent
gardés jusques au lendemain, puis les tuèrent à coups d'épée,
ayant plutôt coupé la barbe audit Ribaud , disant la vouloir envoyer
au roi d'Espagne : ceux qui furent tués, tant dans le fort qu'à une
île qui est auprès, pouvoient être environ 350 hommes. Voyant le
capitaine Laudonnière, la prise du fort et défaite de ses compa-
gnons , s'enfuit en France avec un navire et une patache , et le
APPENDICE. 433
capitaine Loys Ribaud se retira à une rivière, à trente lieues de là,
avec un navire et avec lui 36 hommes, tant soldats que mariniers.
A ladite défaite et naufrage moururent les capitaines Jehan Ribaud,
Jehan du Bois, Gros, Martin et Renat , et beaucoup d'autres, des-
quels il ne se souvient. Les femmes et les petits enfants furent
menés à l'île de Porto-Rico ; dit aussi que le sieur de Grandpré , et
environ 17 ou 18 mariniers , sont vivants et prisonniers à la Havane*
Les Portugais étoientà la défaite autant ou plus que les Espagnols,
et ce furent ceux qui firent plus de meurtres et de cruautés. Le
fort fut brûlé le lendemain et tous les vivres qui y étoient.
Après la prise du fort, Mélendez envoya deux cents hommes jus-
qu'à une montagne, trente lieues loin du lieu de la défaite, et le
déposant alla en leur compagnie, en laquelle montagne il y a mines
d'argent, puis au bout de quinze jours le menèrent & la Havane,
où ils font un château de pierres taillées qui sera très-fort quand fl
sera achevé, et n'a maintenant, sinon trois ou quatre toises de
haut, au village ne saurait avoir qu'environ trois cents maisons,
tout ouvert, où il dit avoir vu onze François pendus; mais il ne
sauroit dire pour quelle occasion. Puis fut mené à Porto-Rique, qui
est une ville forte, auquel lieu furent portés de la Floride huit
femmes françoises et quatre petits enfants , Tune desquelles étoit
femme d'un orfèvre de Rouen, et a épousé maintenant un Porta*
gais : après fut transporté à Saint-Domingue , qui est une cité grande
et forte, vers laquelle l'on l'embarqua avec la flotte qui est naguère
arrivée en Espagne.
Dît de plus que deux navires de ceux qui étoient allés avec
Mélendez chargés de sucre et de cuir, portoient quinze ou seize
mariniers françois et lettres au roi d'Espagne, mais les corsaires
les ont pris auprès de Saint-Lucas.
Interrogé d'autres particularités sur cette affaire , a dit n'en savoir
que ce que dessus *.
N* 28.
M. de Fourquevaubc à Charles IX.
L'occasion principale de cette dépêche est afin d'avertir Votre
Majesté que tout le Portugal est en alarme pour la descente que
' Bibliothèque Impériale, soppl. fr., ^ffc, folio 472.
28
434 APPENDICE.
les François et les Anglois ont faite à l'île de Madère, au nombre
de vingt-trois navires, sous la charge du capitaine Montluc, ainsi
que Tavis reçu de Portugal au roy , le 28 du passé porte.
Je lis lendemain la susdite visite sans qu'il m'en dit rien, mais
la princesse sa sœur en est la plus marrie du monde, et toute cette
cour trouve le fait très-mauvais. L'arrivée fut de nuit et l'assaut
aussitôt , de sorte que ceux de la ville n'eurent loisir de se défendre.
Il y avoit quatorze navires portugais à la plage, car il n'y a
point de port, lesquels voulurent résister, mais leur résistance ne
dura rien , et furent pris ensemble la ville; les uns disent que l'on
y a tué beaucoup de gens sans épargner les prêtres, rompu églises,
forcé nonains , rasé moulins à sucre, et fait tous les plus grands
maux qui se peuvent faire en un sac de ville. Autres qu'ils n'ont
fait sinon saccager, mais le butin a monté 2 millions d'or, et par-
lent que les François et Anglois fortifient la ville et deux autres
lieux. Le roi de Portugal, ou son conseil, en ayant su la nouvelle,
a incontinent mis ordre d'équiper et armer les nefs et galères qui
étoient à Lisbonne en intention de les envoyer défaire et menace
de les massacrer comme ceux de la Floride; et parce que les habi-
tants de l'île étoient désarmés, ils cherchent sur leur armée de
quoi les armer. Il ne se parle d'autre chose par deçà, et est bruit
que le Roi Catholique secourera son neveu et nièce s'il en est
besoin. On discourt ici que c'est un petit commencement pour
entrée des grandes guerres qui se renouvelleront entre Votre Majesté
et ce roi , ne pouvant croire que telle descente soit sans votre man-
dement; j'ai dit et soutenu le contraire à ceux qui m'en ont parlé,
mais que cela peut arriver des occasions que les Portugais en ont
données, non-seulement à vos sujets, ains aux Anglois, usant
depuis longtemps de cruauté telle envers les uns et les autres,
qu'il n'y a eu ordre de trouver justice ni réparation à l'endroit du
roi de Portugal des torts faits à iceux : et même que des Portugais
accompagnèrent Pierre Melendez à la Floride, et furent ceux qui
firent la plus grande boucherie des pauvres François, dont la ven-
geance commence à se faire par la Madère. Or, ne saurai-je dire
si les François auront délogé, où s'ils s'opiniâtreront à tenir l'île
qui est pour son étendue la plus fertile en toutes choses qu'on
sache ; mais il est bien certain que si aucuns de vos sujets iront en
Portugal en marchandises ou autrement, ils seront maltraités;
pourquoi sera fort bon de les faire avertir par vos ports, comme
APPENDICE. £35
n'y aillent s'il est sage, et ne faut penser du moins que ce roi
n'envoyé secours pour reprendre ladite île. S'il est ainsi, que les
François la veuillent garder, car elle est de telle importance qu'ils
la pourraient défendre, qu'elle tiendrait sujette la navigation de
toutes les Indes, tant d'Espagne que de Portugal. Je mettrai en
peine de découvrir si ce roi y enverrait de ses forces, afin d'en
avertir tout incontinent Votre Majesté.
On dit qu'un Portugais, nommé Galderon, sert de pilote, conduc-
teur et guide aux François. Ne voulant faillir à dire à Votre Majesté
qu'il y a environ huit jours qu'à la Gouroigne aborda un navire
chargé d'arquebuses, arbalètes, piques, et autres armes dans des
tonneaux. L'on veut ignorer que ce fussent François qui comman-
daient le navire; mais il fut arrêté et pris, et ceux de dedans sont
vus sujets'.
De Madrid, 7 ■ombre 1566.
W 29.
Lettre de Charles IX à M. de Fourquevaulx.
Quant à ce qui concerne le fait du jeune Montluc, je vous avise
qu'après lui avoir par plusieurs fois refusé de sortir en mer, je me
laissai vaincre à la remontrance qu'il me ût faire des grandes
dépenses qu'il avoit employées en son équipage, et que son inten-
tion n'étoit que de l'employer au fait de la marchandise, dont son
père et autres ses plus proches parents , me donnoient toute sûreté ,
qui fut cause que je lui accordai son congé, mais ce fut avec
expresse défense de n'offenser, envahir ni molester le pays et
sujets du roi d'Espagne et de Portugal, mes bons frères, et autres
mes amis et alliés, ainsi que vous verrez par le double de la lettre
que j'en écrivis à son père dès le mois d'août dernier passé, que
je vous envoyé.
Depuis , ayant eu information des déprédations qu'il faisoit sur
mes propres sujets , et senti quelque vent de l'entreprise et inva-
sion qu'il a faite sur l'île de Madère, appartenant au roi de Por-
tugal, j'en ai eu tout l'ennui et le déplaisir que peut un prince qui
* Kbliotkèque Impériale, soppl. fr., *}*, n« 149, folio 494.
28.
436 APPENDICE.
ne désire que la conservation de la paix et amitié qu'il a avec les
autres princes chrétiens ses amis et alliés. Et avant la réception
de votre dépêche qui m'a plus éclairci de ladite invasion , j'avois
jà fait expédier un mandement que j'ai envoyé publier par tous les
ports de mon royaume , par lequel je déclare que je tiens ledit
Montluc, et tous ceux de la troupe, pour déprédateurs et violateurs
de paix, et commande expressément que comme tels, l'on ne
faille de les saisir et prendre prisonniers, en quelque lieu qu'ils
puissent aborder en mon royaume, avec défenses très-rigoureuses
à mes sujets de ne les aider et favoriser, ne se joindre avec eux
ou les assister, ou renforcer aucunement. Ayant davantage ajouté
à ce que dessus les autres choses que j'ai connues les plus néces-
saires à cette fin, ainsi que vous verrez plus particulièrement par
le double dudit mandement qui sera enclos avec la présente ; duquel
mandement comme de ma susdite lettre, vous ferez entendre le
contenu partout où vous verrez qu'il sera nécessaire pour justifier
la sincérité de mon intention en cet endroit , et assurer un chacun
que je suis si offensé, que si ledit Montluc peut tomber en mes
mains , j'en ferai faire telle et si exemplaire démonstration et puni-
tion, que l'on connoltra qu'il n'y a revanche de la Floride, ni
autre considération, qui me sût faire trouver bonnes telles actions,
desquelles il ne sauroit sortir qu'une altération d'amitié d'entre
moi et lesdits princes , et enfin une rupture de ce que je mets
peine d'entretenir et conserver avec si sincère intention. Par ainsi
partout où il vous en sera parlé par delà , mettez peine par toutes
les susdites raisons et remontrances, de louer l'opinion que l'on
pourroit avoir qu'il y ait eu chose si inique et malheureuse, ni de
mon commandement, ni de mon consentement; m'étant toujours
montré trop sincère observateur de ma foi et de mes promesses,
et jaloux de ma réputation pour venir à telles extrémités qui sont
plus que barbares, et de gens qui sont sans foi et sans Dieu. Et si
d'aventure l'on faisoit (sous l'occasion des déportements dudit
Montluc et de ses déprédations) arrêter les navires françois qui se
trouveront es côtes de là, poursuivez que délivrance en soit faite
d'autant qu'il ne seroit raisonnable qu'ils pâtissent pour la faute de
celui qui , comme ennemi conjuré de tout le monde , n'épargne
non plus mes propres sujets que ceux de mes amis et alliés.
Je ne sais que penser du vaisseau françois que vous me mandez
être arrivé à la Gouroigne, chargé de diverses sortes d'armes. Si
APPENDICE. b37
vous pouvez savoir qui sont les François qui le commandent, en
quel lieu ils portaient les armes , et pour quel effet vous jugerez
si vous en devez poursuivre la délivrance, et me ferez service
agréable de m'avertir de tout ce que vous en aurez app